30 décembre 2023

119 000 pages vues!

À la fin de chaque année, je fais un bilan, afin de savoir si mon blogue est toujours pertinent et je constate que le nombre de visiteurs se maintient. Cette année, 119000 pages ont été vues.

En 2023, j’ai franchi la barre des 900 livres. Pour l’occasion, je voulais présenter un livre qui comptait vraiment pour moi. J’ai choisi Adorable femme des neiges de Roland Giguère. J’ai consacré presque tout l’automne à cet auteur, l’un de mes préférés. Par ailleurs, j’ai continué de présenter des livres d’un peu toutes les époques. 


En 2024, je veux plonger davantage dans les années 1960. J’ai l’intention de relire un certain nombre de romans représentatifs. J’aimerais aussi faire le tour des différentes anthologies poétiques qui ont été publiées au XIXe et XXe siècle.  Voilà pour mon bilan et mes projets. À toutes et à tous, bonne année!





27 décembre 2023

Que dois-je faire ?

Le moment de Noël approche, et je ne sais pas du tout ce que le petit Noël me donnera, ou, plutôt, je crois qu’il ne me donnera rien.

Cela m’est bien égal, et je ne regrette pas du tout ce que j’ai fait. Voulez-vous que je vous le conte ? Ce ne sera pas trop long.

Nous sommes le 22 décembre, n’est-ce pas ? Eh bien, il y a environ cinq ou six jours, ma mère m’appelle et me dit :

– Le 25 approche, tu n’as plus que quelques jours pour adresser ta demande au petit Noël ; chaque enfant n’a le droit d’écrire qu’une lettre et de ne demander qu’un seul objet ; ceux qui écrivent les premiers seront sûrement les mieux servis ; pensez-y ; c’est demain dimanche, tu as toute ta journée pour préparer cette lettre.

Le lendemain, mon père allait à la chasse, aux environs de Saint-Germain, dans la propriété de ma tante ; il m’emmena.

Il faisait un froid terrible, et je demeurai auprès d’un bon feu, dans le salon, dans la crainte de m’enrhumer. Je commençai par lire des histoires ; puis, je collai des images ; enfin, l’ennui me gagnant, je m’approchai de la fenêtre, dans l’espoir de voir quelques passants. Hélas ! ils étaient rares, vu le temps qu’il faisait et le pays désert qu’habitait ma tante.

Je pensai alors à la recommandation de ma mère et à la lettre au petit Noël qui n’était pas encore écrite ; je pris une feuille de papier rose, une plume neuve, et je me mis à l’ouvrage.

Ah !... j’eus du mal à inscrire lisiblement l’objet de mes désirs ; aussitôt qu’un nom était tracé sur la lettre, un autre me venait à l’esprit.

Tout à coup, en levant la tête pour me reposer un peu, car je me fatigue vite quand je fais un travail sérieux, tout à coup, dis-je, j’aperçus, devant la fenêtre, un pauvre petit garçon à peine vêtu, marchant pieds nus et grelottant de froid. Malgré sa mine malheureuse, il me fit un gracieux sourire.

Je courus à la porte et je l’appelai.

– Entre te chauffer un peu, lui dis-je ; ma tante est absente pour l’instant, mais elle ne me grondera pas de t’avoir invité, j’en suis sûr.

– Je n’ose, répondit-il, j’ai peur de salir le beau tapis.

– Il n’y a pas de danger ; essuie tes pieds sur le paillasson.

Il fit ce que je lui disais d’un pas craintif. Nous nous mîmes à jouer, et, au bout de dix minutes, nous étions les meilleurs amis du monde. Soudain, il s’approcha de la table sur laquelle j’étais installé et regarda mon travail.

– C’est vous qui écrivez si bien ? me dit-il.

 – Oui, repris-je, je demande au petit Noël qu’il m’apporte de beaux joujoux le 25 de ce mois.

– Vous êtes bien heureux, soupira le pauvre enfant ; ah ! si je savais écrire ! j’ai tant de choses à lui demander, moi, au petit Noël !

– Comment ! tu ne sais pas écrire ?

– Hélas ! non, je n’ai plus de père, et, ma mère étant toujours malade, je ne puis aller à l’école pour apprendre ; je la soigne, et je fais ce que je peux pour gagner un peu d’argent.

– Écoute, dis-je à mon nouvel ami, veux-tu que j’écrive en ton nom au petit Noël ?

– Ça ne se peut pas, me dit le malheureux, il faut écrire soi-même ; sans cela, il est probable que l’on n’a rien...

– Crois-tu ?

– J’en suis certain !

– Eh bien ! ne te tourmente pas, repris-je, je puis demander pour mon compte ce que tu désires ; et, dès que j’aurai reçu le cadeau, je te le donnerai ; dis-moi quelles sont tes ambitions : est-ce un tambour, un cheval qu’il te faut ?

– Oh ! non... mon petit monsieur, dit-il, je voudrais... je voudrais du bouillon et du vin pour maman qui en a grand besoin. Le médecin a recommandé qu’elle en prenne ; mais nous sommes trop pauvres pour en acheter !

Je pris bravement la plume et je demandai au petit Noël un pot-au-feu et du bon vin.

Mon ami partit enchanté, et je lui promis de lui envoyer sa commande aussitôt que je l’aurais reçue.

– Maintenant, je n’ai plus qu’à attendre !... Pourvu que Noël n’aille pas s’aviser de croire que je suis un gourmand !

Il réfléchit.

– J’ai envie de conter la chose à maman. Qu’en pensez-vous ? Elle est très bien avec lui.

(Louise Rousseau, le 26 décembre 1909)

(dans : Jean-Yves Dupuis, Contes de Noël, BEQ, p. 220-224)

26 décembre 2023

L’arbre de Noël de Pomponne

À propos d’arbre de Noël, je pose ce paradoxe-ci: Les vrais enfants ne sont pas ceux de cinq et dix ans, ce sont les enfants de trente et cinquante ans. Et si l’habitude des étrennes cessait, les plus punis seraient encore les parents.

Véritablement, il y a plus de plaisir à cette occasion, plus de rêves puérils, plus de folles envies dans le cœur des parents que dans ceux des enfants. Et combien je les plains du fond de mon âme, ceux qui n’ont rien connu de ces joies charmantes; ceux dont le foyer, où aucun bas n’est suspendu, ne résonne pas de cris et de rires enfantins le matin du Jour de l’An.

Voyez en effet.

Pomponne avait commencé le quinze décembre à grimper sur un fauteuil pour y rayer, jour par jour, les chiffres rouges du calendrier; ma femme les comptait depuis le douze, elle. Pomponne faisait des calculs et des suppositions interminables sur les étrennes nouvelles; nous en faisions de semblables depuis trois semaines, nous. Pomponne se demandait sans cesse comment s’y prendrait bien le père Nicholas pour pénétrer par la cheminée avec un arbre de Noël gros comme ça, sans l’éveiller encore; ah! pour sûr qu’elle le guetterait si bien cette fois qu’elle le verrait; et moi-même, j’étais plus inquiet qu’elle sur le moyen à prendre pour introduire cet arbre de Noël et l’installer sans bruit dans la maison.

Mais enfin le vieux Nicholas avait si bien couvert de son aile de ouate ma Pomponne, ce soir-là du 31 décembre, qu’elle ne bougea point, et l’entrée, — interrompue à chaque pas dans la crainte d’une alerte, — d’un gigantesque sapin, tout vert et sentant la résine, se fit sans accident véritable.

Chacun respira alors plus à l'aise, cette crainte traversée, car le plus grand danger était là dans les portes ouvertes et fermées, les chaises remuées, les allées et venues malgré nous retentissantes dans le calme de la nuit.

Puis toute la maisonnée procéda à l’installation symétrique des poupées blondes, des petits chariots rouges, des valises naines, à la suspension des chevaux mécaniques, des trompettes, des cornets de bonbons aux faveurs roses et bleues, des drapeaux... Un vrai bazar.

* * *

J’ai compris à ce moment qu’il était trop gros, cet arbre . . . avec trop de branches étendues en bras solliciteurs et qu’il fallait pour l’orner un lot de bibelots, de jouets, de bonbonnières à ne plus finir. Et je pensais: Je serai plus adroit l'an prochain, je le ferai choisir plus petit. Mais voilà. Pomponne n’en a pas oublié les grandioses proportions ; elle sait encore que la tête en était recourbée par le plafond, que les branches atteignaient tel endroit, là, marqué sur les fleurs du tapis et elle veut qu’il soit aussi beau l’an prochain et surtout aussi grand. Ah! ma Pomponne je ne suis pas plus bête que toi, va; je te prépare un bon tour ; il sera aussi grand ton arbre, mais je le fixerai dans un coin du boudoir, appuyé au mur ; je me trouverai à le simplifier ainsi de moitié.

Je donne ces détails car ils peuvent, être utiles à quelqu’un d'entre vous, confrères. Retenez-ça. Je vous communique cette excellente idée-là, pour vos étrennes, à vous; ce sera suffisant ; car, aujourd’hui, les bonnes idées sont rares et cotées très cher. Ainsi, n’oubliez point de fixer votre arbre dans un coin, ce sera le commencement du règne d’économie prêché par nos gouvernants.

* * *

Mais à ces superpositions de jouets divers et de drapeaux bariolés, il restait à ajouter une combinaison très savante de petites lanternes coloriées de cinq sous dont ma femme comptait tirer des effets de lumière étonnants.

Ces lanternes nous donnèrent beaucoup de fil à retordre, — dans le sens le plus absolu du mot, — car ce ne fut qu'à force de ficelles qu'on parvint à les assujettir solidement.

En même temps, ma femme m’expliquait, suivant les théories de la réflexion de la lumière, combien la réverbération en serait jolie dans la grande glace voisine.

Il était onze heures quand notre travail se termina par un dernier nœud au cou d’un grand polichinelle qui avait un ressort dans l’estomac et des cymbales aux mains.

Puis. chut, sans bruit, mystérieusement, chacun alla se coucher. Tout était prêt pour le père Nicolas.

Il ne s’agissait plus que de s'éveiller avant Pomponne — c'est-à-dire quelques minutes avant six heures — pour faire l'illumination de l'arbre de Noël au moyen des fameuses lanternes qui nous avaient donné tant de mal.

Ce fut même là une inquiétude nouvelle: il ne fallait point manquer notre coup. Aussi un système d’alarme fut organisé entre tout le personnel de la maison pour être bien sûr de ne pas rater notre effet. Les montres et les horloges en parfait fonctionnement... la veilleuse en place... allons... bonsoir.

Je rêvais à des choses folles, à des squelettes qui avaient des poupées suspendues au bout du nez, à des chevaux de bois qui traînaient de minuscules voitures d'ambulance dans les rues de mon village, à de monstrueuses paires de forceps dont je ne pouvais jamais ajuster les branches, quand je fus éveillé par un ah! bouleversé de ma femme, qui, penchée sur un cadran, venait de constater à la lumière de la veilleuse qu’il était six heures.

— Mon Dieu! six heures et Pomponne qui va s'éveiller... et les lanternes ... oh ! vite ...

En un clin d’œil, malgré les cliquetis des ferblanteries oscillantes, l'illumination fut bientôt complète.

Puis en dessous, l’on se mit à épier Pomponne, guettant son réveil ; ça ne devait pas tarder, jamais il ne dépassait six heures.

Mais elle dormait la chère petite, dormait, dormait toujours. À la fin, ça devenait embêtant. Fallait-il l'éveiller?... fallait-il éteindre les lanternes dont les chandelles, si petites, ne pouvaient durer longtemps?

Ce fut un moment de pénible perplexité.

Moi-même je me sentais une torturante envie de dormir, et les paupières me tombaient tellement malgré moi que j’eus tout à coup un soupçon.

J'attrape à mon tour le cadran ...

Ciel !... il marquait minuit et demi... Ma femme avait tout simplement confondu les aiguilles.

Je repose mon paradoxe: À propos d'arbre de Noël, les vrais enfants, ce sont ceux de trente et cinquante ans?

(Ernest Choquette, Carabinades, 1900, p. 85-90)

25 décembre 2023

Le jour de Noël

Doux souvenirs de mes jeunes années,
De l'idéal trop courtes visions,
Parfums exquis de mes roses fanées,
De mon printemps chastes illusions,
Ah ! revenez dorer mon existence
Comme au bon temps où, la nuit de Noël,
Le cœur ému, j'écoutais en silence
Pour percevoir les chants sacrés du ciel.

Je me taisais et croyais voir les anges
Planer au loin dans la voûte des cieux ;
L'air me semblait rempli de voix étranges
Qui m 'arrivaient en sons harmonieux.
Quand, vers minuit, nous allions à l'église,
J'interrogeais des yeux le firmament,
Croyant trouver dans chaque ombre indécise
Une aile d'ange au doux bruissement.

Mais l'âge mur, avec tout son cortège
De noirs soucis, bornant mon horizon,
Couvrit mon cœur de son manteau de neige
Et le glaça sous la froide raison.
Qui me rendra mes légendes si chères,
Mes plaisirs purs et mes bonheurs d'enfant
Mes rêves d'or, mon amour des mystères,
Ma foi naïve et mes anges d'antan?

Resté fidèle aux antiques croyances.
J'éprouve encore en ce jour solennel
Comme un regain des saintes espérances
Qui me montraient jadis un coin du ciel.
J 'oublie alors les ronces de la route,
Et les soucis d'un travail énervant,
Pour diriger vers la céleste voûte
Et ses clous d'or un regard plus fervent.

Fall River, 25 décembre 1893.

(Rémi Tremblay, Vers l’idéal, 1912, p. 147-148)

23 décembre 2023

Noël

Des cloches la voix solennelle
Vibre au saint lieu,
Clamant la jeunesse éternelle
De l'Enfant-Dieu.

Et la foule, dans la nuit grise,
En longs torrents,
Se précipitant vers l'église,
Serre les rangs.

Plus majestueux clans sa crèche
Que tous les rois,
L'Enfant-Dieu sans parler nous prêche
Ses saintes lois.

Ses lèvres n'ont pas d'anathème
Pour les humains;
C 'est plutôt le pardon qu'il sème
À pleines mains.

Il apporte à l'homme, son frère
Déshérité,
Le vrai remède à sa misère :
La Charité.

Il vient pour calmer les alarmes
Et, précurseur
De la paix, il n'a d'autres armes
Que sa douceur.

Attendons l'heure de son règne
Universel
Et, soumis aux lois qu'il enseigne,
Chantons Noël.

Ottawa, 25 décembre 1899.

(Rémi Tremblay, Vers l’idéal, 1912, p. 139-140)

21 décembre 2023

La bûche de Noël

Longtemps, Jacqueline resta à la fenêtre, le regard perdu dans le lointain.

La nuit bleue était scintillante d'étoiles. La lune dorait les champs endormis, moirait de reflets chatoyants la parure blanche de la campagne et versait les rayons de la lumière sur la neige de la route.

— La nuit est claire et belle, se dit Jacqueline. Pourtant, il fait noir dans mon cœur ! et la jeune fille ne put retenir deux larmes qui mirent un brouillard d'argent au fond de ses yeux noirs.

L'histoire de Jacqueline était un poème d'amour et d'espérance écrit dans le coin bleu de ses rêves de jeunesse : Antoine l'avait aimée, elle avait aimé Antoine. L'amour s'était éveillé dans leurs cœurs comme s'éveille au mois de mai, la printanière floraison des muguets.

Le temps ayant suivi son cours sans avoir, de sa main souvent cruelle, effleuré la fleur précieuse qui charmait leur vingt ans, Jacqueline était devenue la fiancée d'Antoine.

Avant de s'engager, la jeune fille avait loyalement déclaré à son ami que l'amour de la terre était la force de celui qu'elle lui portait, et que leur mariage n'aurait lieu que lorsqu'il aurait racheté la ferme paternelle, dont la longue maison blanche veillait là-bas, solitaire, sur le bord du chemin.

Pris soudain de la nostalgie des bonheurs d'autrefois, en mettant au doigt de Jacqueline sa bague de fiancée, Antoine avait promis que dans trois ans, la bûche de Noël brûlerait dans la cheminée de la grande salle de SA ferme.

Depuis trois ans, la jeune fille vivait de l'attente de cette veille de Noël. Et elle dont les semaines et les mois n'avaient jamais ébranlé la confiance, elle tremblait maintenant devant les quelques heures qui ajoutaient des craintes à son anxiété.

L'horloge sonna neuf heures. Le regard de Jacqueline chercha tristement la silhouette d'Antoine dans l'allée couverte de rayons. Rien ! Rien que l'ombre de la maison qui s'allongeait sur la blancheur du jardin.

Cette ombre pesa sur son cœur comme un brouillard glacé. L'horizon rose de son rêve pâlit, se fit lointain, à peine perceptible. En se dérobant, il parut sombrer dans un gouffre noir. Le cœur angoissé, la jeune fille tendit la main en avant comme pour saisir son bonheur qui fuyait.

Mais les chants de joie des grelots, au loin s'éparpillaient en sons argentins et venaient jusqu'à la jeune fille, lui apportant la douceur de l'apaisement. Ces voix joyeuses étaient maintenant pour elle des chants d'espérance, ceux mêmes de son rêve, et elle sourit.

— J'ai confiance, dit-elle avec ferveur. Antoine a promis...

* *

Onze heures. Les cloches sonnaient leurs joyeuses volées dans la nuit scintillante d'étoiles. Elles sonnaient la joie du monde entier, l'approche de l'heure de paix et d'amour qui, en cette nuit, descend sur la terre, comme autrefois sur les montagnes de Bethléem.

Elles sonnaient aussi le bonheur de Jacqueline, entre les mains de laquelle Antoine venait de glisser l'acte de rachat de la terre paternelle, en murmurant : « J'avais promis Jacqueline. Demain, la bûche de Noël brûlera dans la cheminée de NOTRE ferme. »

(Marjolaine, Gerbes d’automne, 1928, p. 118-119)


16 décembre 2023

Deux copains : réplique à MM. Fréchette et Sauvalle

William Chapman, Deux copains : réplique à MM. Fréchette et Sauvalle, Québec, Léger Brousseau, 1894, 150 p.

Ce livre est une réplique au Lauréat manqué de Marc Sauvalle.

Je disais dans mon compte rendu du Lauréat que la lecture des multiples exemples devenait fastidieuse. C’est encore plus vrai dans Deux copains. À défaut d’aller vérifier les assertions de l’un et de l’autre dans leur contexte, tout cela perd de l’intérêt.  Qui dit vrai?

Ce nouveau brûlot de Chapman contient à la fois une défense et un acte d’accusation. Commençons par la première. Chapman se défend contre l’idée que c’est lui qui aurait copié son confrère. Il reproduit quelques-uns de leurs poèmes écrits sur le même sujet et il souligne les différences. Il accuse même, preuves à l’appui, Sauvalle-Fréchette d’avoir défiguré certains de ses vers et même d’en avoir inventé pour le ridiculiser. Enfin, il fournit plusieurs dates qui démontrent que certains passages cités sont antérieurs à ceux de Fréchette.

Maintenant, les multiples accusations. Il accuse Fréchette d’avoir écrit le texte de Sauvalle, y compris l’interview. Il repère certaines expressions, chères à Fréchette, comme preuve à l’appui. Il est scandalisé qu’on puisse attaquer l’abbé Baillargé, Tardivel et Chapais, la droite de l’époque. Chapman va jusqu’à prétendre qu’il a rencontré Marc Sauvalle dernièrement et que dernier l’avait félicité « d'avoir aplati M. Fréchette dans [s]on livre Le Lauréat », comme s’il voulait semer la zizanie entre les deux amis.  Il consacre tout un chapitre à démontrer que Sauvalle est un menteur : celui-ci aurait écrit un mot bienveillant sur les Feuilles d’érable de Chapman, ce que ce dernier dément. Il accuse Fréchette de mal connaître sa langue et il choisit dans son œuvre plusieurs exemples d’impropriétés de terme.

En conclusion, il ressasse les mêmes plaintes et accusations et termine en défiant théâtralement son adversaire, comme s’il se préparait à l’affronter en duel :

Écartez Sauvalle, et approchez seul.
Je vous attends.
Puisque les prêtres, sur lesquels vous déversez la haine que vous me portez, ne peuvent aller vous combattre sur le tréteau où vous étalez crânement le bariolage de votre maillot de lutteur lorrain, je suis prêt, moi, à vous y rencontrer.
Je suis votre homme.
Sortez de votre cachette.
Mes livres sont là.
Mes accusations sont formulées.
Je vous attends

Fréchette va choisir d’ignorer Chapman, lequel cessera ses attaques en 1908, année du décès de son ennemi juré. On a l’impression, en le lisant, que Chapman prend plaisir aux conflits, que ceux-ci le nourrissent et, peut-être, l’amènent à se dépasser. Il est évident qu’il s’accroche souvent à des peccadilles qu’il monte en épingle et qu’il en tire des conclusions provocatrices, propres à alimenter la querelle. Il est aussi clair que, sous cette brouille, ce sont les factions conservatrices et libérales qui s’affrontent. Quant à moi, toute cette esclandre m’apparaît bien inutile. 

Voir aussi :
Polémique Chapman-Fréchette
Le lauréat 
Le lauréat manqué

William Chapman sur Laurentiana
Les Québéquoises (1876)
Les feuilles d’érables (1890)
Les aspirations 
(1904)
Les fleurs de givre (1912)

15 décembre 2023

Le lauréat manqué : un voleur qui crie: au voleur!

Marc Sauvalle, Le lauréat manqué : un voleur qui crie: au voleur!, Montréal, s.e., 1894, 69 p.

Marc Sauvalle, journaliste dans différents journaux canadiens, était un ami de Fréchette. Il est né en 1857 au Havre en France, est arrivé au Canada en 1884 et est décédé à Ottawa en 1920.

Dès le titre et les premières lignes, il annonce clairement ses couleurs : « Louis Fréchette est le plus fort écrivain du pays, c'est incontestable. En prose ou en vers, il est sans rival. Il joint à une rare érudition le charme d'un style alerte et varié, une connaissance approfondie de la langue, une vigueur de dialectique surprenante, et des éclats de lyrisme qui n'ont jamais été surpassés en Amérique. Etc. »

Selon Sauvalle, la jalousie de Chapman découle du fait qu’il avait envoyé son recueil Feuilles d’érable à l’Académie française, qui l’a ignoré, alors qu’elle avait couronné Les fleurs boréales, Les oiseaux de neige, Poésies canadiennes de Fréchette. Et selon lui, derrière Chapman se cache l’abbé Baillargé (Fréchette avait attaqué l’éducation dans les collèges classiques : Lettres à l’abbé Baillargé).

Sauvalle va utiliser la même médecine que Chapman a servie à Fréchette. De la page 13 à la page 43, il relève de multiples exemples qui tendent à démontrer que Chapman a piraté Fréchette, souvent en ridiculisant son ennemi : « M. Chapman essaie de ridiculiser M. Fréchette qui, dans un sonnet sur l'hiver canadien, a parlé d'avalanche. / Il demande où M. Fréchette a pu voir des avalanches au Canada. / Or, M. Chapman, faisant aussi du paysage canadien, écrit à la page 138 de ses Feuilles d'érable : Les vallons aux abois râlent sous l'avalanche. / Ce sont là des avalanches suisses, je suppose, importées pour la circonstance à Montréal. / Peut-on mieux démontrer la mauvaise foi de l'individu ? »

La défense de Sauvalle-Fréchette se termine par une interview. Fréchette, bon prince, traite de haut Chapman, sans jamais le nommer, comme s’il était connu de tout le monde que Chapman avait des problèmes mentaux. Fréchette se défend de certaines accusations plus graves en rétablissant les faits. Par exemple, à la fin de La voix d’un exilé, il avait mentionné clairement qu’il s’était largement inspiré des Châtiments de Victor Hugo. Et pour ce qui est des plagiats de rimes, de mots, Fréchette argue que c’est le fait de tous les poètes. Et il admet que trois vers dans son œuvre sont des reprises intégrales qui lui ont échappées. Fréchette devient plus polémique : « Or, la baillargerie [l’abbé Baillargé] en quête de vengeance, dévotement associée à la cuistrerie avinée et ramollie [Chapman était alcoolique], a sué douze mois sur mes œuvres, pour y trouver... quoi ?... Trois réminiscences bien constatées, une couple de ressemblances lointaines, et des mots ... ah ! des mots, par exemple, on en a découvert des masses. / Comme si les mots n’appartenaient pas à qui veut s'en servir ! »

L’interview se conclut ainsi : « Personne ne sait mieux que moi ce qu'il y a de défectueux dans mes ouvrages ; mais je suis un honnête homme, et ceux qui m'accusent de m'être sciemment approprié le travail d'autrui — prêtre dans la chaire ou pochard le coude sur le zinc, professeur de collège en rupture d'orthographe ou gibier de cour de recorder — en ont menti ! »

Voir aussi :
Polémique Chapman-Fréchette
Le lauréat

14 décembre 2023

Le lauréat

William Chapman, Le lauréat. Critiques des œuvres de M. Louis Fréchette, Québec, Léger-Brousseau, 1894, 325 pages.

Fallait-il que Chapman haïsse Louis Fréchette, pour lui consacrer 324 pages de dénigrements! Et ce n’est pas tout! Après la réplique de Sauvalle-Fréchette (Le lauréat manqué – à lire demain), Chapman ajoutera 150 pages d’invectives dans Deux copains (après-demain). Presque 500 pages pour prouver que Fréchette est un faussaire. 

Comment la polémique est-elle née? Chapman, qui admirait Fréchette, lui envoyait certaines de ses créations et il semble que ce dernier était très critique au point où Chapman avait décidé de tout abandonner… jusqu’au jour où il a découvert que son mentor reprenait tantôt ses idées, tantôt certaines rimes, tantôt des canevas de ses poèmes et même des hémistiches. De là lui est venue l’idée de passer au peigne fin les écrits antérieurs de Fréchette. Il en a conclu : « L'auteur des Fleurs boréales a plagié, à plume que veux-tu, Victor Hugo, Lamartine, Musset, Leconte de Lisle, François Coppée, Crémazie… » Et William Chapman.

Menant un véritable travail de moine, Chapman va éplucher tous les poèmes de leurs contemporains et publier des centaines et des centaines de passages de Fréchette, accompagnés de l’original qu’il a soi-disant plagié.

À la lecture de tous ces rapprochements, il est bien évident que Fréchette s’est inspiré très librement des vers de ses contemporains, qu’il a réécrit à sa façon certains de leurs poèmes. Voici des mini-exemples fournis par Chapman :

VICTOR HUGO : Avec de vieux fusils sonnant sur leur épaule.
FRÉCHETTE : Avec de vieux fusils gelés sur leurs épaules.

VICTOR HUGO : Qui t'arrache à ton piédestal.
FRÉCHETTE : Arrachée à ton piédestal

En même temps, et tout aussi souvent, Chapman pousse trop loin les rapprochements. Retrouver certains mots identiques dans deux poèmes qui ont pour sujet un arbre (le chêne de Fréchette et l’érable de Chapman), ce n’est pas du plagiat.

CHAPMAN : Tout couvert de glaçons énormes, acharnés. / Le fleuve délirant avec fracas s'épanche.

FRÉCHETTE : Le fleuve gigantesque a des colères; / Il gronde dans la nuit sauvage, et par moments / Tourmente la banquise avec des craquements

Tous les deux publiaient dans les journaux, arènes de leur affrontement. Il semble que Fréchette se faisait défendre par des tiers qui n’étaient, aux dires de Chapman, que des noms d’emprunt du « lauréat ».

Il faut dire que Chapman n’y va pas avec le dos de la cuillère. « … j'ai surabondamment prouvé, dans l'ensemble, la thèse que je m'étais engagé à soutenir contre l'auteur de la Légende d'un Peuple, à savoir, qu'il est un plagiaire aussi grossier qu'audacieux. » Et, chemin faisant, il ne se contentera pas de souligner les emprunts de Fréchette. Il se permet aussi de critiquer sévèrement la poésie de celui qu’il appelle ironiquement le « maître » ou le « lauréat » : « Bien plus, quand j'aurai fait le triage complet des vers qui appartiennent au lauréat parmi ceux qui ne lui appartiennent pas, quand j'aurai fait voir dans Les Fleurs boréales, La Légende d'un peuple et les Feuilles volantes tous les grossiers pastiches, toutes les pièces mal charpentées, tous les rabâchages, tous les lieux communs, tous les clairs de lune, tous les contresens et toutes les gaucheries qui s'y trouvent, je défierai alors M. Fréchette de trouver un écrivain canadien de quelque valeur qui veuille signer sa moins mauvaise pièce. »

Il va sans dire que la lecture des doléances et accusations de Chapman devient rapidement fastidieuse. Je n’ose imaginer tout le temps qu’il a dû passer à chercher noise à son illustre prédécesseur. Jalousie? Chapman semble animé d’un tel esprit revanchard qu’on finit par perdre toute sympathie pour la thèse qu’il défend. (Voir la suite)

Extrait

« Plaisanterie à part, M. Fréchette n'a pas le tempérament du poète ; bien au contraire, il est replet, sanguin, et rien chez lui n'indique la nervosité du rossignol, bien qu'il chante au clair de la lune, la fragilité du violon, bien qu'il soit ronflant, la sensibilité du roseau, bien qu'il sonne creux.

M. Fréchette est flegmatique et ressemble à un bon gros bourgeois enrichi dans le commerce des sucres ou des cotonnades.

Aussi, le lauréat a-t-il l'état que lui assignait sa carrure de rentier : il est cossu, et il est —tout le monde le sait — incessamment tourmenté de l’auri sacra fames, une autre anomalie chez un poète.

Il aime l'argent, et son ambition d'en faire ne connaît pas de limites.

Malheureusement, la soif du lucre lui a causé bien des mécomptes et bien des déboires.

En effet, c'est son amour du sonnant qui lui a fait plagier Elie Berthet pour dramatiser l'Exilé dont les représentations, qui devaient lui rapporter de gros bénéfices, se sont terminées d'une façon si tragique et si humiliante ». (p. 105)

William Chapman sur Laurentiana
Les Québéquoises (1876)
Les feuilles d’érables (1890)
Les aspirations 
(1904)
Les fleurs de givre (1912)
Le lauréat 

13 décembre 2023

Polémique Chapman-Fréchette

 

 

(Photos : BAnQ)

Demain, vendredi et samedi, je vais présenter les trois livres qui retracent la célèbre polémique qui a opposé Louis Fréchette et William Chapman : Le Lauréat de Chapman, Le Lauréat manqué de Marc Sauvalle (un ami de Fréchette) et Deux copains de Chapman. On s’accuse à qui mieux mieux d’être des plagiaires, de mal connaître sa langue. À travers cette polémique s’affrontent la fange conservatrice de l’époque (Baillargé, Tardivel et Chapais) et les libéraux (Fréchette).

8 décembre 2023

Les aspirations

William Chapman, Les aspirations, Paris, Les libraires réunis, 1904, 354 pages.

William Chapman a écrit cinq recueils de poésie. Les Aspirations, publié en France, a été couronné par l’Académie française (prix Archon-Despérouses) en 1904. Il reprend dans ce recueil une vingtaine de poèmes parus dans ses livres précédents.

Le recueil débute par le poème « Deux mères », celles-ci étant sa mère qui vient de mourir et la mère patrie, c’est-à-dire la France. « Tes fils t’aiment toujours, ô ma mère! Ô ma mère! »

Chapman nous sert aussi un long poème sur l’Histoire des États-Unis « La statue de la liberté éclairant le monde ».

Pour le reste, on trouve la recette traditionnelle de l’époque :

des poèmes du terroir dont le célèbre « Le laboureur », lequel figure dans plusieurs anthologies : « Il songe que ses pas sont comptés par un ange, / Et que le laboureur collabore avec Dieu. »

des poèmes à saveur patriotique sans le culte du héros : « Notre langue naquit aux lèvres des Gaulois. / Ses mots sont caressants, ses règles sont sévères, / Et, faite pour chanter les gloires d'autrefois, / Elle a puisé son souffle aux refrains des trouvères. » Pour célébrer la Saint-Jean : « C'est le vingt-quatre juin ! c'est l'aube incomparable... / C'est la fête du peuple et de la Liberté. »

des poèmes sur la nature à saveur romantique : « Ainsi que la saison des fleurs et des amours / Se sont évanouis mes rêves de jeunesse ».

des poèmes à saveur philosophico-religieux : « La mort n’existe pas! La mort n’existe pas! / Tout sur la terre évolue et se métamorphose ». Le poème se termine ainsi : « Nous gravirons, un jour, la montagne éternelle, / Après avoir brisé l’enveloppe charnelle ».

des poèmes de circonstances, par exemple ce poème dédié à Léon XIII, récemment décédé : « Il est entré dans l’éternel silence, / Nul ne le verra plus enseigner et bénir ». Un poème adressé à une jeune fille : « Comme l’oiseau frileux qui s’enfuit à l’automne, / Vous nous avez quittés quand octobre est venu ».

de rares poèmes personnels, comme celui dédié à son père : « Et lorsque ton cercueil disparut sous la terre, / Dans le gouffre implacable où nul rayon n'a lui, / Je crus que tout mon être au fond du cimetière / S'ensevelissait avec lui. »

un poème sur les Autochtones avec tous les préjugés habituels : « Le dernier Montagnais va disparaître un jour, / Sans laisser plus de trace, hélas! de son passage / Que la feuille, emportée au souffle de l'orage, / N’en laisse sur les flots au reflet si changeant / De l'Ouiatchouan qui tonne au bord du lac Saint-Jean. »

Le style de Chapman a été souvent critiqué : impropriétés de termes, style gonflé, défaut syntaxique, usage trop fréquent de la répétition. Toutefois, les commentateurs finissent tous par admettre qu’il a aussi laissé de beaux vers.

« Chapman a mis dans ses vers moins de sincérité et plus de grandiloquence que tous ses émules. Il est le poète rhéteur par excellence, qui ne recule pas devant le développement oratoire, celui-ci fût-il déjà usé. Mais il arrive à Chapman ce qui arrive à tous ceux qui battent de l’aile: c’est que parfois il s’envole, et monte, et plane et emporte avec lui l’admiration du lecteur. Il a écrit de très beaux vers, d’une belle envergure. Il lui manque d’avoir une inspiration plus constante, une pensée plus drue, des strophes moins languissantes et moins verbeuses. Il noie trop souvent son idée dans l’amplification. » (Camille Roy, Manuel d’histoire de la littérature canadienne de langue française, Beauchemin, 1939, p. 65)

« L’on a souvent comparé Fréchette à Chapman, vu la grande rivalité qui, un jour, exista entre eux. Les deux partagent certains défauts, en particulier, l’hyperbole, le cliché, la tendance à la déclamation; et des qualités comme l’ampleur majestueuse du verbe, la richesse du coloris et la vérité du réalisme. Mais Fréchette possède un génie plus varié et plus souple ; une sensibilité plus délicate et plus frémissante, qui s’exprime en des accents plus intimes et plus émus. Il est plus poète que Chapman. » (Albert Dandurand, La poésie canadienne-française, Albert Lévesque, 1933, p. 92)

William Chapman sur Laurentiana
Les Québéquoises (1876)
Les feuilles d’érables (1890)
Les aspirations
(1904)
Les fleurs de givre (1912)
Le lauréat (à venir)

1 décembre 2023

Forêt vierge folle

Roland Giguère, Forêt vierge folle, Montréal, L’Hexagone, 1978, 219 p. (coll. Parcours)

Forêt vierge folle ne fait pas partie de la collection « Rétrospectives » de l’Hexagone.  Il s’agit du  premier recueil d’une nouvelle collection nommée « Parcours ». Il contient des poèmes, des essais et des images, ce qui en fait un livre-objet, selon l’éditeur. Il est difficile de savoir si les textes et les images apparaissent toujours suivant un ordre chronologique. Deux poèmes ont déjà été publiés dans Le défaut des ruines est d’avoir des habitants : « Signaux » et « Grimoire ». Deux courtes suites poétiques, Abécédaire (un jeu verbal et phonétique publié en 1975) et J’imagine (un texte inspiré des manifestations de 1968 publié en 1976), ont déjà fait l’objet d’un recueil aux éditions Erta.

Pour le reste, voici un aperçu de ce qui m’a semblé le plus important. On trouve dans Forêt vierge folle :

§  Quelques poèmes sentimentaux dont : « À l’ombre de ma vie » :

l’ombre c’est encore et toujours toi
toi qui t'agites dans les replis de ma vie
je te vois cernée de mes bras douces tentacules
et plus que tout autre je me vois cerné par I'amour
plus que tout autre je ne vois pas d'issue à mon avenue
si ce n'est la lueur de ton front appuyé sur le mien
mon front près de ton front
et ma main qui toujours dessine sur les pierres humides
l'itinéraire d'une vie que j'ai mise comme enjeu
le hasard s'est mis entre mes mains
comme un pigeon blessé de l'aile
je n’ai plus qu’à lui fermer les ailes (p. 34)

§  Des poèmes-collages surréalistes à partir de découpures des journaux;

§  Un poème manuscrit lors du décès d’Éluard, repris plus loin et dactylographié;

   


§  Un poème intitulé « Viendra le jour », écrit en 1952, que la génération hippie n’aurait pas renié;

§  Vingt-quatre pages de dessins que Giguère avait l’habitude de tracer dans les marges de ses poèmes :

 


§  Quelques textes qui évoquent des ruines à la suite d’un cataclysme, par exemple « Le temps de l’opaque» : « L’Opaque. L’opaque feutré, ouaté, avec ses hautes bottes noires, s’emparait du village, posait sur les visages un masque de plomb et enlevait à toutes choses le moindre reflet vivant. C’était l’Opaque, l’opaque des momies et du granit noir, l’opaque de la cristallisation des eaux courantes, l’opaque de roc et de bitume, l’opaque des sables mouvants, des marais de miel sombre et de l’enlisement. Le Temps de l’Opaque était venu. » (p. 75)

§  Certains textes critiques sur la peinture, le dessin, la poésie, y compris ses pratiques, son esthétique : «Le peintre, le vrai, est en quelque sorte un plongeur qui, méprisant la surface du fleuve où tout est clair et précis, donc sans intérêt pour lui, s’acharne à descendre, de plus en plus profondément, risquant à chaque plongée de se noyer, laissant chaque fois un peu de sa propre vie. » (p. 16) « Le poème m’est donné par un mot, une image, une phrase qui cogne à la vitre. Dès que cette phrase est couchée sur le papier, elle s’étale, pousse ses ramifications, croît comme une plante ; le poème s’épanouit selon un élan, un rythme naturel qu’il porte en lui dès le premier mot. (p. 103) « La prémonition est certainement l’un des pouvoirs de la poésie puisque le poète, en somme, n’est rien d’autre qu’un sismographe qui enregistre les tremblements d’être. » (p. 111-112)

§  Une suite intitulée « Cartes postales » où Giguère parle de voyage : « Je ne suis pas où vous pensez. Pays perdu, pays ruiné. Le soleil, ici, perce et tue. Comme chez vous la neige. Plages inutiles. Sable. Mes paysages sont vos yeux, votre dernier regard à l’orée de l’érablière. Je ne voyage pas, je m’absente. »

§  Plusieurs de ses gravures, mais aussi celles d’objets ou de peintures qu’il admire :

 

Plusieurs poèmes, dans la dernière partie, disent l’usure du temps mais, malgré tout, la persistance de l’amour : 

ENTREFILETS

Dans mes profondeurs je remue
je
fais mon feu à l’ombre
j'essaie
d’éclairer ma cave
pendant
que le grenier croule

rien
qui vaille dans tout cela
sinon
l’étincelle.
***
je suis à la hauteur
j'aspire
et j’espère une heure bleue
comme
hier vous m’aviez promis
entre
deux pleurs
et
j'irais plus loin aussi
si
tout n’allait pas sans heurts.
***
la vue voilée par trop de toiles
on
oublie l’horizon présent

le
ciel coule sur tous les flancs
l'ancre
traîne dans un fond de sang

on
ne compte plus les étoiles dans l’étang.
***
Où sont les mots que j’ignore
sont ces lettres qui me manquent
pour
dire simplement je vous aime
dans
ce déferlement de cris
au
coin de la rue à midi ?
***
Défilé de couleurs
au
coin de l’œil qui cligne
parade
de signes en un jour de deuil
le soleil sombre
dans
un ciel indigne.
***
Loin des maisons moroses
fleurit le souci
voici
la prose
que
je vous avais promise.

Ce qu’il y a d’exceptionnel avec Giguère, c’est que son œuvre couvre tous les âges. On peut ainsi prendre la mesure d’une vie. Je n’avais jamais lu Forêt vierge folle. Aucun autre de ses livres ne nous fait autant aimer Giguère. On découvre un artiste, ses tâtonnements, et un homme vieillissant qui cherche toujours sa route et une épaule pour accrocher sa vie. 

Roland Giguère sur Laurentiana

Éditions Erta
Faire naître
Les nuits abat-jour
Yeux fixes
Midi perdu
Images apprivoisées
Les armes blanches
Le défaut des ruines est d’avoir des habitants
Adorable femme des neiges
L’âge de la parole
La main au feu
Forêt vierge folle
Voix de 8 poètes du Canada

24 novembre 2023

La main au feu

Roland Giguère, La main au feu, Montréal, Éditions de l’Hexagone, 1973, 145 pages. (coll. « Rétrospectives »)

La main au feu comprend : 

§  28 poèmes inédits, couvrant la période 1949-1960, dont Liminaires (3 poèmes) et La main de l’homme (25 poèmes);

§  deux sections du recueil Le défaut des ruines est d’avoir des habitants (1957), à savoir Miror et Lettres à l’évadé;

§  deux recueils publiés après 1960 :  Pouvoir du noir (1966) et Naturellement (1968);

§  un texte paru dans les Écrits du Canada français (no 16, 1963), soit Dialogue entre l’éphémère et l’immobile.

Je ne reviendrai pas sur les parties déjà bloguées : Miror et Lettres à l’évadé.

Liminaires : À vingt ans, Roland Giguère, d’une lucidité étonnante, offre un aperçu de la démarche qui sera la sienne : « Pour ouvrir une seule fenêtre, il nous fallait enfoncer un nombre incalculable de murs. Plusieurs fois, au terme du poème, nous sommes allés traverser un fleuve, les yeux fermés, dans le seul désir de créer d’autres rives; en plein ciel, nous avons façonné des îles par centaines pour pouvoir un jour les inonder. » (« Au futur », 1949)

La main de l’homme : La plupart des poèmes sont en prose. Plusieurs empruntent la voie du récit, un récit alambiqué qui suit la logique du rêve ou du cauchemar. Le plus souvent, on retrouve l’idée d’une quête, d’une fuite même si le but n’est pas toujours prometteur. La traversée est toujours difficile. La nature est très présente, non pour elle-même, mais comme personnage de ces récits qui ressemblent parfois à des fables surréalistes. Les motifs, chers à Giguère, comme la main, le cri, le feu, la ruine, sont repris ici et là.

LA MAIN DE L’HOMME DÉTERMINE LA MOISSON

Du vase le plus pur parfois s’envolent les plus noirs corbeaux pour aller détruire les promesses de pain blanc couchées au soleil d'été, et si la main de l’homme, trop lourde, ne parvient pas à saisir une aile de corbeau et à la jeter au feu, c’en est fini : la prochaine saison en sera une de famine, et l’on aura beau retourner les jarres, rien n’en tombera plus, pas même une eau de pluie. / Ni pain ni eau. / Et le sommeil sera de sable.

Dialogue entre l’éphémère et l’immobile : Par le biais d’un dialogue, Giguère nous raconte une fable. « L’immobile c’est vous, / l’éphémère c’est tout ce que vous aimez. / L’immobile est vieux, millénaire, grave, / l’éphémère est jeune et enjouée. » Elle se termine ainsi : « L’immobile recèle l’imprévisible, souviens-toi ! Adieu! »

Pouvoir du noir (1966) est disponible sur internet. Le recueil accompagnait une exposition de 22 toiles de Giguère au Musée d’art contemporain. « Le poète sait très bien que le poids des mots varie selon l'éclairage des autres mots et la structure des phrases. De même, le blanc et le noir entrent dans un rapport dialectique modifié par l'espace. Le pouvoir du noir est fonction de la magie du blanc. » (Gilles Hénault dans la présentation du recueil). Extrait : « Dans la ténèbre de la vie / c'est la clarté qui envahit / l'opaque est l'assiégé / et nous saluons l'envahisseur / car l'envahisseur luit / dans notre nuit confuse / comme un souffle d'espoir / enfermé dans sa géode. »

Naturellement (1968) : Le recueil original comprend 8 poèmes accompagnés de 8 sérigraphies en couleur. Il a été tiré à 40 exemplaires. Il aurait été inspiré par la nature des Cantons-de-l’est, d’où le titre : « Des feuilles, des plantes ramassées autour de la maison, un papillon mort trouvé dans son atelier, et Giguère l’imprime sur le pochoir, tout l’arc-en-ciel est mis en contribution. Cela est sauvage, argileux, étoilé. Le poète est amoureux, tortueux, torturé. Les poèmes naissent de la même main, du même feu, du même désir… » (Gaétan Dostie, Le Jour, 30 mars 1974) Extrait : « le temps traverse le brasier et noircit / à l’aube nous fouillerons la cendre / pour célébrer la dernière étincelle // nous jaillirons ensemble. »

J’ai beaucoup lu la poésie des années 1950. Je ne vois aucune autre œuvre qui ressemble à la sienne. Giguère mélange l’intime et le social comme personne d’autres. Miron prendra la relève. Contrairement à plusieurs poètes des années 50, Giguère n’est pas à la recherche des sources du mal, mais toujours à la frontière pour apercevoir ce qui s’y trouve plus loin.

On peut chercher des significations complexes à cette œuvre, et on en trouve de brillantes sur le net. Quant à moi, on est d’abord devant un poète typographe peintre qui a sa propre voix, ses quelques thèmes et plusieurs façons de les apprêter. Et qui a propulsé la poésie québécoise vers de nouveaux horizons en conjuguant ses différents talents, ce qui en fait un incontournable.

Roland Giguère sur Laurentiana

Éditions Erta
Faire naître
Les nuits abat-jour
Yeux fixes
Midi perdu
Images apprivoisées
Les armes blanches
Le défaut des ruines est d’avoir des habitants
Adorable femme des neiges
L’âge de la parole
La main au feu
Forêt vierge folle
Voix de 8 poètes du Canada