11 janvier 2012

Les armes blanches


Roland Giguère, Les armes blanches, Erta, 1954, s.p. (Collection de la tête armée) (Avec six dessins de l’auteur) (Couverture d'Albert Dumouchel)

Le recueil ne compte que 11 poèmes et fait moins de 30 pages. Matériellement, il est très richement illustré, ce qui en fait un objet recherché des collectionneurs.

Tout le recueil est construit sur la tension aliénation-rédemption. Le poète ne réussit jamais tout à fait à se libérer d’un monde qui l’opprime. On peut penser que c’est la société qui est l’oppresseur.

Dans « Continuer à vivre », Giguère décrit un monde en décrépitude dans lequel fleurit un « cancer … invulnérable». Les hommes qui l’habitent ont été souillés par cette pourriture et, pire encore, s’en sentent responsables : « nous nous sentions virus / plaies béantes / pus poison plaies / mauvais sang et plaies ». L’imaginaire leur sert d’exutoire : « et pour continuer à vivre / dans nos solitaires et silencieuses cellules / nous commencions d’inventer un monde / avec les formes et les couleurs / que nous lui avions rêvés ».

Dans « Les mots-flots », le poète évoque le pouvoir créateur du langage. Non contents de le représenter, les mots transfigurent le réel, le déplacent, le prolongent : « Les mots-flots viennent battre la plage blanche / où j’écris que l’eau n’est plus l’eau / sans les lèvres qui la boivent ». Ils peuvent aussi bien révéler la beauté qu’engendrer la faille qui jettera par terre l’édifice : « un seul grain de sable et la mariée n’est plus à elle / ne s’appartient plus / devient mère et se couche en souriant / comme un verre renversé perd son eau / et les mots-flots envahissent la table / la maison le champ / le verre se multiplie par sa brisure / et le malheur devient transparent ».

« L’été torride » évoque un être aliéné dans un monde desséché : « on perdait la tête à chaque pas et l’on se retournait / pour s’apercevoir qu’elle n’était plus là ».

« Paysage dépaysé », dédié à « [s]es amis peintres », et « Van Gogh » décrivent un monde vide, déglingué, qui ne demande qu’à être remodelé : « le paysage était à refaire » ; « la vie revenait à ses sources de miel / sève et sang renouvelés / dans un crépitement de l’œil » Ou encore : « Une vie de tournesols commençait ».

 « Le silence aux champs » nous transporte sur le versant de la révolte : « La raison de nos silences toujours la même / reculait devant la force du cri ».

 « À cris perdus », « Les heures lentes » et « Les yeux du pain » évoquent encore et toujours cette tension entre le malheur qui écrase l’individu et la résistance qui laisse l’espoir : « le feu toujours prêt à s’ouvrir / au souvenir de la cendre sur la feuille / au moindre geste d’allumer le regard ». Rien n’est jamais acquis, toute conquête repose sur des assises qui peuvent s’écrouler à tout moment : « les heures coulent dans les lignes profondes de la main / sans s'arrêter sans rien noyer sans heurt / les heures coulent et la main doucement se resserre / sur la gorge d'un long ruisseau / mince filet de voix qu'il ne faut pas briser / gorge chaude / mince filet de vie qu'il ne faut pas broyer / à tout prix / au prix de ne plus jamais dormir la nuit / au prix même de la vie ».

« Roses et ronces » est l’un des poèmes les plus célèbres de Giguère. La musicalité et le rythme contribuent à sa beauté. Les mots « roses, ronces et rosaces », assemblés de différentes façons, reviennent comme un leitmotiv. Au-delà du matériau sonore, on y retrouve encore cette alternance d’images qui évoquent tantôt la sérénité tantôt la catastrophe : « la douceur envolée n’a laissé derrière elle / qu’un long ruban déchiré ». Le monde a perdu ses points d’ancrage : « le cœur bat comme une porte / que plus rien ne retient dans ses gonds » Et dans ce poème, cet équilibre si tenu bascule dans la noirceur : « rosace les roses les roses et les ronces / il y avait sur cette terre tant de choses fragiles / tant de choses qu'il ne fallait pas briser / pour y croire et pour y boire / fontaine aussi pure aussi claire que l'eau / fontaine maintenant si noire que l'eau est absente »

Le dernier poème, intitulé prosaïquement « L’effort humain », m’apparaît comme un épilogue : une dernière fois, Giguère évoque un monde en ruine, dont il fallait se libérer. Pourtant, la conquête demeure bien modeste, le tout ne tient qu’à « un cerceau retrouvé ».

Les Armes blanches, publié en 1953, est l’un des beaux recueils de la poésie québécoise. Il faut se rappeler que les éditions de l’Hexagone seront fondées en cette même année 1953. Quand on met ces deux événements en parallèle, on ne peut qu’admirer le travail de Giguère. On peut dire sans se tromper que tout un pan de la collection « Les Matinaux » s’inscrit dans la continuité du travail de Giguère. On parle ici aussi bien de la thématique que de la fabrication artisanale des recueils.

Lire « Roses et ronces »
Lire « Les mots-flots »
Sur les éditions ERTA
La collection « La tête armée »



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