LIVRES À VENDRE

27 avril 2008

Les hommes ont passé

Jacqueline Mabit, Les hommes ont passé, Montréal, Beauchemin, 1948, 225 pages.


Plusieurs Français, sans s’installer à demeure, ont laissé un témoignage de leur passage au Canada. Le plus célèbre, bien entendu, est Louis Hémon. Mais on peut penser aussi à Marie Le Franc, Maurice Genevoix, Maurice Constantin-Weyer... Ces écrivains se sont inspirés de leur expérience nord-américaine. Tel n’est pas le cas de Jacqueline Mabit.

Jacqueline Mabit (1919-??) a vécu sept ans au Québec. Les Hommes ont passé est son deuxième roman. Elle avait publié La Fin de la joie chez Parizeau en 1941. Vous pouvez trouver quelques détails sur les circonstances de son « passage » au Québec dans le DALFAN. J’ai quelque peu hésité avant de bloguer ce roman parce que l’action se passe entièrement en France. Mais il a fait partie de la vie littéraire d’ici, ne serait-ce qu’il a été publié par Beauchemin.

Ce roman se déroule dans un petit bled, quelque part en Normandie. « Le Cotin était un ancien hameau juché sur une de ces collines douces de pente comme il s’en rencontre en Normandie. » Le personnage principal, Hélène Marais, est une jeune fille qui est revenue vivre chez son père après ses études. Celui-ci, riche et sévère, est un homme sans joie, contrôlant, austère. Certains villégiateurs habitent aussi ce hameau pendant l’été. L’un d’eux, Philippe Barras, tombe amoureux d’Hélène au moment même où son père décède. C’est un artiste peintre. Elle l’épouse, mais leur histoire sera de courte durée. Il la quitte après l’arrivée de leur enfant. « Après sa maternité, elle était demeurée attachée à son enfant âprement comme si elle le portait encore en son sein. Et son mari, dès lors, lui était devenu indifférent. » Elle va élever seule son fils jusqu’à quinze ans. Puis, pour fuir son isolement et parce que son fils se montre très indépendant, elle décide de s’installer à Paris. Elle retrouve son ex-mari et les deux reprennent, pendant quelques années, la vie commune. Mais encore une fois, elle sera déçue. Son mari est distant, indépendant. Et elle finit par réaliser qu’il la trompe. Pour combler son immense besoin d’amour, elle décide d’enseigner aux enfants défavorisés. Elle adopte même une jeune fille, Maria, qui, pendant un moment, lui offre l’amour qu’elle a toujours cherché. Mais la jeune fille vieillit et finit, elle aussi, par s’en aller. Son mari la quitte, son fils, froid et indépendant, la tient à distance. Bref, elle est encore seule. Elle décide de rentrer au Cotin et, avec ses serviteurs, elle ouvre un petit orphelinat pour jeunes filles abandonnées. Maria et une ancienne amie viennent la retrouver. Le roman se termine sur cette note heureuse.

Ce roman serait assez ordinaire, si ce n’était le point de vue sur les hommes que développe l’auteure. Tous les hommes vont décevoir Hélène, aucun ne saura répondre à son immense besoin de donner et de recevoir de l’amour. Ceci étant dit, les personnages masculins m’apparaissent peu crédibles, surtout son fils, ce qui enlève toute force à la thèse. Pour le reste, c'est un roman très facile à lire. Si je reproche à certains auteurs de s’appesantir dans les analyses qui n’en finissent plus, ici, c’est un peu le contraire : le roman court trop vite vers son dénouement. ***

Extrait
Il faut être jeune pour sortir par un tel temps, sans autre but qu'un entretien de soi avec soi-même ! Jeune ou bien très vieux. Or, Hélène arrivait à l'âge où les plaisirs de la jeunesse deviennent jouissances de sage. Cette randonnée avait saveur à la fois d'escapade et de méditation. L'âme grande ouverte, elle goûtait le paysage, son intimité, son abandon, puis, sans effort, comme on ferme les yeux, elle songeait à sa vie.
Présents et effacés, tels les chemins qu'elle laissait après elle, les visages aimés lui revenaient à l'esprit. Aimés autrefois et aimés encore. Tous ceux qui l'avaient fait souffrir, mais ne l'avaient point abîmée; tous ceux qui avaient modelé son cœur. Son père, son mari, son fils. Trois hommes qui ne l'avaient pas comprise, parce qu'elle-même ne les avait pas compris. En somme, trois hommes qu'elle avait fuis : son père, par pudeur, son mari par maladresse et son fils par faiblesse.
Maintenant ce désir d'un compagnon était bien éteint. D'autant plus aisément éteint qu'il n'avait jamais occupé son âme avec hantise. Pour elle, l'amour n'avait pas dépassé le stade romanesque, celui du fiancé rêvé! Immédiatement il était devenu maternel.
Oui, elle était celle-là qui a toujours besoin de donner ; les seins éternellement gonflés, pour échapper au mal, à la douleur, il lui fallait laisser couler la source d'amour.
Maria, la belle aux yeux si bleus, qu'elle avait choyée avec la tendresse qu'on éprouve pour ceux qui doivent tôt nous quitter, que devenait-elle? Saurait-elle être heureuse?
Aux souvenirs des promenades d'autrefois, en compagnie de sa fille adoptive, Hélène connut l'amertume des bontés déçues. (p. 219-220)

24 avril 2008

Et la lumière fut (2)

On trouve de tout dans les livres anciens. Très souvent, ce sera la signature d'un ancien propriétaire (ex-libris), l'ex-dono d'une institution scolaire, la dédicace de l'auteur ou du donateur, des notes, des soulignements, sans oublier toutes les traces laissées par les bibliothécaires. Plus rarement, ce sera des objets insérés, puis oubliés dans le livre : une image sainte qui a dû servir de signet, une facture, un petit mot, une photographie...

Dans Et la lumière fut, j'ai trouvé trois coupures de journaux, écrites à 13 ans d'intervalle. La première datée du 9 décembre 1951 (journal non cité), une photo de l'auteure, et la seconde datée du 16 décembre 1951, une critique de Maurice Lebel, furent sans doute ramassées lors de la sortie du livre. La troisième est un long article publié dans Le Petit journal en page A42 dans la semaine du 8 mars 1964 : la journaliste Claude-Lyse Gagnon décrit les activités au quotidien de l'auteure qui vient de terminer un téléthéâtre intitulé La Mort d'Irène. L'article fait un tour de la carrière de l'auteure. Je vous présente ici les trois objets.



La critique de Lebel :

Dimanche 16 décembre 1951
Et la lumière fut

Tel est le titre imagé et biblique du deuxième roman de Charlotte Savary. Ce roman, malgré certaines faiblesses de facture et d'expression, est supérieur à ISABELLE DE PRENEUSE. Il est plus étoffé, plus mûr, mieux composé et mieux écrit qu'ISABELLE DE, PRENEUSE. Par bonheur, les personnages, à part Marie-Ange Lantier, s'expriment correctement, sans tomber dans le charabia canadien de trop de personnages de nos romanciers. ET LA LUMIERE FUT nous repose du parler populaire dont trop d'auteurs prennent plaisir à charger leurs œuvres. Ce roman ne manque pas non plus d'idées généreuses et nobles, de réflexions justes et d'observations pénétrantes.
Charlotte Savary nous introduit dans le monde de la loi et de la justice. L'histoire est centrée sur la famille Levasseur qui appartient à la haute bourgeoisie de Québec. Paul Levasseur, le héros, est avocat et fils d'avocat. Loin d'être un avocat médiocre, pour qui rien n'existe hors la légalité, il s'intéresse vivement au sort de ses clients, aux causes de leurs déboires, en un mot, aux relations entre la justice et la société. Cet avocat pense, a une âme et du cœur; ce n'est pas un code civil à deux jambes. Il s'intéresse à son frère qui quitte la famille pour faire du théâtre; à sa sœur dont le mariage est malheureux, et il se charge des enfants de sa sœur; à une cliente qui a été incarcérée pour homicide involontaire. Le bonheur lui fait défaut. Il est fait pour aimer et pour être aimé. A la fin il est heureux: il ressuscite. Le roman se termine sur le mot Résurrection. Il ouvre les yeux, il a trouvé sa voie, il est enfin maître de lui-même et de sa destinée, il a dépouillé le vieil homme.
Ce roman renferme des scènes émouvantes et pathétiques. La mort de Madame Levasseur, la fin du grand Raoul, l'entrevue de Marie-Ange Lantier et de son avocat, la grande scène de la famille Levasseur et le retour de l'abbé d'Odet, forment peut-être les événements les plus dramatiques du roman. ET LA LUMIERE FUT est un roman poignant, écrit d'une plume alerte, qui fait penser. Il ne suffit pas de RENDRE LA JUSTICE. Il faut commencer par remédier aux sources du mal dans la Société. Au reste, l'œuvre de réhabilitation incombe à chacun de nous. Notre société ne survivra pas si elle ressuscite. Chacun doit opérer en soi la résurrection.
Maurice LEBEL, M.S.R.C.

23 avril 2008

Et la lumière fut

Charlotte Savary, Et la lumière fut, Institut littéraire du Québec, Québec, 1951, 224 pages.


L’action du roman se déroule sur quelques mois. Les Levasseur, une famille de la haute-bourgeoisie de Québec, sont en crise. La mère, veuve depuis longtemps, tient les cordons de la bourse, comme une naufragée qui s’accroche à un bateau en train de couler. Même si elle est très malade, elle tient le pavé haut à ses trois grands enfants qu’elle continue de contrôler. Son fils bien-aimé, Jean, un artiste bohème égoïste, la méprise, comme il méprise toutes les femmes, et prépare son départ pour Montréal. Sa fille, Régine, de retour au bercail avec ses trois enfants, depuis que son mari a fui avec sa secrétaire au Mexique, n’a qu’un but : retrouver son mari même si elle doit le partager et le faire vivre. Quant à son autre fils, Paul, un avocat idéaliste, il tient en quelque sorte le rôle du père absent. C’est le personnage principal du roman. Encore dans la vingtaine, ayant eu quelques déconvenues amoureuses, il vit difficilement sa solitude, incapable de trouver une femme qui répondrait à ses hauts standards moraux. Il vient de quitter Simone, une jeune veuve, croyant qu’elle ne cherchait en lui que la sécurité.
Paul défend en cour criminelle Marie-Ange Lanthier, une pauvre fille accusée d’avoir tué son amant. Ce procès va susciter chez lui toute une réflexion sur l’amour, dans tous les sens du terme : l’amour entre un homme et une femme, l’amour familial, l’amour entre les humains, l’amour de Dieu.

Quand madame Levasseur meurt, Paul se retrouve seul avec les trois enfants de sa sœur, et quelques serviteurs, dont la vieille Minnie, qui joue depuis toujours la mère substitut. Il réussira à sauver Marie-Ange Lantier de l’échafaud, mais elle sera quand même condamnée à dix ans de travaux forcés, ce qu’il vit comme une défaite. Pourtant tous les événements des derniers mois lui indiquent qu’on ne peut pas vivre sans une éthique de vie dans laquelle on trouve l’amour, la bonté, la miséricorde, la compassion, la fraternité... Il finit par voir les qualités de cœur de Simone et se rapproche de la jeune femme.

C’est un roman typique des années cinquante. L’histoire donne lieu à de longues discussions sur l’ordre moral qui régit la société. Paul est à la croisée des chemins. Sa vie semble n’aller nulle part. Le spectacle que lui offrent les siens est plutôt désolant. Sa mère, abandonnée par son mari, a transformé son manque d’amour en avarice et en sécheresse de cœur. Sa sœur Régine est prête à quitter ses enfants, à sacrifier sa part d’héritage et à accepter de partager un mari qui ne l’aime pas. Son frère traite les femmes comme des beaux objets dont il se débarrasse quand il en a fait le tour. Heureusement il y a aussi la vieille servante Minnie qui leur a consacré sa vie et ses amours. Il y a aussi Louis, le copain de jeunesse et l’amoureux rejeté de Régine, devenu curé, qui témoigne en faveur de l’amour fraternel lequel, à défaut de régler toutes les injustices, rend la vie meilleure. Et il y a aussi Simone, dont il finit par découvrir les qualités de cœur. On se retrouve devant deux types de personnages : ceux qui ont décidé de tout brûler sur leur passage et ceux qui cherchent à apaiser leur mauvaise conscience en faisant appel à de nobles sentiments. Triste portrait de la grande bougeoisie.

Toute cette discussion autour de l’amour est intelligente, mais elle alourdit le roman de
Charlotte Savary au-delà de toute limite acceptable. Les personnages discutent, discutent et discutent encore, mais n’agissent pas devant nous. ***


Extrait
Notre clan rongé par l'égoïsme s'est désagrégé... Notre mère disparue. Régine partie, les enfants qui restent. La solitude s'épaissit autour de moi. Une solitude que je ne pourrais supporter si, par instant, ne la perçait un rayon de cette présence divine, qui a suivi l'entrée de Marie-Ange Lantier dans ma vie. S'il y avait eu plus d'amour entre nous... Il faut pardonner. C'est cela la charité. Ne pas juger, nul ne sait le poids du joug sous lequel les êtres succombent. L'effrayante vérité de certain visage, le masque tombé. La douleur reniée qui coule comme un filet de pus à l'intérieur, infectant tout sur son passage. Combien nous avons besoin de nous sentir aimés pour être heureux !
[...]
La pensée de Simone m'accompagne comme un remords. Fragilité de la femme qui est sa plus grande force. Elle nous laisse inquiet, nous avons peur d'être trompés. Mais où commence la duplicité, où finit la sincérité ? Des êtres différents et pourtant faits pour s'entendre et se joindre. Ce n'est pas seulement l'attrait physique, si puissant qu’il soit, qui nous porte vers la femme, mais aussi l’espoir de trouver un refuge.
L'homme tout au long de la vie garde la nostalgie des genoux maternels. L'homme né de la femme retourne à la femme... infailliblement ! Notre égoïsme destructeur, aveugle... je suis aussi le fils d'Armand Levasseur. Ce qui attire et répugne dans la femme, c'est sa faiblesse, notre pierre d'achoppement. Mais c'est nous autres, hommes, qui avons créé le mythe de la femme, l'avons modelé selon nos désirs pour mieux entretenir sa légende. Elle est ce que nous voulons qu'elle soit ! Nous sommes souvent punis de notre égoïsme et de notre sensualité: le jouet précieux se casse, la poupée se dérobe à nos caresses, lasse de sourire au commandement. De notre compagne, de celle qui partage avec nous le royaume de la terre, nous avons fait un instrument de plaisir ! Et de hausser les épaules devant la femme, rivale de l'homme, de nous draper dans la supériorité de notre intelligence, de tâter la résistance de nos biceps — Comme si l'homme et la femme pouvaient être rivaux ! Différents pour mieux se compléter en s'unissant, ils ne sauraient entrer en lutte sans rompre l'harmonie de l'Univers. La rivalité de l'homme et de la femme: idée aussi absurde que monstrueuse. L'orgueil nous égare tous. Seulement il renaît toujours de ses cendres, comme le phénix de la fable. Nous croyons naïvement l'avoir terrassé et il redresse la tête plus robuste que jamais. Cet attachement à notre jugement propre, cette foi en notre expérience, source d'injustice, peut-être ? (p. 194-195)

20 avril 2008

Tâches obscures

Reine Malouin, Tâches obscures, Québec, L’Action sociale, 1946, 160 pages.


Le recueil contient trois nouvelles, l’une étant historique et les deux autres, psychologiques. C’est une des premières œuvres de Reine Malouin qui en publiera un bon nombre. Disons d’emblée que le titre n’est pas très vendeur. L’auteur nous présente en effet trois « tâches obscures » greffées su des intrigues amoureuses.

La natte blonde
Ville-Marie, 1661. Lise de Belleville et Jean de Varenne s'aiment. Elle travaille comme infirmière auprès de Jeanne Mance et lui, comme soldat auprès de Monsieur de Maisonneuve. Ils sont amoureux, veulent s’établir sur une terre et fonder une famille. Leur projet est contrecarré quand Jean doit partir en garnison pour le fort Sainte-Anne (sur le Lac Champlain, au Vermont). Avant son départ, ils s’épousent. Ils passeront cinq longues années sans se revoir, lui rivé dans sa « tâche obscure », abandonné dans ce fort qui protège la Nouvelle-France. Quand Jean revient enfin, c’est pour mourir du « mal de terre ». Elle décide de devenir religieuse.

La tâche obscure
Hélène, fille de riches bourgeois, est malade. Elle flirte avec la dépression. Sa mère décide de l’envoyer en campagne chez sa belle-sœur. Elle rencontre Pierre Casgrain, un jeune agronome qui possède un domaine. C’est un jeune homme brillant qui a décidé de se consacrer aux travaux de la ferme. C’est en quelque sorte sa participation obscure à l’effort de guerre. Plutôt que de se battre, il produit de la nourriture pour les soldats. Au contact de la nature et de Pierre, rapidement Hélène récupère. Elle est amoureuse et, sans difficulté, elle décide de renoncer à la ville et la vie mondaine.

Génie d’un jour
Un jour, Christiane surprend une conversation de son mari dans laquelle il parle d’elle. Il lui reconnaît beaucoup de qualités, mais déplore son peu de vivacité intellectuelle. Du coup, elle décide de conquérir cet homme qu’elle aime, donc de lui démontrer que son jugement est injuste. En cachette, elle écrit et publie sous un nom d’emprunt un roman qui connaît beaucoup de succès. Son mari lit le roman et écrit à l’auteure pour la féliciter. Durant une réception, il prend même la défense du livre devant un député qui le déprécie. Christiane ne peut s’empêcher de renchérir, si bien que son mari comprend qu’elle en est l’auteure. Sa femme, sous ce nouvel éclairage, le comble.

Il me serait très difficile d’épiloguer longuement sur ces trois nouvelles. C’est vraiment des histoires d’une autre époque, avec trois femmes à la remorque des hommes, des récits moralisateurs, de peu d’intérêt. **

Voici un échange entre deux personnages qui devrait vous donner une idée du ton :

« — Hélène vous êtes une victime de la crise d'âme et de caractère qui sévit, aujourd'hui, dans tous les milieux. Comme beaucoup d'autres, vous avez commis l'erreur de confondre le plaisir avec le bonheur.
— Je le reconnais. C'est pour cela, Pierre, que je cherche à résoudre le problème de la prospérité solide, du bonheur réel. Je cherche la chose prestigieuse, capable d'enfanter l'amour, la joie et la sérénité. »

Ou encore ce petit morceau de bravoure, avec patriotisme de circonstance :

« — Je ne les méprise pas, Hélène, au contraire, j'aime leur humanité douloureuse, je souffre de leur misère et je voudrais pouvoir dire à tous ceux qui se sont trompés de route et qui n'ont pas l'énergie nécessaire pour faire les quelques pas en arrière qui leur permettraient de reprendre position: Oui, vous aviez le pouvoir et le devoir d'apprendre, d'élargir votre vie intellectuelle, mais vous aviez aussi celui de ne pas oublier vos origines, de garder jalousement ce que les autres ont forcément perdu : la race. Le véritable flambeau de la survivance française, c'est nous qui le tenons, avec ce que notre caractère a de rude, de solide, d'entêté, mais aussi avec la noblesse léguée par le passé. Notre profession n'est pas une tâche obscure, c'est une œuvre de vie, de lumière, d'amour que nous accomplissons avec orgueil et volonté pour nous, pour la Patrie, pour l'humanité !
— Pierre, la véritable noblesse d'âme est dans la vie intérieure, et vous possédez richement cette force, ce refuge, ce trésor de satisfactions invisibles, mais réelles, qui vous permet, aux heures de doute et d'angoisse, de rentrer en votre cœur, de contempler en vous ce quelque chose de vraiment grand qui affermit l'édifice chancelant du courage et qui construit l'amour. Je vous admire!
Pierre se pencha sur le visage illuminé de la jeune fille, il voulut lire dans les yeux d'ombre, l'admiration sincère en laquelle il croyait. Tout homme, quel qu'il soit, a besoin de cet encens qui monte d'un cœur aimant et compréhensif. Les prunelles de nuit livrèrent une âme si tendre et si fervente qu'il en fut ébloui. » (p. 99-100)

17 avril 2008

Le Château des illusions

Laperle-Bernier, Albertine, Le Château des illusions, Montréal, Chez l’auteur, 1949, 188 p.


Étant à l’hôpital, André demande à son ami Geoffroi Vigeant, un célibataire endurci, de le remplacer auprès de Gisèle Marion lors d’un mariage. Geoffroi connaît cette fille et n’est pas insensible à ses charmes, même s’il s’en défend, réputation oblige. Tout se passe plutôt bien entre eux, Geoffroi étant même sous le charme de la jolie demoiselle, jusqu’à ce qu’un invité, ennemi de Geoffroi, lui apprenne qu’il est l’objet d’un coup monté auquel aurait collaboré André : Gisèle aurait parié avec ses amis qu’il la demanderait en mariage en moins d’un an. Il va sans dire que Geoffroi est froissé, voire surpris qu’André et cette jeune fille, qui semble sérieuse, donnent dans de telles manigances. Plutôt que de fuir ou de faire un esclandre, il décide de jouer le jeu, voire d’en prendre le contrôle. Bien mal lui en prend, car c’est lui qui est pris au piège : il revoit souvent la jeune fille, car il en est amoureux. Leur relation est toujours un peu tendue, il va sans dire, ce que Gisèle ne comprend pas. Et un jour, il en a assez de ce qu’il considère sa fausseté : pour l’humilier, il la jette à l’eau. Elle doit regagner la rive par ses propres moyens. La rupture semble consommée, même s’il est amoureux comme jamais de sa Gisèle. Il finit par revoir son ami André, par s’ouvrir à lui et par constater qu’il était dans l’erreur. Lui et Gisèle ne l’ont jamais trahi! Comment reconquérir la jeune fille qui, d’ailleurs, semble avoir disparu? Il se rend chez ses parents et apprend qu’elle a été très malade, suite à une chute dans un lac. Il persiste, lui envoie des fleurs, lui écrit et finalement la belle Gisèle vient le rejoindre au Château des illusions, le nom de la propriété qu’un riche oncle lui a léguée.

Bien entendu, il faut lire un tel roman pour ce qu’il est. Si on accepte le jeu, une fois rentré dedans, il suffit de se laisser aller, de ranger son sens critique. C’est un roman Harlequin avant la lettre. C’est confortable comme… du sable mouvant. C’est collant... comme de la barbe à papa. J’ai omis de résumer une histoire secondaire concernant les parents de Gisèle et ceux de Geoffroi, liés entre eux dans le passé. Personne ne le déplorera, j’en suis sûr. **

Extrait
Le ciel était gris, chargé de lourdeur. « II va pleuvoir, se disait-il en regardant les nuages se masser les uns contre les autres. Bientôt plus un coin du ciel bleu n'apparaîtra. » Sans goût, Geoffroi quitta son poste et monta le petit chemin, à pas lents. Devant l'imposant tableau du colosse endormi, il s'arrêta. Il pensait à Gisèle. L'esprit très absorbé par ses souvenirs, il ne détourna pas la tête lorsqu'il entendit le souffle haletant de Pataud qui revenait se placer près de lui, guettant un geste, un regard qui se faisaient attendre.
— Pataud !... Pataud ! criait une voix qui fit bondir le sang du jeune homme.
C'est elle ! songeait-il, en se retournant vivement.
— Vous, Gisèle ! Vous, ici ! prononça-t-il, le cœur rempli d'un bonheur sans mélange.
En souriant, elle descendait vivement le chemin et, dans une attitude naturellement charmante, elle lui tendit la main. Il s'en empara passionnément. Sans même songer aux conséquences de son acte, ivre de joie, il l'attira doucement. Un long moment, il la tint enlacée sur sa poitrine, sentant battre son cœur. La tête appuyée sur les beaux cheveux de soie, qui embaumaient ses lèvres d'une suave odeur de lilas frais, il murmura :
— Je savais que vous viendriez. Je vous attendais.
— Pourquoi avoir tant retardé à écrire cette lettre? dit-elle, d'un ton boudeur en le forçant doucement à dégager son étreinte.
— Pourquoi ! Mais je croyais que vous me détestiez ! Je croyais vous avoir perdue à jamais. Ah ! Gisèle, vous ne savez pas combien je suis heureux de vous voir là près de moi. C'est le plus beau jour de ma vie. Venez ... vous asseoir là, fit-il, en l'entraînant vers un banc rustique. Il l'attira tendrement dans ses bras.
Elle souriait des yeux.
— Moi ! vous détester ... murmura-t-elle.
— Vous me pardonnez ? ...
— Je n'ai pas à vous pardonner. Vous avez agi en croyant me remettre une blague que je n'ai pas commise, il est vrai... mais vous étiez sincère.
— Comment ! Vous savez donc que ? ...
— J'ai rencontré votre ami André, par un pur hasard, dans un thé chez Madame Orner Marignan, il m'a tout raconté.
—Comment !...
— Chut! fit-elle, en lui posant un doigt sur les lèvres. J'ai promis le secret. Il vous savait malheureux à cause de moi. C'est un brave cœur.
— Je vous aime Gisèle !
— Je vous aime aussi, fit-elle, en lui offrant ses lèvres pour un premier baiser.
Il sentait monter en lui un bonheur ineffable, basé sur son amour infini pour celle qu'il tenait tendrement blottie contre son cœur. (p. 185-187)

14 avril 2008

La Baie

Damase Potvin, La Baie, Montréal, Edouard Garand, 1925, 87 pages.


Ce roman est en quelque sorte la première ébauche de La Rivière-à-Mars, roman que j’ai déjà blogué. Potvin raconte la même histoire, celle de la colonisation de la Baie. Seuls les noms des personnages ont changé. Le héros, dans La Baie, c’est Phydime Gaudreau. C’est aussi lui le narrateur. L’histoire est présentée sous la forme d’un retour en arrière.

Le premier chapitre présente sa naissance et le dernier, son décès. Entre les deux, rien de trop surprenant : ses courtes années d’école, son travail à la ferme, son mariage, son établissement sur la terre paternelle, l’arrivée de ses trois enfants, la mort de son fils le plus jeune, celui qui aimait tant la terre, l’abandon de ses deux autres enfants. Sa fille ayant épousé un ouvrier d’usine et son fils, ayant fui aux États-Unis, il se résout à vendre sa terre et déménage au village avec sa femme qui meurt bientôt. Abandonné de tous, il décide alors de retourner vers le pays d’où sont venus ses ancêtres, c’est-à-dire Charlevoix. Il y mourra. Ce mince fil narratif est entrecoupé de scènes dans lesquelles Potvin raconte certains faits divers, parfois d’intérêt ethnologique : l’orignal surpris en compagnie des vaches, le supplice des mouches, l’arrivée de la première maîtresse d’école, la pêche, les bleuets, la « Société des 21 », l’importance du cheval et du chien, le grand feu de 1846... La plupart de ces événements figurent aussi dans La Rivière-à-Mars.

Est-ce véritablement un roman? Disons que la composition est assez simpliste. Chacun des chapitres, surtout dans la première moitié du roman, est composé de deux ou trois sous-parties, lesquelles ont plus valeurs ethnologiques que romanesques. Encore une fois, Damase Potvin enfonce le même clou : restons chez nous, sur nos terres, loin des villes. Même Chicoutimi ne trouve pas grâce à ses yeux. C’est tout dire! **½

Extrait
Dans ce temps-là, des steamboats de la Compagnie Richelieu « Ontario, dé Montréal, avaient commencé un service de navigation entre Montréal, Québec et le Saguenay. Un de ces bateaux venait deux fois par semaine à Chicoutimi et passait, quand la marée adonnait, par la Baie des Ha ! Ha ! Il s'arrêtait à Saint-Alphonse où on avait commencé la construction d'un quai. C'était la fin de l'isolement où nous étions depuis la fondation de Saint-Alexis. Vous pensez si tout le monde fut content de ce service. Les steamboats arrêtaient, en passant dans le Saint-Laurent, aux quais de la Malbaie et de la Baie Saint-Paul. Dans moins de deux jours nous pouvions aller dans les paroisses de Charlevoix et à Québec dans un peu plus d'une fois vingt-quatre heures. Et on pouvait voyager ainsi dans de vraies maisons où il y avait toutes les commodités imaginables. Ah ! on était loin de notre première goélette !
Aussi, Saint-Alexis et Saint-Alphonse s'étaient mis à prospérer que c'en était une vraie bénédiction. Nos terres prenaient de la valeur à vue d'œil pour la bonne raison que l'automne nous pouvions envoyer plus facilement les produits de nos récoltes sur les marchés de Québec. Quel chemin dans cinquante-cinq ans ! Nous autres, de la première goélette, on pouvait pas croire qu'à la place du gros village de Saint-Alexis et de cette belle paroisse de Saint-Alphonse qui s'étendait de l'autre côté de la Rivière-à-Mars on ne voyait autrefois que du bois avec des petites clairières de trois ou quatre arpents carrés qui étaient le commencement de nos terres. La terre était bonne et riche tout alentour de la Baie et nos lots quasiment tout défrichés et qui n'étaient pas appauvris par de trop longues cultures, produisaient sans bon sens. On envoyait, chaque automne, à Québec, des quantités de grains, de foin, de patates, des volailles et du bétail. On s'était mis à l'industrie laitière et on vendait aussi beaucoup de fromage et de beurre. On comptait déjà quatre fromageries et une beurrerie dans la Baie. Le fromage se vendait quatre à cinq sous la livre, et le beurre dix à douze. Et c'était du bel argent comptant qu'on recevait, chaque mois, pour ces produits.
L'hiver, on continuait de faire du bois que l'on pouvait toujours vendre facilement aux Price; et c'était encore, au printemps, de l'argent. Et malgré tout ça, le croirez-vous, on souffrait encore de la maladie maudite des États-Unis. Des familles entières même partaient, à chaque saison, de Saint-Alexis et de Saint-Alphonse, pour s'en aller travailler dans les facteries du Maine ou du Vermont. J'ai jamais compris cette maladie-là, moi, surtout quand les steamboats de la Richelieu nous rendaient la vie si plaisante. (p. 68-69)

Damase Potvin sur Laurentiana
Contes et croquis
L’Appel de la terre
La Baie
La Rivière-à-Mars
La Robe noire
Le Français
Le Roman d’un roman
Restons chez nous
Sur la Grand’route

11 avril 2008

Les mille abeilles...

Voici l’un des plus courts poèmes des Îles de la nuit. Il n’a ni la luxuriance métaphorique, ni l’ample tirant que l’on retrouve dans beaucoup de poèmes. Par contre, il est très représentatif de l’aspect quelque peu hermétique de cette poésie. Le sens est toujours un peu voilé, suggéré. Bien entendu, la lecture de ce poème, la mienne, est en partie conditionnée par ma compréhension d’ensemble du recueil.


LES MILLE ABEILLES…
Les mille abeilles de ta paupière
Cette chevelure jusqu'à ton doigt bagué
Ce qui hier existait
Ce qui nous est aujourd'hui accordé

Tout nous dépasse et nous vole
Ah rayons muets du moment
Clefs de ta geôle
Pur front de ton tourment

Rien n'est plus parfait que ton songe
Tu t'abîmes en toi et tu crées
Le paysage ultime de ta beauté

Tout le reste est mensonge



Strophe 1
Les deux premiers vers éluardiens nous laissent penser qu’on lira un poème d’amour, impression induite par les mots « paupière », « chevelure » et « doigt bagué ». Images de beauté, de vivacité, d’opulence. « Mille » abeilles s’activent et la chevelure est si fournie qu’elle rejoint le doigt qui, lui, est bagué. Vision de la femme qui allie beauté et engagement durable (« le doigt bagué »). Pourtant, dans les deux derniers vers, on apprend que cette beauté a été perdue, qu’il n’en subsiste plus qu’une part, ou qu’une jouissance limitée (« existait » et « accordé »).

Strophe 2
Il suffit de relever certains mots pour prendre l’exacte mesure de la deuxième strophe : « dépasse, vole, muets, geôle, tourment ». Mots qui dessinent le paysage intérieur du poète, qui impliquent dépossession, isolement, enfermement et souffrance. Le temps a fait son œuvre. C’est lui le maître du jeu, c’est lui qui a dénaturé le bonheur ancien : « Tout nous dépasse et nous vole ». Tout se passe comme s’il n’émanait rien du présent (« rayons muets du présent »), comme si le présent privé d’une partie du passé n’avait plus de rayonnement. Apparaît aussi dans cette strophe un « tu » qui remplace le « nous » et qui singularise le petit drame qui se joue devant nous. Que désigne ce « tu »? La femme de la première strophe? C’est peu probable. Ne serait-ce pas plutôt une auto-interpellation?

Résumons-nous. La perte du passé, l’effet ravageur du temps ont détruit un bonheur ancien, lié à la présence féminine. Ce passé perdu pèse tellement sur le présent qu’il emprisonne (« clef de ta geôle ») le poète dans son tourment.

Strophe 3
Grandbois oppose le réel à l’imaginaire. Pour fuir un réel décevant, pour apaiser son tourment, le poète a recours au songe, c’est-à-dire à l’imaginaire. Le pouvoir créateur de l’imagination semble illimité; par contre, le poète est conscient que cet exercice pose problème, ce dont témoigne le mot « abîmes » : ce repli sur soi apaisant est aussi un gouffre.

Strophe 4
Chez Grandbois, la dernière strophe tombe souvent comme un couperet, comme une chute. C’est le cas dans ce poème. Le poète accepte orgueilleusement sa position instable, adoptant une attitude de défi, pourrait-on dire. Il se réfugie dans une solitude hautaine.

Alain Grandbois sur Laurentiana
Avant le chaos
Les Îles de la nuit
« Les mille abeilles »
Rivages de l’homme

Né à Québec

9 avril 2008

Les Îles de la nuit

Alain Grandbois,
Les Îles de la nuit, Montréal, Parizeau, 1944, 135 pages (Illustré de cinq dessins de Pellan
)

Nous tenons ici un livre-phare de la littérature québécoise. Il valut à l’auteur le prix David. En plus, l’édition de Parizeau est très soignée et les dessins de Pellan ajoutent à la valeur du recueil. Les Îles de la nuit comptent 28 poèmes, dont plusieurs méritent de figurer dans toute anthologie de la littérature québécoise qui se respecte. Ce recueil contient les Sept poèmes d’Hankéou, petit livre mythique publié en Chine en 1934, dont seuls quelques exemplaires nous sont parvenus, l’essentiel du tirage ayant été perdu dans un naufrage.

Bien malin qui pourrait expliquer chaque vers, chaque image de ce recueil, dense, métaphorique. La poésie de Grandbois est tout en images. Autant Garneau traduit son mal-être dans un style dépouillé, autant Grandbois le fait dans l’exaltation langagière. Grandbois aime beaucoup les figures d’insistance, entre autres l’anaphore et la répétition, ce qui fait dire à certains commentateurs que sa poésie ressemble à des litanies et que ses vers sont des versets.

Comme toutes les grandes oeuvres poétiques, celle de Grandbois exige une certaine fréquentation. Sa poésie est difficile, surtout dans Les Îles de la nuit, car elle n’est pas tellement incarnée, bien que très sensuelle. Le monde que le poète a parcouru n’est jamais nommé, mais plutôt réduit à un certain nombre d’archétypes : l’île, le rivage, le ciel, la mer; le minéral et le végétal. Et il y a toutes ces variations atmosphériques : la pluie, le brouillard, l’orage, le soleil du midi… Toutes ces femmes qu’il a rencontrées se dissolvent dans l’évocation archétypale de l’amour. Et l’univers temporel est régi par des balises peu précises : le passé, le présent, le futur; la nuit, le jour, l’aube, l’aurore. Voilà donc, à vue de nez, ce qu’il en est du matériau de l’œuvre.

On est très loin de toute forme de régionalisme, bien qu’il soit possible d’associer le sentiment d’impuissance qui traverse le recueil à une certaine atmosphère d’angoisse bien présente autour de la Seconde Guerre mondiale, renforcée au Québec par ce qu’on va appeler la Grande Noirceur. Grandbois n’a pas désavoué son appartenance à la « poésie de la solitude », catégorie dans laquelle il voisine les Saint-Denys Garneau, Anne Hébert, Rina Lasnier... Mais cette poésie n’a pas besoin d’être lue en référence au contexte social. L’auteur aborde des thèmes universels, tels l’amour, la souffrance, la mort, le voyage. Sous le couvert d'images flamboyantes, il traduit un cheminement personnel, intime, spirituel, une recherche angoissée du sens de l’existence.

J’aurais envie d’utiliser cette image un peu pompeuse pour décrire la poésie des Îles de la nuit : c’est une poésie de l’élan refréné. D’où vient ce refrènement? De l’hostilité du monde? De la perte du bonheur originel de l’enfance? De la méchanceté humaine? De la vanité de tout espoir puisqu’il y a la mort? De l’impossible escale dans le temps ? D’un peu tout cela sans doute.

« Je suis comme un désir figé parmi les îles de la nuit » Il y a très peu d’îles dans la nuit de Grandbois. L’enfance fut l’une d’elles. « Les musiques de l'enfance / Se sont-elles jamais tues / De l'autre côté du monde / Avec là-bas ton ombre qui s'efface ». On peut dire que tout bonheur se mesure à l’aune de ce bonheur ancien, près de la mère, dans une nature bienveillante. Pour Grandbois, le Temps, c’est l’ennemi. Toute intimité heureuse est détruite par le passage du temps. Vient un moment où même le recours à la mémoire est compromis : « Ô Vous tous sur ce chemin perdu de mon passé / Je fais appel à vous de toutes mes blessures ouvertes ». Une autre « île » dans sa « nuit », c’est l’amour, parfois associé à l’enfance d’ailleurs. « Avec ta robe sur le rocher comme une aile blanche / Des gouttes au creux de ta main comme une blessure fraîche / Et toi riant la tête renversée comme un enfant seul // Avec tes pieds faibles et nus sur la dure force du rocher / Et tes bras qui t’entourent d’éclairs nonchalants / Et ton genou rond comme l’île de mon enfance ». L’amour contient à la fois la plus haute allégresse et sa propre perte, car il est soumis au pouvoir dissolvant du temps. Mais c’est ce moment de bonheur fugace, ou son simple rappel, qui lui permet de contenir, ne serait-ce momentanément, sa détresse. « N'étions-nous pas partis lestés d'étoiles étincelantes / Nos sourires dans nos gorges comme des anneaux de fiançailles / Nos doigts comme des oiseaux tremblants / Nos yeux vissés plus loin que les éternités. » Voilà pour les îles.

Et la « nuit »? Comme on vient de le mentionner, c’est d’abord le temps destructeur. C’est lui qui explique le perpétuel corps à corps avec le présent, ce regard décalé sur les êtres et les choses, cette désillusion tenace face à tous projets humains. Grandbois a tellement aimé le voyage, et pourtant toutes ses pérégrinations semblent bien inutiles, comme si l’aube ou le rivage n’existaient pas. « Ah toutes ces rues parcourues dans l'angoisse de la pluie / Mes pas poursuivant la chimère d'un asphalte luisant et sans fin ». Un autre aspect de la « nuit » du poète, c’est le sentiment d’étrangeté, cher aux existentialistes, que l'humain ressent face à l’univers. Ce dernier est hostile, l’homme est pris dans une tourmente, à la merci des éléments. Et le monde que l’homme construit n’est pas mieux : les grandes villes minérales sont froides, on ne peut que s’y perdre : « J'étais l'animal haletant dans mille corps et les villes se succédaient / Les rues de mille villes se succédaient toutes pareilles ».

Alors que sont ces « îles de la nuit »? Quelques petits morceaux de bonheur dans sa « nuit » désespérée, des moments d’accalmie dans cette grande traversée orageuse, un peu d’enfance soleilleuse, de courts passages amoureux, la tendresse d’une mère. Bref, de bien maigres résistances face aux puissances de destruction que sont le temps et la mort. « Car l'heure parfaite n'est pas dans le temps assez reculée / Car le plus secret des astres n'est pas dans l'espace assez lointain / Pour que morte la Mort et morte son ombre / Elle ne puisse nous saisir ».

Alain Grandbois sur Laurentiana
Avant le chaos
Les Îles de la nuit
« Les mille abeilles »
Rivages de l’homme

Né à Québec





7 avril 2008

Marie-Didace

Germaine Guèvremont, Marie-Didace, Montréal, Beauchemin, 1947, 282 pages.


Ce roman, divisé en deux parties, est la suite du Survenant

Le Survenant parti, une Survenante l’a remplacé. En effet, le père Didace, espérant avoir un « vrai Beauchemin » dans sa lignée, a épousé l’Acayenne Blanche Varieur. Une fois de plus, Amable et Phonsine se sentent menacés. Phonsine, enceinte, avec ses faibles moyens, essaie de rivaliser avec l’étrangère, mais elle ne fait pas le poids. Quant à Amable, il pleure sur son sort comme un enfant. Les deux craignent que l’Acayenne leur souffle l'héritage. Les choses s’enveniment sans cesse. Didace et son fils en viennent presque aux coups. Amable n’a plus le choix, il doit poser un geste d’éclat : il décide de quitter la maison pour forcer le père Didace à lui faire donation. Il se rend à Montréal pour travailler comme débardeur et, meurt dans un accident. Au même moment, Phonsine met au monde une petite fille prématurée qu’on prénomme Marie-Didace.

La deuxième partie nous amène six ans plus tard. Le bonheur semble de retour. La petite Marie-Didace fait la joie de son grand-père. Seule Phonsine continue de ronger son frein. Puis, en l’espace de quelques semaines, tout bascule. Didace meurt, ce qui donne l’une des plus belles pages du roman : «En retournant auprès de son père, Marie-Amanda s'arrêta, stupéfaite, au seuil de la chambre. Sur la courtepointe, un rayon d'ambre et d'or dansait. À la lueur du couchant, la tête de l'ancêtre flamboyait. Les traits affinés, le regard tourné vers le ciel en feu, Didace semblait ébloui. Un voilier de canards noirs traversa le rectangle lumineux. Aucun muscle ne vibra sur le visage du mourant. Marie-Amanda comprit que son père ne voyait plus clair.» Trois semaines plus tard, l’Acayenne meurt à son tour. Phonsine, se sentant coupable de la mort de celle-ci, sombre dans la folie. Il ne reste que Marie-Didace... et Angélina pour s’en occuper. La lignée des Beauchemin va s’éteindre.

Si Le Survenant était plutôt le roman des hommes, Marie-Didace sera celui des femmes. Dans la première partie du roman, la lutte entre Phonsine et l’Acayenne, l’intégration de l’Acayenne au Chenal-du-Moine et le deuil d’Angélina sont les événements qui animent le récit. Le Survenant parti, Phonsine est pour ainsi dire le personnage principal. Sous la plume de l’auteure, l’Acayenne devient rapidement un personnage bien campé, complexe, à moitié sympathique. On comprend qu’elle a épousé le père Didace par besoin de sécurité. Selon Phonsine, elle serait la plus détestable des femmes. Pourtant, les autres voisines et même Marie-Amanda vont la défendre, ce qui donne au lecteur un personnage tout en nuances.

Le survenant est encore très présent dans le roman. On pense qu’il a changé le cours des choses, et pas pour le mieux : « Le Survenant n'avait pas porté bonheur aux Beauchemin. Vrai, sa puissance magnétique n'avait plus guère de reflet sur eux ; mais le sillon de malheur qu'il avait creusé inconsciemment autour de leur maison, six ans plus tard le temps ne l'avait pas encore comblé. » À la fin du roman, Angélina croit le reconnaître dans une photo publiée dans le journal qui le présente comme un « Glorieux disparu ». Mais est-ce bien lui ? « "Enfin", pensa-t-elle, "il a trouvé son chemin. Il est rendu. " Un grand soupir lui échappa. Et elle pensa encore "II sait maintenant comment je l'ai aimé !" Aussitôt elle se chagrina d'avoir pensé à lui au passé. Et elle se sentit veuve. Un sentiment de fierté lui fit redresser la tête. Désormais, au lieu de l'humiliation de la vieille fille rejetée, elle porterait en sa personne la dignité d'une veuve. […] Tout de même, l'infirme eût aimé proclamer à tous les vents, au Chenal du Moine, que le Survenant avait fait sa part, qu'il était mort à la guerre, "les yeux au ciel, fier de repartir voir un dernier pays", en glorieux, comme il l'avait promis, non pas en trimpe, tel qu'on le lui avait prédit. Elle se tairait. On ne saurait rien de lui. Son silence serait sa revanche sur le vaste monde.... »

Ce que j’aime de Guèvremont, c’est qu’il n’y a rien de plaqué, comme c’est si souvent le cas dans les romans du terroir. Ici, pas de digressions, pas de morceaux de bravoure et surtout pas de thèse. Bien sûr, on assiste à la fin des Beauchemin, bien sûr on sent que le vieux terroir québécois agonise, mais l’auteure n’est là ni pour condamner, ni pour la nostalgie, ni pour les regrets, ni pour faire une quelconque démonstration. Elle décrit des êtres humains, leurs drames, leurs mesquineries, leurs faiblesses, leur générosité, leurs rêves, leur richesse, leur recherche du bonheur. Ce sont les commentateurs qui ajoutent les explications socio-historiques. En ce sens, Le Survenant et Marie-Didace, si identifiés à un petit hameau soient-ils, sont plus universels que bien des romans qui évitent toute couleur locale. ****½

Germaine Guèvremont sur Laurentiana
Le Survenant
Marie-Didace
En pleine terre


L’édition parisienne 

5 avril 2008

Le Survenant (coupures)

Germaine Guèvremont, avant sa mort, a apporté un certain nombre de modifications à son roman. Entre autres, elle a supprimé deux pages dans le dernier chapitre, lorsque Didace va rencontrer le curé Lebrun pour discuter de son futur mariage. Vous le savez, le curé veut l'intéresser à un article paru dans un vieux journal retrouvé par hasard. Dans la version originale, on avait droit à l'article et il se lisait comme suit :


HÉRITIER RECHERCHÉ

La déposition du testament olographe de feu Malcolm McDowey, au greffe du protonotaire du district de Québec, a révélé que la famille Espéry de Lignères est à la recherche d'un de ses membres disparu depuis près de huit ans, Malcolm-Petit, légataire principal de M. McDowey.

La succession McDowey est l'une des plus importantes, vues à Québec, en ces dernières années. Elle comprend d'immenses concessions forestières et des scieries. Cet empire industriel fut édifié par feu Malcolm McDowey qui vint au Canada d'Écosse, soixante-dix ans passés. Le jeune émigrant n'atteignait pas alors la vingtaine. Comme à tant de ses compatriotes, la forêt canadienne lui fut un enchantement. Associé d'abord à Abraham Petit durant les luttes épiques qui suivirent l'abolition des lois mercantiles, il fit preuve du sens des affaires de ceux de sa race et la société Petit & McDowey devint l'une des plus considérables du pays. Beaucoup plus jeune que Petit, McDowey en épousa la fille unique. De cette union naquit une fille qui épousa le seigneur Espéry de Lignères, lequel mourut peu d'années après ce mariage, laissant une fille et deux fils, Charles et Malcolm-Petit. Mme de Lignères succomba elle-même, à un âge peu avancé. M. McDowey décédait, il y a quelques mois, dans sa quatre-vingt- dixième année.

Cette nouvelle rappellera sans doute des souvenirs à ceux dont la jeunesse s'écoula dans la capitale, autour de 1900. Malcolm Petit de Lignères -- ou Marc Delignères comme il signait démocratiquement -- reste une des figures les plus pittoresques des débuts du siècle. Élevé par son aïeul Malcolm McDowey dont il était le petit-fils préféré, il débuta dans la vie sous les plus heureux auspices. Après avoir suivi les leçons particulières d'un précepteur, il passa directement à l'étude du droit à l'Université McGill où il se distingua tant par ses exploits dans tous les sports, boxe, lutte, rugby, hockey, que par les hautes marques qu'il décrocha dans la plupart des matières.

Quelques mois avant de terminer son droit au grand scandale des autorités il abandonnait ses études et épousait une jeune Québécoise issue d'une famille égale à la sienne. Malcolm de Lignères se lança alors dans le journalisme politique. On lui prédisait un brillant avenir comme journaliste et comme politique. A toutes les réunions, il était ce que nos grands-pères nommaient un « lion ». Tout lui réussissait.

Puis, un jour, il y a près de huit ans, Malcolm de Lignères disparut, sans raisons apparentes. Des personnes dignes de foi prétendent l'avoir reconnu à divers endroits du pays, et même de l'étranger, mais dans des situations qui laissent rêveur.

Malcolm-Petit de Lignères serait-il atteint d'amnésie ? C'est l'opinion de sa famille. Voici la description qu'on peut faire du disparu: âgé d'une trentaine d'années, mesurant cinq pieds, onze pouces et pesant environ cent quatre-vingts livres. Il a les cheveux roux, les yeux pâles et le nez irrégulier.

Une généreuse récompense est promise à qui fournira au sujet du disparu des renseignements sérieux. On est prié d'adresser toute correspondance à case postale 243, Haute Ville, Québec.

4 avril 2008

Le Survenant

Germaine Guèvremont, Le Survenant, Montréal, Beauchemin, 1945, 262 pages.
(L’auteure a remanié cette version juste avant sa mort en 1968.)


Les Beauchemin habitent au Chenal-du-Moine, en face des îles de Sorel, depuis plusieurs générations. Ils cultivent une terre qu’ils se sont transmise de génération en génération. Le père Didace, le patriarche, a perdu sa femme voici un an. Quelques années auparavant, c’est son fils Éphrem qui s’était noyé. Il se retrouve seul avec son fils Amable et sa bru Phonsine, deux êtres plutôt falots, et il ne voit pas comment ceux-ci pourraient maintenir la tradition des Beauchemin au Chenal-du-Moine.

C’est dans ce climat délétère qu’un soir d’automne un étranger frappe à leur porte. Comme il refuse de se nommer, on le surnomme le survenant. Le père Didace a tôt fait de constater que cet étranger, en plus d’être un bon travaillant, est un gai luron qui met de la vie dans une maison. Il s’attache à lui et l’invite à rester. Durant l’hiver, la maison ne désemplit plus : tous les habitants du Chenal-du-Moine, subjugués par le charme et les connaissances de l’étranger, viennent l’entendre parler du vaste monde. Il faut dire qu’on est au début du vingtième siècle et que ces paysans ne connaissent rien d’autre que leur petit patelin.

Angélina Desmarais, une fille du voisinage affligée d’une légère claudication, une fille sérieuse et pas très délurée, une fille qui a refusé tous les prétendants qui lorgnaient davantage la terre qu’elle recevra en héritage qu’elle-même, tombe aussi sous le charme du personnage. Contre toute attente, il répond à son sentiment, sans doute attirée par la marginalité de cette fille. L’hiver et le printemps passent. Le survenant ne cesse jamais d’étonner tout le monde : il construit un canot au père Didace, répare des meubles, remet à sa place le « coq du village » et s’impose même contre un lutteur de cirque. Il serait un véritable héros, si ce n’était qu’il avait un vice : il boit! Il entraîne les jeunesses du rang, et même le père Didace, dans ses virées à Sorel. Désolé de voir que le père Didace n’aura peut-être pas de descendant, il lui présente une femme, une étrangère, une Acayenne, femme d’ailleurs que Didace s’apprête à épouser à la fin du roman.

Pour le survenant, l’heure du choix finit par sonner. Angélina, qui s’est attachée à lui, lui offre sur un plateau d’argent la terre des Desmarais. Le père Didace, qui le considère pour ainsi dire comme son fils, est prêt à l’aider à intégrer sa communauté. Par contre, il y a tous les autres, ceux-là même qui courent l’entendre et qui, derrière son dos, le méprisent : ils se sentent bousculés par ce « Grand–Dieu-des-routes » qui remet en cause leur mode de vie séculaire. Le survenant hésite. Rester ou partir? «S’il reste, c’est la maison, la sécurité, l’économie en tout et partout, la petite terre de vingt-sept arpents, neuf perches, et le souci constant des gros sous...» «S’il part, c’est la liberté, la course dans la montagne avec son mystère au déclin. Et tout à coup : une sonnaille au vent. Le jappement d’un chien. Un tortillon de fumée. Une dizaine de maisons. Des visages étrangers. Du pays nouveau. La route. Le vaste monde...» Il voit bien toutes les concessions qu’il lui faudra faire. Il vient bien près de céder, mais l’appel de la route est plus fort. Il préfère sa liberté. Un matin, sans même un mot d’adieu pour Angélina et le père Didace, il ramasse son « paqueton » et disparaît à jamais.

C’est un grand classique de notre littérature et c’est bien mérité. Ce n’est pas original sur le plan esthétique mais, au plan des idées, le roman marque une avancée par rapport à ses prédécesseurs. Germaine Guèvremont oblige en quelque sorte le lecteur à éprouver de la considération pour le marginal. Le survenant n’est pas un paria, un déserteur. C’est le personnage le plus important, celui qui donne son titre au roman et, tout héritier des coureurs des bois qu’il soit, il est ancré dans le présent, celui des villes. En d’autres mots, l'auteure suggère qu’il puisse y avoir d’autres modes de vie, que la tradition doit évoluer, tout en conservant une sympathie pour l’univers paysan. C’est cet équilibre qui avait trop souvent manqué à Damase Potvin et à tous ses épigones. On aime le survenant, mais aussi ces sédentaires plus ouverts que sont Angélina et Didace. Il y a la terre ancestrale mais aussi le vaste monde.

Trois autres éléments méritent d’être signalés pour expliquer la grande réussite du roman. D’abord, les personnages sont plus vrais que nature : le survenant, Didace, Amable, Phonsine, Angélina, Marie-Amanda, les Provençal, les Salvail, David Desmarais. Tous les personnages principaux ont une certaine complexité, jamais ils ne sont caricaturés, jamais ils ne sont des pantins dans les mains d’un romancier : ils ont une personnalité, des valeurs, un physique… Pour tout dire, Guèvremont nous fait oublier que ce sont des personnages fictifs. Le second élément, c’est la description exceptionnelle d’un milieu physique tout aussi exceptionnel, les îles de Sorel, le Chenal-du-Moine, sa faune et sa flore, à la fois milieu agricole et marin, domaine des agriculteurs sédentaires et des chasseurs nomades, milieu d’enracinement et d’évasion. Enfin, il y a l’écriture de Germaine Guèvremont, une écriture sensible à la couleur locale, toujours juste, jamais sur-écrite, bien rythmée, tantôt poétique, tantôt réaliste : « Le lendemain, à la sortie de la messe, Angélina, le cœur encore serré, s'achemina vers sa voiture, n'osant parler à qui que ce soit, sur le perron de l'église, ni lever la vue sur personne. Tout à coup elle s'arrêta, éblouie ; éblouie et à la fois effrayée de se tromper. Son cœur battait fort contre sa poitrine comme pour s'en échapper et courir au-devant du bonheur. Elle le comprima à deux mains et écouta : dans le midi bleu, un grand rire clair se mêlait à la cloche de l'angélus et les deux sonnaient l'allégresse à pleine volée. Angélina tourna légèrement la tête. Parmi un groupe de jeunes paysans habillés d'amples complets de drap noir, coiffés de casquettes beiges et chaussés de bottines bouledogues, selon la mode du jour, la figure colorée du Survenant, les cheveux roux au vent, tranchait sur le rideau de ciel pur. Il aperçut Angélina ; de sa démarche molle et nonchalante, il s'avança vers elle. » 


Comme tous les romans parus chez Beauchemin, Le Survenant est publié à compte d'auteur. Il a connu une carrière internationale. En 1946, il paraît aux éditions Plon à Paris. En 1950, le roman, accompagné de Marie-Didace, est traduit et publié au Canada anglais et aux États-Unis sous le titre The Outlander, et à Londres sous celui de Monk’s Reach.

2 avril 2008

Cécile Chabot


conférences, section Ottawa-Hull

Cécile Chabot est née à L'Annonciation en 1907 et est décédée à Montréal en 1990. Elle a étudié à l'École des arts et métiers et à l'École des beaux-arts de Montréal. Elle a travaillé au Département des Archives nationales de la Province de Québec, elle a écrit plusieurs textes pour des revues et Radio-Canada. Elle a publié des livres (contes et poésie) qu’elle a elle-même illustrés : Vitrail (1939), Légende mystique (1942), Paysannerie : conte des rois (1944), Imagerie : contes de Noël (1944) et Le Cheval vert (1961). Elle a aussi illustré des livres d’autres auteurs, comme  En pleine terre  de Germaine Guèvremont.

1 avril 2008

En pleine terre

Germaine Guèvremont, En pleine terre, Montréal, Paysana, 1946, 156 pages. (Illustré par Cécile Chabot) (1re édition : 1942)

Dans ce recueil, l’auteure a rassemblé dix-huit courts récits, qu’elle avait déjà publiés dans la revue Paysana entre 1938 et 1941, revue à laquelle elle collaborait. Pour leur donner une cohérence, elle les a remaniés, entre autres en fixant le nom des personnages. Certains récits s'apparentent au conte, d'autres à la nouvelle ou même au poème. Quatorze d'entre eux ont pour décor le Chenal du Moine avant l’arrivée du Survenant. Tous les principaux personnages de l'univers de Guèvremont sont déjà là, à l'exception du Survenant et d'Angélina. Certains personnages évoqués dans Le Survenant (Mathilde, l’aïeule et Éphrem) vivent encore. Au début du recueil, Marie-Amanda n’est pas mariée et habite la demeure parentale. Didace a même une autre fille, Alix. Deux personnages sont différents au point de vue du caractère : Amable est un homme dans la tradition des Beauchemin et Phonsine, la maîtresse d’école, semble avoir une assez forte personnalité. Voici un aperçu des quatorze récits qui ont pour décor le Chenal du Moine. (Voir les illustrations de Cécile Chabot)

« Chauffe le poêle »
C’est Noël. Amable a demandé en mariage Alphonsine Ladouceur, la maîtresse d'école. La jeune fille lui demande d’attendre un an : elle part en ville. Amable en a le cœur brisé. À l’approche de Noël de l’année suivante, sans avertir, comme une « survenante », elle réapparaît et c’est elle qui demande à Amable de l’épouser. Phonsine et Amable ne sont pas les personnages falots qu'ils deviendront dans Le Survenant. Mathilde et Éphrem sont vivants et il y a Alix, la petite sœur. Le père Didace est bien décrit : « D’un caractère entier, lent à parler, mais prompt à la colère, le grand Didace Beauchemin, selon ses voisins, voit venir de loin. »

« La glace marche »
Quand la glace marche sur le fleuve, tout le monde convient que le printemps est arrivé. Marie-Amanda s’émerveille devant le réveil de la nature. Pourtant, sa joie n’est pas complète : elle sait que, pour son amoureux, Ludger Aubuchon, la saison de navigation commence. Le choc est encore plus quand elle apprend que son Ludger ira naviguer « à l’eau salée ».

« Un bon quêteux »
« Chaque famille du rang Sainte-Anne possédait son quêteux... » Celui des Beauchemin était tout, sauf un mendiant. C’est lui qui faisait l’honneur de sa visite. Ses hôtes devaient le mériter! Sa visite, ce printemps-là, se termina mal. N’étant pas venu depuis longtemps, il s’attendait à ce que les Beauchemin le couvrent de cadeaux.

« Prière »
Mathilde se sent vieille et fatiguée. À vrai dire, elle prend sur ses épaules tous les malheurs des siens et le tout, en ce jour de printemps, lui pèse à dos. Plus encore, l'aïeule vit encore et Phonsine va bientôt arriver. Mathilde se dit qu'elle n'aura jamais eu toute la place pour elle seule.

« Une grosse noce »
Amable et Phonsine se marient. L’auteure décrit un mariage campagnard, surtout les préparatifs de la mariée, les mets qui sont servis et la veillée qui s’ensuit. Un exemple de la riche écriture de Germaine Guèvremont : « Pendant ce temps, Didace Beauchemin offrait aux hommes soit de la grosse bière, soit une rasade de son meilleur petit-blanc et Marie-Amanda servait aux femmes deux doigts d’un vin de pissenlit, mis à vieillarder depuis des années, un vin qui n’était pas reginglard et qui coulait dans les verres comme de l’ambre dorée. »

« Accord »
Récit sous forme de poème. Didace s'identifie à sa jument et refuse de la troquer pour une «machine», comme les jeunes le désirent.

« Un malheur »
« Chose curieuse! De tous ces riverains qui étaient nés pour ainsi dire sur l’eau et qui voyageaient, chaque jour, dans les embarcations périlleuses, aucun ne savait nager. » Qu’est-ce qui est arrivé au jeune Éphrem? Personne ne saurait le dire. C’est sa mère qui a retrouvé son « canot si versant [...] qui se berçait sans amarres, parmi les joncs au soleil. » Tous sont accourus, ils ont fouillé la rivière et trouvé le corps. Mathilde demande à Phonsine « d’arrêter la pendule selon l’ancienne coutume [...] pour savoir plus tard où repérer sa peine ».

Ré-édition de 1957
« Deux voisins plaident »
Pierre‑Côme Provençal a tué le chien des Beauchemin. Un procès s’en suit. Contre toute attente, les deux grands ennemis finissent par s’allier contre leurs avocats.

« Vers l'automne »
Didace souffre de la mort de son fils. L’automne est venu. « Tout bon chasseur vérifie ses lignes à canard, ses mitasses, ses viroles. » La chasse sera l'occasion pour Didace de renouer avec la vie.

« L’ange à De-Froi »
De-Froi a une fille, Ange, très belle et trois fils, plutôt grossiers. Sa fille meurt et il demeure inconsolable.

« La visite du garde-chasse »
Didace chasse au nez du garde-chasse en temps défendu.

« Le coup d'eau »
L'aïeule raconte l'inondation de 1865 qui avait failli les emporter. Ludger fait sa grande demande.

« Une nouvelle connaissance »
Didace insulte le nouveau gardien du phare, parce qu’il n’a jamais daigné se battre, malgré son physique imposant.

« Un petit Noël »
Ludger et Marie-Amanda sont mariés et vivent sur une île (l'Îlette). La petite Mathilde est née. Le soir de Noël, Ludger doit aider un voisin, dont la mère est morte, à traverser le fleuve malgré les glaces.

Voici les quatre contes qui forment la deuxième partie du recueil et qui ne prennent pas pour décor le Chenal du Moine.

« Un vrai taupin »Un homme, qu’on croyait sur le seuil de la mort, commet un acte de bravoure. Il n’est pas toujours facile d’être un héros.

« Le bouleau d’argent »
Une vieille fille attend un homme depuis 25 ans. Lorsqu’elle le retrouve, il se moque d’elle.

« Les demoiselles Mondor »
Deux vieilles filles se sont éprises de l’homme engagé. Quand elles découvrent que leur « flamme » les trompe avec une servante, elles le congédient.

« Le petit bac du père Drapeau »Le père Drapeau a pris sa retraite. Il aime bien aller pêcher, à condition que ça ne morde pas trop.

Extrait
LA VISITE DU GARDE-CHASSE
Sans en dire un mot à personne, Didace prit dans la huche un gros « chignon » de pain dont il enleva la mie d'un seul coup de canif, en rond ; il y pressa une briquette de lard salé, puis replaça la mie. Et il partit à la voile vers la petite Ilette où il chasserait en cachette, à l'eau haute, avant la débâcle.
Mais à peine installé sous le prélart de chasse, il vit le garde-chasse arriver à lui.
— Quoi c'est que vous faites dans ce bout-ci, père Didace ?
— Comme tu vois, répondit Didace sans chercher à déguiser son intention.
Le garde-chasse, qui avait de l'amitié pour Didace Beauchemin, lui conseilla :
— Je vous en prie, monsieur Beauchemin, allez-vous-en donc à la maison. Vous êtes pas d'un âge à chasser au fret de même. Les glaces peuvent partir d'un moment à l'autre et vous allez périr.
— T'as p't'être, raison, Tit-quienne, répondit Didace, songeur.
— A part ça, vous chassez en temps défendu. Vous vous exposez à payer l'amende, le diable et son train. Puis votre fusil, saisi...
— ...Oui... oui... mon fusil saisi, répétait distraitement Didace.
Mais depuis un moment, il n'écoutait plus. L'œil rond sous d'épais sourcils embroussaillés, il était uniquement occupé à suivre une bande de canards sauvages qui volaient vers sa cache.
— Baisse-toé, Tit-quienne, dit-il à mi-voix. Instinctivement le garde-chasse, un ancien chasseur, s'écrasa au fond du canot. Le père Didace eut juste le temps d'épauler son fusil. Pan ! pan ! six beaux noirs tombèrent dans ses « plants ».
Et Didace reprit la conversation :
— Tu disais, Tit-quienne ? (p. 83-84)

Germaine Guèvremont sur Laurentiana
Le Survenant
Marie-Didace
En pleine terre