26 juin 2015

Le Temps de vivre

Réginald Boisvert, Le Temps de vivre, Montréal, les Éditions Cité libre, 1956, 44 p.

Réginald Boisvert a été l’un des premiers artisans de la Société Radio-Canada. On lui doit entre autres Pépinot et Capucine. Il est aussi co-fondateur de Cité libre.

Les 17 poèmes du Temps de vivre ont été écrits entre 1949 et 1955.

Dans le poème initial, « Je parle avec des mots », Boisvert évoque la version chrétienne du début de l’humanité : on reconnaît la scène du paradis terrestre, avec le serpent et la femme, puis on assiste au dur labeur de l’homme condamné à travailler à la sueur de son front : « Je romps la terre et l’arbre, je sème / et je bâtis et je combats et je fais naître ». Le second poème du recueil, « Manes », poursuit sur cette lancée religieuse. On comprend que le poète enfant a reçu une éducation rigoureuse axée sur la morale chrétienne et le « péché de la chair » : « L’œuvre de l’âme et de la chair / n’est pas un rêve, mais un geste d’arbre fait, / un acte dans le vent / du bien et du mal, / une vie à bout portant ». Suit le poème « Jéricho » qui représente le désir de libération du sujet : « Ceux que navre l’inévitable / et ravissante œuvre de chair / ont engendré des gens sans bouche, / ô mon amour ».

En fait, tout n’est pas si simple. On ne se libère pas si facilement d’une morale inculquée à coup de sermons, de menaces et de peurs. Ainsi pour les jeunes filles : « Le printemps n’est qu’un étrange paysage / où s’éveillent, à peine sauves de froid, / celles qu’on a bercées pour qu’elles dorment, / qui refusent de surgir de leurs cheveux, / disant qu’on leur avait promis des rires ». Le sentiment de culpabilité ne s’évanouit jamais tout à fait : « Le temps passe […] / ceux qui maudissent / sont morts et pourtant vivent pour moi ma vie / […] Le temps passe, premier drame d’un enfant / malade et plein de bourreaux ». L’amour, bien que difficile, est le premier pas qui libère l’individu : « Ta salive m’a lavé comme une algue / et j’ai vécu des jours de sel. / Mon corps sans obstacle / n’est plus que ciel et feuillage / et matin d’août, / la terre a de pur ce que j’aime, / le monde est ce que j’ai d’heureux. »

Le reste du recueil raconte cette quête si particulière aux années 50, le droit d’exister corps et âme, la redécouverte des sens, l’abandon à l’amour physique, la conquête de la parole : « Dehors m’appelle et ce corps n’a rien d’inutile. / Ce dimanche est un habitat de parfums, d’où la forme inouïe des narines ; / de goûts, voici la langue savoureuse. » L’homme doit se réconcilier avec son corps, condition pour retrouver le monde qui l’entoure : « J’existe et quelque chose existe, un autour : il est une mer qui me baigne. »

La fin du recueil fait état de cet « homme nouveau »,  qui profite à fond de cet « autour », en paix avec son âme. (Lire l’extrait).

Ce que j’apprécie du recueil de Réginald Boisvert, c’est le traitement de la dualité âme-corps : il dénonce l’emprise de la religion sans passer par des accusations faciles. En quelque sorte, il met en scène le problème. On comprend l’effet durable que pouvait avoir sur des individus sensibles les multiples mises en garde contre ce corps qu’il fallait dompter au risque de  mériter l’enfer. En outre, j’aime beaucoup les illustrations d’Anne Kahane : des formes abstraites et épurées, des couleurs franches, le dessin dans sa plus simple expression. (Lire « Anne Kahane et la mise en scène du quotidien ») 


« La vraie vie est absente » Arthur Rimbaud

Présence aux quatre coins de l’âge, ailleurs,
sur une herbe et les plus vastes collines,
ici, sur tous les tons, sur tous les temples,
Loin de ceux qu’un dieu miroir fascine et broie,
serpent désespoir, beau fixe:
leur ciel trop longuement léché, trop belle image.
Dès le matin j’ai des membres qui saisissent, et
l’amour de voix aiguës
— j’offre l’amour au bruit futur, à tous les choeurs
de la musique.
J’existe pour le bonheur du métal, des fibres en
grand nombre,
atome au gré de ma table et poisson par le jeu du
phosphore,
vivant à la limite des cellules, chaleur jusqu’à
la fin du jour.
La vertu de l’arbre m’enchante et le fou rire des
maisons (il est ici de très soudains paysages)
et grave est le désir de ma chair.
A moi l’orge et d’autres graminées (repu je
souffre d’une absence),
l’ivresse, le pain noir, beaux fruits semés sitôt
que mûrs.
Vers l’horizon toujours possible, de voix en voix,
mon âme!
entre ce roc et le futur, le ciel va devant moi
jusqu’au vertige.
Je cours à des splendeurs terribles
— de heurt en heurt toujours active, ô ma joie,
d’ici les astres inouïs.


19 juin 2015

Présence de l’absence

Rina Lasnier, Présence de l’absence, Montréal, L’Hexagone, 1956, 67 p.

La « beauté » en poésie, qu’entendait-elle par là ? C’était à ses yeux une caractéristique des grands accomplissements, catégorie au-dessus du lyrisme quotidien. Un sens de la richesse par accumulation, par un emboitement d’images dans une charpente fruste mais solide, souvent comparable aux enchaînements bibliques. (Jean-Pierre Issenhuth)

L’œuvre de Rina Lasnier est peu accueillante, du moins pour moi. D’abord, il y a cet éloignement du réel, même si la nature y est omniprésente, mais une nature convoquée davantage pour sa valeur de symbole. Il y a aussi une conception de la vie qui appartient à une époque que ma génération s’est efforcée d’oublier. Et il y a souvent un déluge de mots qui finit par envahir le sujet du poème au risque de le faire sombrer.  

Heureusement il y a aussi de courts poèmes comme « C’est toi » : « C’est toi les trente-deux vents  / Dans l'omniprésence de l’air; / Et c’est moi l’herbe précaire / Quand ta voix glisse de la pierre. // Ne parle pas à la pierre / Elle n’écoute que sa durée; / C’est moi ce cœur périssable / Sûr comme l'aveu dans le vent... » Deux êtres séparés, leur impossible rencontre, leur attachement indéfectible; la terre et l’air, leur fusion difficile. Il me semble que la « manière de penser », toute en contradictions, de l’auteure est bien résumée ici.

Présence de l’absence est le premier et le plus connu des poèmes du recueil. Pour rendre la force du sentiment amoureux, Lasnier convoque et conjugue tous les éléments de la nature : l’air, le feu, l’eau, la terre fusionnent même quand ils se repoussent : « Tu es né mêlé à moi comme à l'archaïque lumière les eaux sans pesanteur, / Tu es né loin de moi comme au bout du soleil les terres noyautées de feu ». Les éléments terrestres échangent tant bien que mal leurs propriétés avec les éléments aériens, dans un va-et-vient tout en verticalité, comme le suggérait le titre d’un recueil précédent, « Le Chant de la montée ».

Revenons au titre. On comprend tous que les absents puissent avoir une présence importante, voire obsédante. Mais tel n’est pas vraiment le propos de l’auteure. On dirait plutôt que l’absence a le pouvoir de magnifier l’amour, de le nourrir, de le rendre plus présent : « C’est moi l’amour sans la longue, la triste paix possessive... / Moi, je suis en toi ce néant d’écume, cette levure pour la mie de ton pain; / Toi, tu es en moi cette chaude aimantation et je ne dévie point de toi ». C’est ce jeu de l’attirance-repoussoir qui donne un sens à cet amour. On le notera, c’est l'amoureux le point d’ancrage, tout aérien soit-il : « C'est moi qui fais lever ce bleu de ton regard et tu couvres les plaies du monde. » On notera également qu'il ressemble davantage à un « pur esprit » qu’à un être bien en chair et pourtant celui-ci n’existerait pas sans elle : « Toi, tu nais sans cesse de moi comme d’une jeune morte, sans souillure de sang; / De ma fuite sont tes ailes, de ma fuite la puissance de ton planement. »

L’amour est au cœur de la plupart des poèmes du recueil, mais un amour vécu à distance. Le poème « Présence de l’absence » se conclut ainsi : « Je suis l’embrasement amoureux de l’absence sans la poix de la glutineuse présence. » Le poème « Angoisse » fait aussi état de l’intransigeance du sujet: « Je veux saigner solitaire et sécher debout / comme l’animal émincé de la graisse et la boue »; « J’ai refusé le sein de chair pour l’allaitement de la pierre ». Je lis une forme de solitude hautaine, une volonté de se dépouiller de tous les attributs physiques qui matérialiseraient cet amour. Dans « Jungle de feuilles », Lasnier traite du lien entre l’arbre et la forêt envahissante : « Absence de la forêt suffoquée de feuilles, / luxuriance à pourrir l’armature de l’arbre, / toison sans tête, sans ossature, monstre de pelage ; / frondaisons sans sursis de ciel au bras des branches. » Encore une fois on note la pureté de l’arbre solitaire opposée à la forêt glutineuse. Celle-ci n’est qu’une « jungle tiède où manque la gloire amoureuse d’un corps incendié ».

Pour le reste, disons que la composition du recueil est assez déroutante. Y a-t-il un ordre, j’en doute. Ainsi sont intercalées des pages 25 à 36 une série de « Chansons » d’inspiration folklorique et religieuse qui ont bien peu à voir avec les poèmes qui les précèdent et les suivent. On dirait un intermède ! Suivent deux poèmes en anglais et d’autres qui semblent être des œuvres de circonstance. Et à travers tout cela, des poèmes plus descriptifs, souvent sur le motif de l’arbre, des poèmes religieux et encore des poèmes intimes, à l’image des premiers du recueil.

Malgré l’éparpillement thématique, l’hermétisme et une logique qui me heurtent, Présence de l’absence mérite d’être lu. Dans ses meilleurs poèmes, Lasnier a du souffle, du rythme, bref un emportement verbal qui vient nous chercher. Pour tout dire, il y a une beauté du langage qui transcende un peu tout le reste.

Le reflet

Sitôt que j'avais vu le reflet qui nous sauve…

Tes yeux entre les ailes de ton regard,
Cet oiseau bleu redevenu sauvage,
Au grillage de ta juste colère
Il tremble et sur soi se resserre ;
Mais toute tempête est blessée de bleu
Et toute marée se brise de jeux,
Et tout mal se dissout en aveux.

Le bleu vient de plus haut que la lumière,
Il voit plus loin que l’écume de la mer,
Il s’adoucit mieux que le bleu de la neige ;
Quand sur les miens se fermeront tes yeux
Pour ne plus voir l’écart de l'aile bleue,
Retirant nos larmes et nos souffles
Nous relierons le faisceau de nos bouches.

« Présence de l’absence » : écouter la belle lecture de  Gilles-Claude Thériault
Lire le numéro de Liberté consacré à l’auteure, surtout l’article de Gilles Marcotte.

12 juin 2015

Les Enfants continuels

Suzanne Paradis, Les Enfants continuels, Québec, Chez l’auteure, 1959, 65 pages (Illustration de la couverture : Claude Duchesne)

À l’orée des années 60, le recueil de Suzanne Paradis est publié à compte d’auteur et on peut le comprendre. On retrouve dans les 17 poèmes qu’il contient les éléments de la versification classique : partout des quatrains, presque toujours des alexandrins, des rimes, des césures…  La plupart des poèmes font autour de 15 quatrains.

Le recueil s’ouvre sur un poème dans lequel s’exprime le profond désir de vivre de ces « enfants continuels », et qui traduit bien le ton du recueil : « Passez, passez - passante - et ne laissez vos pas / dans ces sentiers boueux éterniser leur trace, / mais passez donc, allez ! et ne vous penchez pas / avec autant de grâce... » La nature est partout présente, une nature riche d’appels : « Sommeil léger d’automne, sangs et ors mêlés, / le ciel guette la vie au fond de la nature, / je dors le temps enfoui dans la jupe des blés / et sans rêve, et nouant ma constante aventure ». La mer, ou le fleuve, sont aussi liés au thème du départ : « J’ai déplié la vague à longueur de voyage / route de mer, de ciel et d’astre jaillissant / du plus profond de mon sang, / et la voile a claqué au vent d’appareillage ». Et cette quête de dépassement passe par la recherche amoureuse : « nous occupons la mer de nos mille voilures, / nous reviendrons nous reviendrons / le flot dansant de nos figures / et de nos avirons // cherchant la rade douce aux mouvances heureuses. / Nous reviendrons en fin de jour / la voix légère et l’âme creuse / faites ensemble pour la mer et pour l’amour ». La parole tient du « défi » (titre d’un poème) : « Vous répondrez au ciel du meilleur de la terre »; et de l’orgueil : « Qu’importe où tu conduis ta barque sans retour / je franchirai tes mers, insolente et tranquille, / les autres rentreront tristement dans leur ville / leur cortège de joie et de douleur autour ». Le recueil se termine par une « Invitation au silence » qui laisse un peu perplexe : « C’est la fin des cerises, c’est la fin des pommes / les hangars odorants rêvent de confitures »; ou ces deux vers qui closent le recueil : « les rideaux sont tirés, la terre dort en mottes / je ne puis plus rien dire, ah! Nous rentrons sous terre / silence mon escorte. »

Je connais mal Suzanne Paradis. Comme tout le monde je l’ai entendue lors de la Nuit de la poésie en 1970, mais je n’ai lu aucune autre de ses nombreuses œuvres. Il est bien évident que Les enfants continuels n’est pas parfait. C’est son premier recueil, elle est encore très jeune et il y a un certain académisme (autant dans la forme que dans l’écriture) dont elle ne s’est pas affranchie. Rien à redire sur le contenu, il est porteur de sens; par contre, ici, tout l’attirail de la poésie classique sert très mal le recueil, d’autant plus qu’il y a un souffle chez Paradis qui exige toutes les libertés.

Les Enfants Terribles
Nous partirons sans peur après avoir longtemps, / comme poucet, semé de quoi nous reconnaître / sans besoin de nous dire d’adieux en partant, / vifs comme des agneaux puisqu’on nous envoie paître;

ensemble mes enfants nous partirons lancés / à l’assaut d’avenirs aux couleurs d’oriflammes, / et riant sans éclat par nos jeunes passés / nous courrons la forêt comme une seule flamme.

Ah forêt frémissante de passions d’oiseaux / et des chaudes amours des bêtes matinales, / le galop de nos pas le long des arbrisseaux / dans vos flaques de sève et vos odeurs fatales

étreindra le silence où naissent vos ruisseaux.

Et pour nos pas chantants, le rêve inventera / le monde entier qui bat des rouleuses planètes, / nous briserons autour à force de nos bras / les rondes des brouillards où perdrions la tête;

aux rebours bleus des nuits, ô mes enfants punis, / nous retrouverons claire l’aube solennelle / rien qu’en suivant les jours, sentiers indéfinis, / d’où remontent nos yeux et nos forces charnelles.

Je vous aime d’amour, grands songes interdits / de terre vaste faite d’autant de lumière / et votre règne enfin, ô mes enfants maudits, / transforme jusqu’au cœur nos amours coutumières

et réveille aux artères des sangs engourdis.

Ensemble, ensemble et loin, hors des pays conquis / nos jeux découvriront des directions profondes / et distribueront les biens pas encore acquis / des villes que personne, ô mes enfants, ne fonde !

Ah nous n’habiterons nulle terre à jamais, / les cailloux sont semés et poucet perd la trace / mes enfants, mes enfants, vous savez qui j’aimais / et qui j’aime, partons, puisqu’en avons la grâce.

Chevauchons, le soleil étourdit l’horizon / et derrière sommeille la grande aventure, / nous l’irons éveiller des cent folles raisons/  que sans cesse alentour de nous la vie rature

sur les pages du ciel que dictent les saisons.

Quand nous serons partis, mes enfants, mes enfants, / dans le halo de joie et de liberté neuves / qu’autour de nous ont fait briller les vents méchants / nous n’entendrons pleurer sœurs, suivantes, ni veuves;

dessus les blés en feu et les étangs glacés / nous ferons la ronde éternellement nouvelle / des éternels enfants, voyageurs et blessés, / que la vie a marqués et que le temps nivelle,

pour passer à leurs doigts ses vieux anneaux cassés.

Lire cette entrevue donnée à Lettres québécoises, n° 43, 1986, p. 15-17. Paradis parle de sa condition d’écrivain avec beaucoup d’acuité et de franchise: « Une entrevue de Lettres québécoises avec Suzanne Paradis, poète et romancière »

8 juin 2015

300 000 visiteurs


Vous m’auriez dit en ce mois de novembre 2006, quand j’ai commencé ce blogue, que je le poursuivrais neuf ans plus tard, et je vous aurais ri au nez, tant j’étais branché sur la littérature récente. Au départ, mes ambitions étaient très modestes. Je voulais ramener en surface cinquante livres québécois de plus de cinquante ans dont l’oubli m’apparaissait injuste. Rapidement j’ai abandonné cette limite (de toute façon, il fallait lire beaucoup de livres pour établir cette liste) et je me suis lancé, un peu tête baissée, à gauche et à droite, au bonheur de mes trouvailles chez les bouquinistes. Si mes calculs sont bons, ce sont 534 livres (de plus de cinquante ans, cette limite évoluant au fil des ans) que j’ai blogués jusqu’ici, sans compter les commentaires plus généraux sur l’histoire littéraire, sur certains illustrateurs, etc.

Aussi bien le dire, c’est le collectionneur en moi plus que le littéraire qui m’a fait lire tous ces bouquins, car on ne collectionne pas les livres comme on le fait pour les cendriers d’hôtel ou les tasses de porcelaine. Un livre, on ne peut s’empêcher de le lire, ne serait-ce que partiellement; il me semble qu’il y a comme une impolitesse à le laisser là sans l’ouvrir.

Bien entendu, plusieurs ont peu d’intérêt littéraire, mais si on se penche de plus près, si on écoute bien, on entend toujours une voix, celle d’un auteur, celle d’un temps révolu. C’est quand même extraordinaire d’entendre la voix du dix-neuvième siècle de l’anonyme Georges Lemay que je suis en train de lire : « Si mon livre, quelque médiocre qu'il soit, fait tomber une larme, s'il élève une pensée jusqu'à Dieu, s'il ferme une plaie, s'il relève un courage abattu, j'aurai fait une bonne action. // Qui sait, un poète y trouvera peut-être le germe d'une inspiration féconde qui lui fera créer une grande œuvre - je me glorifierai d'avoir été la cause obscure, mais heureuse de ce nouveau rayonnement... // Le frêle brin d'herbe, que le poids d'un insecte peut ployer, a sa mission dans le monde, comme la planète aux majestueuses proportions, qui parcourt avec ses satellites l'orbe tracé par le doigt de son créateur. » On imagine facilement le « pauvre auteur », plein d’espoir, mais aussi avec la trouille au ventre, de voir son œuvre soumise au jugement public. Cette modestie qu’on retrouve chez la plupart des auteurs de l’époque ne doit pas nous tromper : bien entendu, on peut y lire l’indigence culturelle d’une communauté, mais aussi l’espoir non avoué d’un auteur d’être plus qu’un relais malgré ce qu’il en dit. L'espoir d’être lu, d’être aimé, d’être admiré.

J’en suis donc à 300 000 visiteurs. Le tout a débuté lentement, cela va de soi, mais est allé en progressant. Cette année, mon site a accueilli près de 50 000 visiteurs. Et si on parle en termes de pages vues, sûrement au-delà de 100 000 (un visiteur peut voir 5 pages en suivant des liens).

Blogger fournit toutes sortes de statistiques sur les blogues depuis 2010. Deux éléments m’intéressent particulièrement, au-delà du nombre de pages vues : les pages les plus populaires et l’origine des visiteurs. Voici donc les dix pages les plus populaires des 5 dernières années : 1. Maria Chapdelaine de Louis Hémon; 2. Un homme et son péché de Claude-Henri Grignon; 3. Bousille et les justes de Gratien Gélinas; 4. Le Survenant de Germaine Guèvremont; 5. La Scouine d’Albert Laberge; 6. Bonheur d'occasion de Gabrielle Roy; 7. Trente arpents de Ringuet; 8. Menaud maitre-draveur de Félix-Antoine Savard; 9. La littérature du terroir au Québec; 10. Les Demi-Civilisés de Jean-Charles Harvey.

Bien sûr, on y décèle le passage de maints étudiants, et cela fait plaisir au vieux prof en moi, même si ça désespère certains de mes ex-collègues qui craignent que les étudiants préfèrent mes résumés à la lecture obligatoire de leur bouquin. Ah! Ces jeunes profs et leurs drôles d’idées!

C’est sûr que, dans une proportion de 95%, mes lecteurs sont québécois ou canadiens-français. Mais j’ai aussi des lecteurs « internationaux », d’aussi loin que l’Inde, qui m’ont écrit. Voici le classement de l'origine des visiteurs depuis 2010 : 1. Canada; 2. France; 3. États-Unis; 4. Allemagne; 5. Russie; 6. Ukraine; 7. Belgique; 8. Royaume-Uni; 9. Maroc; 10. Pologne.

Un jour, je vais sans doute m’arrêter, mais pas dans l’immédiat. Je ne me fixe aucun but, même si je sais qu’il y a encore des dizaines de livres qui exigent un peu de politesse de ma part et le premier titre qui me vient en tête, c’est Brochuges de Claude Gauvreau, qui m’attend avec cette patience infinie de ceux qui savent qu’ils vont résister au temps. Je ne révolutionnerai pas la lecture de Gauvreau, je le sais, mais je devrais être en mesure d’écrire deux ou trois petits trucs sensés sur ce recueil. C’est pour l’automne, promis.

5 juin 2015

Geôles

Michèle Lalonde, Geôles, Montréal, Éditions d’Orphée, 1959, s.p. (Illustration de Madeleine Morin)

Le recueil s’ouvre sur un « paysage » d’apocalypse : « un homme marche seul  / de par les rues pavées de cendres des cités éteintes / le ciel saigne sur lui »; et se referme sur la mort cosmique du groupe auquel appartient le sujet : « et le blême reflet de nos mains / spectrales et fines / que hante le geste insensé de la reconquête / nos mains tardivement fébriles / crevant l’artère cosmique des sphères  / pour l’éblouissante blessure des nébuleuses ».

Entre ce début et cette fin, on y voit un individu (« je ») ou le plus souvent un groupe d’individus (« nous » ou « ils »), prisonniers de leurs peurs, de leurs « geôles » mentales, parfois menottés, dans un monde de « faux-miroirs », des individus paralysés, incapables de réaliser leurs « songes » et leurs « désirs », des individus brimés avec quelques sursauts de révolte, quand même à leur « joie », des individus « seuls » dans l’attente d’une délivrance qui ne viendra pas tout compte fait.

Il y a 21 poèmes, 15 dans la première partie intitulée « geôle » et 6 dans la seconde intitulée « les pièges entrouverts ». Déjà les deux sous-titres donnent une image du recueil. Mais il y a mieux : l’utilisation du motif de la main (les doigts, la paume, le poing) présent dans 17 poèmes. Bien sûr, la main c’est le symbole du faire, de l’action. Inutile de décortiquer davantage le motif, il suffit de lire tous ces passages pour comprendre l'inutilité de ces mains, tantôt blessées, tantôt combattantes, tantôt vaincues  : « silence de nos paumes sereines »; « j’ai pitié de nos mains disjointes »; « nos mains trouées »; « paumes vaincues et ravagées »; « doigts crevés »; « mains maudites »; « nos mains sont lourdes »; « nos doigts meurtris »; « nous crispons nos poings »;  « nous avons déchiré nos fragiles paumes »; « les mains chargées des débris d’un fol orgueil »; « mais voici ma main / posée sur la braise / en guise de lanterne »; « on les a condamnés pour éternellement / à joindre leurs mains / sur le vide immense de leur détresse »; « leurs mains jonchées de cadavres de rois étranglés »; « leurs poings sanglants / levés à la face des mondes balafrés d’aube »; « et leurs mains malhabiles / qui cherchaient vainement des gestes »; « ils n’ont plus de paumes »;  « ils avaient cédé leurs deux  mains / au premier mendiant venu »; « qu’ai-je de mes deux mains ferventes / façonné pour l’exacte rédemption de nos désirs »; « j’ai des limaces / au lieu de mes mains »; « je cherchais ta main couleur de givre »; « j’ai mes doigts comme cinq mauvaises ronces »; « nos mains tardivement fébriles ».

On ne peut s’empêcher de penser au  Tombeau des rois d’Anne Hébert (un peu aux Îles de la nuit aussi, par le ton et la parenté de certains thèmes), quoique le traitement soit ici plus lyrique, plus emporté. À cause des sentiments d’emprisonnement, d’impuissance et de révolte contenue, il est tentant de faire un rapprochement avec ce que certains ont appelé les « poètes de la solitude », même si Lalonde donne beaucoup plus dans le traitement social que Garneau, Hébert et Grandbois. Ceci dit, il ne faudrait pas croire que ce recueil n’est qu’une pâle imitation de ses prédécesseurs, il y a déjà les années 60 dans cette poésie. Un peu comme Miron et les poètes de l’Hexagone (je ne comprends pas que ce recueil n’ait pas été repêché par l’Hexagone), Lalonde fait l’état des lieux et traduit ce climat de colère mal contenue qui va s’exprimer, jusque dans la violence, au début des années 60.

combien doux

combien doux
combien doux l’exil
combien parfaite la solitude

nous hantons les rivages verts
d’une île à la dérive
un seul horizon nous garde
impassible et fixe

nous projetons notre ombre gigantesque
sur toute la mer
nous sommes démesurés
vastes de tout nous-mêmes
nos jours sont sans mesure
à la merci du seul désir

nous cueillons les petits poignards semés
au jardin de notre être

la clameur obstinée des anciens continents
nous atteint
comme un large éclat de rire

les mains chargées des derniers débris d’un fol orgueil
nous nous tenons debout droits et défiant les mondes 
par ce geste vertical 
de notre présence