31 décembre 2010

LE PREMIER DE L'AN 1861

I
Écoutons... Minuit sonne, et la cloche sonore
Semble jeter au vent le glas des trépassés...
Écoutons ce que dit l'airain qui vibre encore:
Emporté par le temps dont le souffle dévore,
Un an vient de s'enfuir dans les siècles passés!

Un an vient de sombrer sur l'océan des âges,
Et la main du présent lui jette un linceul noir.
À son premier matin l'air était sans orages,
Le ciel pur et serein, l'horizon sans nuages,
Et son premier soleil fut un rayon d'espoir.

Mais à peine avait-il, sur la mer onduleuse,
Laissé flotter sa voile au souffle du Midi,
Que la foudre sortant d'une nue orageuse,
Vint fracasser le mât de la nef voyageuse,
Et la vague écuma sur son flanc arrondi.

La nuit couvrit le ciel et s'étendit sur l'onde;
L'Autan fit retentir son râle de géant;
Et l'esquif emporté par la vague profonde,
Sans voile erra longtemps sur l'abîme qui gronde
Et sombra tout à coup dans le gouffre béant.

II
Le siècle où nous vivons est un siècle en délire,
Avait dit un poète à la puissante lyre.
Soufflant partout le vent des révolutions,
L'esprit voltairien, avec un rire infâme,
Veut jeter son poison dans l'âme
Et courber sous son joug le dos des nations.

Pauvre siècle qu'on nomme un siècle de lumière,
Où l'on voit, aux palais comme sous la chaumière,
Fermenter le désordre et le mépris des lois!
Où des bandits sortis des tripots et des bouges,
Hurlant sous leurs longs drapeaux rouges,
Jettent l'éclaboussure à la face des rois!

On les a vus les fils de ce siècle parjure,
La bouche vomissant le blasphème et l'injure,
S'attaquer à la main qui voulait les bénir;
On les a vus portant une main sacrilège
Sur ce que Dieu même protège,
Et qui disaient au Christ: Ton règne va finir!

Italie! Italie! ô terre infortunée!
Pendant le cours sanglant de cette longue année,
Que de ruisseaux de sang ont sillonné ton sol!...
Quel est l'audacieux dont la main inhumaine
A brisé ton bandeau de reine
Et dans sa rage osa te souiller par un viol?...

III
Entendez-vous là-bas, par delà l'Atlantique,
Comme le bruit pressé de chocs retentissants?...
La révolution, sanglante, satanique,
Dans ses ongles étreint les peuples frémissants.

Devant son oeil hagard tout tombe, tout s'écroule;
Tout l'Occident s'émeut au seul son de sa voix;
Et le monstre au milieu des ruines qu'il foule
Est altéré du sang des prêtres et des rois.

Et le vieux monde qui, sur son front chauve et blême,
Porte le crime écrit en stigmates d'enfer,
Sur sa lèvre crispée étouffant un blasphème,
Se tord comme un serpent sous ses griffes de fer.

Tu mourras! avait dit cette hydre sanguinaire,
A la Foi, que son bras voulait anéantir...
Elle avait oublié que la Foi du Calvaire
Se retrempe et renaît dans le sang du martyr.

IV
À son blasphème horrible, à sa clameur impie,
Vos coeurs se sont émus, ô fils du Saint-Laurent,
Et la Foi qui dans vous n'est jamais assoupie
A su parler plus haut que les cris du tyran.

Vous vous êtes levés, levés comme un seul homme,
Et le monde a pu voir un peuple nouveau-né
Jurant de protéger le Pontife de Rome
Contre les attentats d'un traître couronné.

Vous avez protesté contre la perfidie
Et le flagrant mépris du droit le plus sacré;
Contre la trahison si lâchement ourdie
Pour briser le pouvoir d'un vieillard vénéré.

Hier encore, ouvrant les vieilles basiliques
Que vos pères jadis élevèrent à Dieu,
Vous vous précipitiez sous leurs vastes portiques,
Et la foule encombrait les parvis du saint lieu.

Et là, le front penché dans l'ombre et la poussière
Vous répandiez à flot l'encens de la prière
Autour d'un glorieux tombeau;
Vous adressiez des voeux au Dieu de la victoire
Pour l'âme des héros tombés couverts de gloire
Aux champs de Castelfidardo.

Et vous disiez: « Honneur à ces nobles victimes,
A ces vaillants guerriers, défenseurs magnanimes
Du droit contre ses oppresseurs!
Pimodan, Parcevaux, dignes d'apothéoses,
Tombés en défendant la plus sainte des causes,
L'Univers vous doit des honneurs! »

C'est bien, fils de Champlain, qu'un noble sang anime!
Vos cœurs n'ont pas éteint cette flamme sublime
Qui vous brûla dans tous les temps!
Et si, brisant le plomb qui recouvre leur bière,
Nos pères aujourd'hui revoyaient la lumière,
Ils souriraient d'orgueil en voyant leurs enfants.

V
Et maintenant pour nous une autre ère commence;
Sur les ailes du Temps un nouvel an s'avance,
Apportant nos destins dans l'ombre ensevelis.
Vient-il donner au monde un rayon d'espérance,
Ou, triste messager, porte-t-il la souffrance
Et les sombres malheurs enfermés dans ses plis?...

Quoique nous ne puissions sonder l'urne profonde
Qui dérobe à nos yeux les destins de ce monde,
Attendons sans effroi les éternels arrêts!
La barque du Pêcheur sait défier l'orage:
La parole d'un Dieu la garde du naufrage;
Le monde peut crouler, mais l'Église, jamais!

(Louis Fréchette, Mes Loisirs, Québec, Typographie de Léger Brousseau, 1863, p. 47-54)

30 décembre 2010

LE PREMIER DE L'AN

C'est le premier de l'an! Allégresse partout!
On s'aime, on se caresse, on s'embrasse, on se choie...
Mais le premier de l'an, pour les petits surtout,
Est un jour d'ineffable joie.

Pour les enfants la vie est un céleste accord;
Chaque nouvelle année au bonheur les invite :
À cet âge naïf on ne sait pas encor
Combien le temps s'envole vite.

Pour eux point de soucis, nul chagrin n'est profond :
Ces coeurs que rien ne blesse ont en eux leur dictame;
Et pourtant qui dira ce qui se passe au fond,
Quelquefois de la petite âme?

Je connais des parents qui, sur leur seuil joyeux,
Ayant vu s'arrêter le spectre au front livide, -
Des sanglots plein la voix, des larmes plein les yeux,
Se penchent sur un berceau vide.

Le pauvre ange est parti, par la mort emporté;
- Pères qui m'entendez, Dieu vous garde les vôtres! -
Ils ne blasphèment pas, non, car en sa bonté
Le ciel leur en a donné d'autres.

Tous trois sont là, groupés au milieu de monceaux
De cadeaux radieux, - bonbons, tambours, épées,
Chevaux de bois, soldats de plomb, frêles berceaux
Où dorment de roses poupées.

Oh! les bons cris de joie! oh! la franche gaîté!...
Doux échappés du ciel, qui donc pourrait décrire
Ce timbre d'innocence et de sérénité
Qui sonne en votre éclat de rire!

Le coeur gonflé, le père ose à peine parler;
Et, tandis qu'autour d'eux le frais essaim se joue,
La pauvre mère est là, triste, et qui sent couler
Deux grosses larmes sur sa joue.

- Allons, dit le brave homme, en couvrant de baisers
Les petits innocents à la voix de mésanges,
Ces jouets sont à vous; prenez et divisez
Entre vous trois, mes petits anges...

Or, comme l'on faisait quatre parts, étonné :
- Pour qui, dit le papa, cette autre part entière?
Et, levant ses grands yeux : - C'est, répondit l'aîné,
Pour petit frère au cimetière!

(Louis Fréchette, Feuilles volantes, Montréal, Granger frères, 1891, p. 173-176)

29 décembre 2010

LE PREMIER JANVIER

Vents qui secouez les branches pendantes
Des sapins neigeux au front blanchissant;
Qui mêlez vos voix aux notes stridentes
Du givre qui grince aux pieds, du passant;

Nocturnes clameurs qui montez des vagues,
Quand l’onde glacée entre en ses fureurs;
Bruits sourds et confus, rumeurs, plaintes vagues
Qui troublez du soir les saintes horreurs;

Craquement du froid, murmures des ombres,
Frissons des forêts que l’hiver étreint,
Taisez-vous!... Du haut des vastes tours sombres,
La cloche a jeté ses sanglots d’airain!...

Voix mystérieuse au fond du ciel blême,
Le bronze a sonné douze coups,-minuit!
C’est le dernier mot, c’est l’adieu suprême
Que le présent jette au passé qui fuit.

Minute fatale, insensible étape,
Rapide moment sitôt emporté,
Cet instant qui naît et qui nous échappe
A fait faire un pas à l’Eternité!

Plus prompt que l’éclair ou l’oiseau qui vole,
Ce temps qu’on dépense en voeux superflus,
Ce temps qu’on gaspille en calcul frivole,
Quand on va l’atteindre, il n’est déjà plus!

Un an vient de fuir, un autre commence...
Penseurs érudits, raisonneurs subtils,
Vous qui disséquez la nature immense,
Ces ans qui s’en vont, dites, où vont-ils?

Ils vont où s’en va tout ce qui s’effondre;
Où vont nos destins à peine aperçus;
Dans l’abîme abrupt où vont se confondre
Avec nos bonheurs nos espoirs déçus;

Ils vont où s’en va la vaine fumée
De tous nos projets de gloire et d’amour;
Où va le géant, où va le pygmée,
L’arbre centenaire et la fleur d’un jour;

Où vont nos sanglots et nos chants de fête,
Où vont jeunes fronts et chefs tremblotants,
Où va le zéphyr, où va la tempête,
Où vont nos hivers, où vont nos printemps!

Temps! Eternité! mystère insondable!
Tout courbe le front devant vos grandeurs,
Problème effrayant, gouffre inabordable,
Quel oeil peut plonger dans vos profondeurs?

Atomes sans nom perdu dans l’espace,
Nous roulons sans cesse eu flots inconstants;
Seul le Créateur, devant qui tout passe,
Immuable, plane au-dessus des temps.

(Louis Fréchette, Pêle-mêle. Fantaisies et souvenirs poétiques, Montréal, Compagnie d'impression et de publication Lovell, 1877, p. 53-55)

28 décembre 2010

LA BONNE ANNEE

Quand la neige dans les rues
Crie aux bottes des passants
Et qu'au ciel de sombres nues
S'entre-choquent sous les vents ;

Quand les champs, quand la rivière
S'engourdissent dans le froid
Et qu'une blanche poussière
Tourbillonne autour du toit,

Le cœur, dans ce vide extrême,
Recherche l'intimité,
Il partage avec qui l'aime
Le vieux fond de sa gaité.

L'hiver en vain nous pourchasse,
Il nous vaut d'heureux moments.
Au dehors tout est de glace :
c'est l'heure aux épanchements!

Décembre est parti. — Qui sonne ?
—Dix-huit cent soixante-et-neuf...
Que de baisers l'on se donne!
Que de souhaits à l’an neuf!

Du haut en bas de l'échelle
L'espoir circule gaiement :
Car notre part la plus belle
Est toujours ce qu'on attend.

De quels transports d'allégresse
Resplendit chaque foyer!
On croirait que la tristesse
N'a jamais pu l'habiter!

Puisqu'on peut, folâtre ou sage,
Serrer la main du bonheur.
Livrons-nous sur son passage
A la joie avec ardeur!

Point de fête couronnée
Sans les vers qu'on va chantant-
J'apporte la bonne année,
La Chanson du Jour de l'An.

(Benjamin Sulte, Les Laurentiennes, Montréal, Eusèbe Senécal, 1870, p. 145-146)

27 décembre 2010

LA BÉNÉDICTION

À genoux mes enfants qui voyez l'existence
Vous sourire sans fin et qui croyez d'avance
Tenir tout le bonheur que vous promet l'espoir.
À genoux! et que Dieu dans sa bonté puissante
Conserve encor longtemps dans votre âme innocente
La paix qu'elle semble entrevoir!

Que vous portiez bien haut, toujours, vos jeunes têtes
Malgré les coups du sort et des sourdes tempêtes
Qui ravagent souvent le pauvre cœur humain,
Et que, remplis de foi dans les jours de souffrance
Vous regardiez vers Dieu, notre seule espérance,
Pour vous enseigner le chemin.

Vous aussi vous saurez combien de sombres heures
Peuvent ternir parfois la joie en nos demeures
Et causer le regret des jours qui sont bannis.
Mais riez et chantez! — l'enfance, la jeunesse
Ont besoin de gaité, d'espoir et de tendresse :
Allez en paix, je vous bénis!

1er janvier 1868.

(Benjamin Sulte, Les Laurentiennes, Montréal, Eusèbe Senécal, 1870, p. 145-146)

26 décembre 2010

Les étrennes

La foule circule joyeuse,
Et tous les marchands de joujoux
Ont la figure radieuse,
Près de leurs piles de gros sous.
Les réverbères, sur la neige,
Jettent leurs reflets tremblotants,
Et les boutiques qu'on assiège
Ouvrent leur pointe à deux battants.

Car, c'est ce soir la grande veille,
C'est la veille du jour de l’an ;
Et, pendant que Bébé sommeille,
Soit le papa, soit la maman
S'en va de boutique en boutique
Choisir, de l'œil et de la main,
Quelque chose de magnifique
Pour surprendre Bébé demain.

L'emplette se fait et s'emporte,
Et puis, mystérieusement,
On arrive, on ouvre la porte
Sans faire de bruit. Doucement
Sous les oreillers on dépose
La bonbonnière, et, près du lit.
Les jouets dont le bébé rose
Va rêver pendant cette nuit

Car, depuis la Noël, on songe
Aux étrennes. Tous les enfants
Trouvent que cela se prolonge
Et comptent, pensifs, les instants.
Mais, c'est la dernière journée,
Ils se sont endormis joyeux ;
Demain, c'est la nouvelle année,
Demain, comme ils seront heureux I

Enfin le jour commence à naître.
Vous les entendez s'éveiller
Et puis, sans faire de bruit, mettre
Une main sous leur oreiller.
Hier, ils avaient, dans leur prière,
Fait bien des demandes aux cieux :
Ils ont trouvé la bonbonnière,
Entendez-vous leurs cris joyeux ?

Mais ce n'est pas tout, une traîne,
Un cheval de bois, des pantins,
Un sabre brillant et sa gaine,
Un tambour (hélas !), des patins.
Leurs deux yeux, devant ces merveilles,
Se chargent de reflets touchants :
Vite, bouchez-vous les oreilles,
Car le tambour va battre aux champs.

Après, c'est la petite flûte
Qui chante d'un ton aigrelet,
Et Bébé qui fait la culbute,
Blessé d'un coup de pistolet.
C'est un vacarme épouvantable
Et l'on ne s'entend plus parler :
Mais, pour ce jour, on est capable
De laisser l’orage souffler.

Jouez, enfants, faites tapage,
Criez, courez, c'est votre tour,
Et c'est le nôtre d'être sage.
Quand nous n'y serons plus, un jour,
Vous vous rappellerez, sans doute,
Entendant le tambour gronder,
Qu'au jour de l'an, le père écoute,
Et que Bébé doit commander.

(Napoléon Legendre, Les Perce-neige, Québec, Typographie C. Darveau, 1886, p. 181-186)

25 décembre 2010

MESSE DE MINUIT

C'est Noël. Bébé dort sous ses tentures closes,
Rêvant, les poings fermés sur ses yeux alourdis,
De beaux jouets dorés, de fleurs fraîches écloses
Dans les jardins du paradis.

Au dehors on entend des voix; la foule passe,
Calme, écoutant au loin le clocher plein de bruit,
Qui jette sa clameur sonore dans l'espace
À tous les échos de la nuit.

Maîtres et serviteurs, qu'un symbole égalise,
De crainte d'éveiller le bébé rose et frais,
Pieux et recueillis, pour se rendre à l'église,
Passent le seuil à pas discrets.

Il est minuit bientôt. Seule, la jeune mère
Reste auprès du berceau que son amour défend,
Oubliant tout, chagrins, soucis, la vie amère,
Pour ne songer qu'à son enfant.

Il est là sous ses yeux, son trésor, qui sommeille,
Innocent et serein, tandis qu'au ciel profond
Resplendit pour lui seul la vision vermeille
Que les blonds chérubins lui font.

La mère enfin se lève, anxieuse, attentive,
Et, dans les petits bas au chevet suspendus,
D'une main tout émue elle glisse, furtive,
Joujoux et bonbons confondus.

Puis, tombant à genoux, jusqu'aux pleurs attendrie,
Plus folle que son fils, plus riche que Crésus,
Murmure en son orgueil : - Comme vous, ô Marie,
J'ai mon petit Enfant-Jésus!

(Louis Fréchette, Feuilles volantes, Montréal, Granger frères, 1891, p. 161-164)

24 décembre 2010

LA POUPÉE (Conte de Noël)

L'hiver était bien rude, et plus d'un pauvre avait
Vu la fièvre et la faim s'asseoir à son chevet.
À maint foyer, malgré la froidure croissante,
La bûche de Noël, hélas! était absente.
Que de petits souliers usés et décousus,
Allaient être oubliés par le Petit-Jésus!

Noël! - La rue était brillamment éclairée;
Sur les trottoirs glissants une foule affairée
Des magasins ouverts assiégeaient les abords.
Mille objets attrayants s'étalaient au dehors,
En groupes à l'aspect plus ou moins symétrique,
Rutilant sous des flots de lumière électrique.
Partout rire et gaîté: le givre éblouissant
Semblait chanter joyeux sous le pied du passant;
Tout paraissait noyé dans des lueurs d'opale.

Un instant, j'entrevis un enfant frêle et pâle,
Un tout petit garçon grelottant, mal vêtu,
Qui battait la semelle, et d'un air abattu
Dévorant du regard un brillant étalage
Des mille riens dorés qui plaisent tant à l'âge
Où l'on n'a pas encor le coeur rassasié.
Le petit mendiant semblait extasié.

J'allais moi-même entrer pour faire quelque emplette :
Jouets d'enfants, menus articles de toilette,
Bibelots si charmants à donner ce jour-là,
Lorsque, le coeur serré, j'entends crier : - Holà!
Au voleur! Qu'on l'empoigne!... Oh! l'affreux misérable!
Police! En un instant la foule inexorable
Avait appréhendé le délinquant; c'était
Le malheureux gamin. Hagard, il haletait
Au poignet d'un sergent et sous l'âpre huée,
Tandis que sa main gourde et mal habituée
Au métier de l'opprobre essayait gauchement,
Sous les lambeaux troués d'un pauvre vêtement,
De cacher une raide et pimpante poupée.
Le voleur était pris. L'âme préoccupée,
Je poursuivis ma route. Or, en rentrant chez moi,
J'embrassai mes enfants, ce soir-là, plein d'émoi:
Je ne sais trop pourquoi l'action insensée
Du petit inconnu tourmentait ma pensée.
Et quand, la nuit venue, écartant les rideaux,
En tapinois j'allai déposer mes cadeaux,
Je revis - un hoquet de toux à la poitrine -
L'enfant déguenillé penché vers la vitrine.
Je le vis tout tremblant, avec avidité,
Porter sa main transie à l'objet convoité,
Entr'ouvrir les haillons qui le couvraient à peine,
L'y cacher, et soudain fuir à perte d'haleine.
Puis la police, puis le procès, la prison...
Enfin le déshonneur, le deuil à la maison!
Une première faute... un orphelin peut-être...
Malgré moi je plaignais le pauvre petit être;

Si bien que je ne sais quel prétexte banal
Me conduisit deux jours plus tard au tribunal.

Entre deux vagabonds et deux filles de bouges
Le petit comparut livide et les yeux rouges.

Son histoire était courte et triste. Cet enfant,
Hélas! était de ceux que la loi ne défend
Qu'à regret, dirait-on; classe déshéritée
De malheureux sans pain, n'ayant que la dictée
De leur coeur, ici-bas, pour supporter leur lot.
Trois ans auparavant, frappé par un ballot
Qu'il arrimait à bord d'un brick faisant escale,
Son père était tombé sans vie à fond de cale.
Et la mère avait dû, de saison en saison,
Peiner pour apporter du pain à la maison.
Lui-même - le petit - avait payé sa dette
À la famille, ayant gardé sa soeur cadette,
Lorsque la mère allait travailler au dehors.
Et puis la maladie était venue; alors
Il avait à son tour dû chercher de l'ouvrage.
Tout ce qu'un pauvre enfant peut avoir de courage,
Il l'avait dépensé sans plainte, avec douceur,
Pour sa mère clouée au chevet de sa soeur...

Ce soir-là même, ayant vu pleurer la petite
En songeant à Noël, il était sorti vite,
Et, le coeur gros, avait à mainte porte osé
Mendier un cadeau qu'on avait refusé...
- C'est pour elle, Monsieur, oui, pour ma soeur mourante
Que j'ai volé, dit-il, d'une voix déchirante;
C'est la première fois! Et l'enfant, à ces mots,
Se cacha le visage, et, fondant en sanglots,
S'affaisa lourdement sur la banquette infâme.

Et je sortis, plaignant dans le fond de mon âme
Les juges - leur devoir veut quelquefois cela -
Condamnés à punir de ces criminels-là.

(Louis Fréchette, Feuilles volantes, Montréal, Granger frères, 1891, p. 165-172)

23 décembre 2010

NOËLS !

Le lourd battant de fer bondit dans l'air sonore,
Et le bronze en rumeur ébranle ses essieux...
Volez, cloches, grondez, clamez, tonnez encore,
Chantez paix sur la terre et gloire dans les cieux!

Sous les dômes ronflants des vastes basiliques,
L'orgue répand le flot de ses accords puissants;
Montez vers l'Éternel, beaux hymnes symboliques,
Montez avec l'amour, la prière et l'encens!

Enfants, le doux Jésus vous sourit dans ses langes;
A vos accents joyeux laissez prendre l'essor;
Lancez vos clairs noëls : là-haut les petits anges
Pour vous accompagner penchent leurs harpes d'or.

Blonds chérubins chantant à la lueur des cierges,
Cloche, orgue, bruits sacrés que le ciel même entend,
Sainte musique, au moins, gardez chastes et vierges,
Pour ceux qui ne croient plus, les légendes d'antan.

Et quand de l'an nouveau l'heure sera sonnée,
Sombre airain, coeurs naïfs, claviers harmonieux,
Pour offrir au Très-Haut l'aurore de l'année,
Orgues, cloches, enfants, chantez à qui mieux mieux!

(Louis Fréchette, Feuilles volantes, Montréal, Granger frères, 1891, p. 157-160)

22 décembre 2010

L'ARBRE DE NOËL

Dans le salon, en grand mystère,
Loin des regards trop curieux,
On a placé le conifère
Payé cent sous à quelque vieux.

Or, dès qu'ils ont quitté la table
Du souper, les enfants naïfs
Ont laissé le marchand de sable
Jeter sa poudre en leurs yeux vifs.

Tandis qu'à travers tous leurs rêves
Ils entrevoient un coin du ciel,
En bas, au fil des heures brèves,
On aide le petit Noël.

Dans un coin, le sapin se dresse
Tendant ses multiples bras verts.
Joyeusement, chacun s'empresse
D'en faire un magique univers,

Un univers aux lois étranges
Où des soleils flambent la nuit;
Où les étoiles ont des anges
Dans leur cœur de carton qui luit;

Où, malgré la neige qui brille,
Des fruits de faïence ont mûri
Sur les branches qu'une résille
De fin verglas couvre à demi;

Où des perles aux mille teintes
Jettent leur merveilleux éclat
Sur des arches lourdement peintes
Dont les bêtes sont de nougat !

Des girandoles de lumières
Étincellent dans le sapin :
Où sont les ombres coutumières
De son pays laurentien ?

Sous les branches basses, grand'mère
Pose une crèche où l'Enfant Dieu
Sourit aux témoins du mystère
Qu'elle a rassemblés en ce lieu.

Au pied de l'arbre, un petit monde
A pris place bien sagement :
Polichinelle à bosse ronde,
Poupée au visage charmant,

Bleuette ou brave Bécassine,
Soldats de plomb, fiers généraux,
Qu'une douce odeur de résine
Plonge en un tranquille repos !

Dès que l'heure sera sonnée,
Les petits enfants descendront,
La frimousse tout étonnée,
L'œil de plaisir drôlement rond,

Le cœur, sous la longue chemise,
Battant de bonheurs contenus !
O joie unique, joie exquise
Des Noëls aux petits pieds nus,

Joie inoubliable et si tendre
Pendue aux branches du sapin,
Pour nous que l'âge vient surprendre
N'auras-tu plus de lendemain ?

(Jacqueline Francoeur, Aux sources claires, Montréal, Albert Lévesque, 1935, p. 109-112)

21 décembre 2010

PETIT RONDEL DE NOËL

Près de la grande cheminée
Sont suspendus les petits bas,
Car, sitôt la minuit sonnée,
Le bon Jésus vient ici-bas.

Un ange à l'aile satinée
Le suit, des jouets plein les bras
Près de la grande cheminée,
Sont suspendus les petits bas.

Les enfants sages de l’année
(Et ceux qui ne le furent pas),
De Jésus guettent la tournée.
Mais les petits pauvres, hélas !
Eux, n'ont jamais de cheminée...

(Jacqueline Francoeur, Aux sources claires, Montréal, Albert Lévesque, 1935, p. 107-108)

20 décembre 2010

La Vie en rêve

Louis Dantin, La Vie en rêve, Montréal, L’Action canadienne-française, 1930, 266 pages.

Le recueil est divisé en deux parties. La première compte six nouvelles plutôt réalistes et la seconde, cinq contes de Noël. Ces derniers seront republiés dans Contes de Noël en 1936. « La triste histoire de Li-Hung-Fong », écrite en vers et déjà parue dans Le Coffret de Crusoe, sera remplacée par un nouveau conte intitulé « Réri ».

NOUVELLES

Printemps
Au premier beau jour du printemps, deux jeunes ouvriers, qui attendent le tramway et qui ne se connaissent que de vue, décident de prendre la clef des champs. Ils passent la journée ensemble et, le soir, ils ont décidé de se marier.

Rose-Anne
Armand, en tourisme à Cacouna, tombe amoureux de Rose-Anne, la fille d’un pêcheur. Celle-ci a déjà un amoureux, Julien, ce qui ne l’empêche pas d’être très sensible au charme du jeune étudiant. Les deux se disputent la belle. Lors d’une randonnée sur le fleuve, Armand et Rose-Anne font naufrage, et c’est Julien qui vient à leur secours. Il sauve Rose-Anne mais refuse de voler au secours de son rival qui finit par s’en sortir. Après le sauvetage, Julien se jette dans le fleuve pour regagner la rive à la nage. Il n’y parviendra pas mais gagnera le cœur de Rose-Anne à jamais : « Par un étrange phénomène, Julien mort absorba toutes ses pensées, devint pour elle l'objet d'un culte passionné et attendri. Le rude pêcheur avait pris un moyen violent mais efficace de gagner le cœur qu'il voulait. »

Sympathies
Deux êtres esseulés, mis en contact par le courrier du cœur d’un journal, se découvrent tellement d’affinités qu’ils tombent amoureux. Ils décident de se rencontrer et c’est la catastrophe : tout le charme qu’ils ressentaient l’un pour l’autre s’estompe dès qu’ils se voient. Étude sur les « affinités électives ».

Le risque
Le père Bastien va mourir. Sur son lit de mort, il demande à ses quatre garçons de renoncer à ses biens. Autrefois, il a acquis une terre par tromperie et il voudrait se racheter avant de mourir. Il croit que son salut en dépend. Après consultation avec le curé qui leur dit que ce péché ne lui fera pas nécessairement rater le paradis, ses fils décident de prendre le risque de l’envoyer dans l’au-delà avec sa faute.

La locomotive
Jacques Ferland a perdu sa femme et, à cause de son absence, son travail de conducteur de locomotive. Découragé, il décide de s’étendre sur le rail et d’attendre la mort. Au dernier moment, il change d’idée, mais la locomotive, celle-là même qu’il conduisait, déraille et le « bro[ie] sous son poids énorme. Puis, comme saisie à son tour de la nostalgie de la mort et refusant de survivre à l'ami perdu, elle saut[e], lançant en l'air, pêle-mêle, les débris de sa chaudière, de sa cloche, de ses roues, de ses pistons et de ses bielles. »

Tu tousses ?
Le narrateur a une vilaine toux. Dans le train, une femme d’origine étrangère se retourne à chaque fois qu’il éternue. Elle finit par s’adresser à lui et lui raconter les déboires de son frère, lui aussi malade. Elle enjoint le narrateur à la prudence, lui démontrant beaucoup de commisération, sans le connaître. Plutôt que d’essayer de la revoir, le narrateur juge qu’il vaut « mieux garder en [s]on âme, avec sa grâce de fleur, avec son charme ailé et pur, ce gentil souvenir ».

CONTES DE NOËL

Cistus
Alice aime Laurent, l’engagé de la maison. Le père s’oppose à cette union et chasse Laurent. Les amoureux continuent de se voir en cachette et décident de s’enfuir aux États-Unis. Ils ont choisi l’heure de la messe de Minuit pour exécuter leur plan. Pendant qu’ils se préparent, un enfant frappe à la porte. Il semble avoir été malmené et ils doivent s’en occuper, si bien qu’au retour des parents, les amoureux ne sont toujours pas partis. Ils dévoilent leur secret et le père finit par accepter leur amour. Le lendemain matin, le mystérieux enfant, Cistus ou Christus, est parti sans que personne ne l’ait revu.

La messe de Florent Létourneau
Florent Létourneau n’assiste pas aux offices religieux. Pendant que les autres se rendent à la messe de minuit, il part en pleine forêt pour relever ses pièges. Une tempête survient et il se retrouve dans une mystérieuse grotte avec un Satan enfant, des animaux et deux personnages diaboliques. Il finit par perdre connaissance. Les villageois le retrouvent le lendemain. Il survivra et accomplira fidèlement ses devoirs religieux à l’avenir. Conte de Noël fantastique.

La comète
Les « Noëls faciles » est un commerce qui se charge d’organiser des Noëls clef en main. Les riches Van Dighen les ont engagés. En après-midi, ils montent les décors. À 11h30, se présentent deux hommes, l’un habillé en père Noël et l’autre, en esquimau. On déballe les cadeaux. Et tout à coup, le père Noël sort un révolver et la fête se change en hold-up. Mais nos deux voleurs ont le cœur tendre et finiront par tout rendre. La jeune fille de la maison les aide à filer.

Le Noël de Caroline
Caroline Gingue a plusieurs prétendants, mais surtout François Bénard. Il est un peu plus âgé qu’elle et l’a demandée maintes fois en mariage. Mais la belle, avec délicatesse, a toujours repoussé son offre. C’est la messe de minuit. Ils s’y rendent ensemble. À la vue de la crèche, Caroline découvre ce qu’est une famille heureuse. Surtout, le Saint-Joseph lui semble un portrait fidèle de François. « Comme ils avaient l'air tous bons, tranquilles, et heureux! C'était la vraie famille, père, mère, enfant, dans leur milieu rustique, entourés des bêtes bienfaisantes. Et les mages étaient là comme des amis venus pour passer une veillée. […] C'était pour la jeune fille comme la révélation d'une vie, la peinture de ces êtres qui se trouvaient si bien ensemble, qui témoignaient en tout s'entendre, s'entr' aider et s'aimer.
Jamais elle ne s'était figuré l'existence domestique sous ces couleurs vives et charmantes. Et toujours saint Joseph, sous les traits de François Bénard, l'obsédait doucement, la suivait des yeux, l'invitait par mille signes aperçus d'elle seule. » Au retour de la messe, sans trop y croire, il lui demande encore une fois en mariage et, oh surprise!, elle accepte.

Pour moi, ce recueil est le meilleur des années 1900-1930. Dantin n’est pas un écrivain original, mais il a de l’imagination, donc il est capable d’inventer des personnages et des histoires qui vont nous surprendre. De plus, il a un bon sens de l’observation, ce qui ajoute du pittoresque à ses histoires plus réalistes. Il est souvent à la hauteur de Maupassant sans sa vision pessimiste. Pour ce qui est des contes de Noël, ils sont très différents de ceux de Fréchette ou de Josette. Il y a beaucoup moins de féérie, mais plus d’audace : ils empruntent des éléments au merveilleux, au fantastique et au policier. « La triste histoire de Li-Hung-Fong » témoigne de son ouverture d’esprit et d’un sens critique peu banal. Ajoutez à cela une écriture fluide et vous avez un excellent recueil de nouvelles.

17 décembre 2010

Les Enfances de Fanny

Louis Dantin, Les Enfances de Fanny, Montréal, Chanteclerc, 1951, 283 pages. (Préface de Rosaire Dion)

Dans l’avant-propos, Rosaire Dion nous explique que ce roman, Louis Dantin l’a gardé dans ses papiers, en demandant qu’il soit publié après sa mort : « Louis Dantin était d'une rare délicatesse d’esprit et de cœur. Il lui répugnait d'offenser même ses ennemis. À cause du caractère autobiographique de ce roman il craignait que sa publication, de son temps, fut cause de scandale. Ce scrupule l’empêcha de le livrer au public. » À son biographe Gabriel Nadeau, Dantin avait confié en 1948 : « Fanny est une tranche de ma vie; c’est le souvenir d’une époque où j’étais complètement désemparé, où je quêtais l’affection comme un pauvre demande du pain. J’ai bravé alors les conventions du monde, et aujourd’hui je ne rougis pas de cet attachement : un sentiment humain appartient à l’humanité. Fanny c’est une dette de reconnaissance. En la payant j’ai achevé de me dépouiller et de me mettre le cœur à nu. »

Greenway, village de la Virginie du sud. Monsieur Lewis, un maître d’école célibataire de 32 ans, s’amourache d’une élève, Fanny. C’est une jeune fille d’une énergie débordante. La jeune fille, orpheline, le prend pour son père, encore plus quand M. Lewis, pour se rapprocher de sa protégée, vient habiter avec Fanny et sa sœur. Un jour, dans un emportement, il perd le contrôle et couche avec la jeune fille qui n’a que 15 ans. Il décide de l’épouser même s’il a le double de son âge, ce que la communauté de l’époque ne comprend pas mais accepte. Dans les quatre années suivantes, Fanny, qui tient parfaitement son rôle d’épouse, donne naissance à quatre garçons. La dernière naissance est difficile et elle ne peut plus avoir d’enfant. Quelques années passent. Fanny est toujours aussi vive, mais M. Lewis a vieilli. Il s'est détaché d’elle et s’est trouvé une maîtresse qu’il voit tous les jeudis. Quand elle découvre la trahison, malgré sa peine, Fanny décide de fermer les yeux, plus encore de favoriser la liaison de son mari pour éviter un scandale qui écorcherait sa famille. Les années passent, le plus vieux des garçons a maintenant 17 ans. M. Lewis fait une crise qui le laisse à moitié paralysé. N’ayant plus de revenus, Fanny travaille comme femme de ménage chez les Blancs. Les garçons abandonnent leurs études et quittent la maison et le Sud raciste. Les trois plus vieux déménagent à Boston, tandis que le plus jeune choisit l’errance. Fanny finit par remettre en question sa vie avec son mari. Elle n’a que 32 ans après tout... Elle décide de partir à son tour pour Boston afin de gagner des sous qu’elle pourra lui envoyer. Pendant ce temps, M. Lewis pourra compter sur sa maîtresse pour s’occuper de lui.

Boston. Fanny trouve un logement dans lequel elle loge avec ses trois fils. Ils habitent le quartier Roxboro, la « petite Afrique » de Boston. Les garçons travaillent mais la vie est difficile. La ségrégation, moins ouverte au Nord, subsiste quand même. Son fils le plus vieux, qui a une âme d’artiste, lance différentes affaires qui tournent à la catastrophe. Son plus jeune finit par déserter la maison. Fanny doit travailler. Elle accepte comme locataire un ancien ami de Greenway, Charlie Ross, qui a toujours été amoureux d’elle. Un Blanc, M. Donat Sylvain, l’engage comme femme de ménage. Il est dans la trentaine lui aussi et lentement tombe amoureux de cette femme enfant. Cet intellectuel est même étonné de découvrir que cette Fanny est capable de s’élever à son niveau. Leur idylle, caché, les comble tous les deux. Un drame vient y mettre un terme : Charlie, ayant découvert que Fanny avait un amant blanc, est furieux. Il se présente chez M. Sylvain avec un rasoir et de mauvaises intentions. Fanny, sentant le danger, essaie de le lui enlever. Dans la lutte, sans le vouloir, il lui tranche profondément le poignet. Elle meurt deux jours plus tard à l’hôpital.

Le roman avait tout pour devenir un grand roman populaire. Le personnage de Fanny est vraiment attachant et son parcours est suffisamment riche pour meubler trois cents pages. Dantin a pris beaucoup de temps à l’écrire. Et encore, la composition du roman manque de finition (chapitres documentaires mal intégrés à la fiction). Rosaire Dion, dans l’avant-propos, nous révèle que les deux derniers chapitres lui ont été dictés alors que Dantin était aveugle, ce qui explique sans doute que la fin soit précipitée. Ceci étant dit, ce roman se lit encore très bien et l’ouverture d’esprit et les propos contre la ségrégation sont tout à l’honneur de Dantin. J’ai choisi comme extrait un passage où Dantin semble tracer son autoportrait :

Extrait
Donat Sylvain, comme Irène l'avait deviné, et de plus de façons encore, n'était pas tout-à-fait « un homme comme les autres ».
Sa vie extérieure n'offrait rien d'anormal. Il était employé d'une maison d'éditions, chargé de l'illustration de ses livres. Il faisait à son compte des crayons de clients choisis. Mais qui eût connu son passé y eut trouvé l'empreinte d'une personnalité curieuse et le jeu d'un destin capricieux.
C’était une âme faite de contrastes : naturellement renfermée, repliée sur elle-même, et pourtant spontanée, large ouverte à la sympathie, cachant sous une froideur timide des élans vifs et chaleureux. Esprit avide, s'attaquant hardiment à tous les problèmes, mais étonné de ne pouvoir suivre les voies de tout le monde et d'aboutir toujours à des sphères isolées; cœur à la fois faible et constant, prompt à s'éprendre, esclave ensuite de ses amours sans choix et de ses pitiés imprudentes ; sensible aux moindres meurtrissures, mais incapable de rancœur et de vengeance. Un caractère, en somme, mal adapté aux luttes, trop doux pour les violences de la vie : une victime désignée d'avance à tous les heurts d'un inonde où seuls les durs, les agressifs, vont indemnes, butant les obstacles.
Après une enfance enclose et protégée, après une jeunesse emmurée dans des écoles austères, il s'était fait à lui-même une autre prison, fuyant par goût les sociétés, s'absorbant en ses études d'art ou en des recherches plus hautes qui ne l'avaient conduit nulle part. Il avait voyagé, il avait essayé des carrières diverses qui l'avaient tour-à-tour découragé ou dégoûté. Son existence en Amérique marquait une de ces étapes, qui paraissait, cette fois, définitive. Il en restait, à trente-sept ans, un artiste épris de beauté, mais un penseur désabusé, fixé dans un scepticisme tranquille, et un homme attristé d'avoir déjà subi l'expérience de plusieurs vies. (p. 170-172)

14 décembre 2010

La Seigneuresse

Robert de Roquebrune, La Seigneuresse, Montréal, Fides, Club canadien du livre, 1960, 270 pages.

Robert de Roquebrune présente cette histoire, comme si c’était un grand-oncle qui lui avait narrée : «… mon grand-oncle qui était né en 1820, avait connu des gens qui, eux, étaient nés en 1750. » Je ne saurais dire s’il s’agit d’un simple procédé littéraire pour accréditer le récit.

Louise de Normanville est l’unique héritière de la seigneurie du même nom, qui borde le Richelieu, tout près de la frontière américaine (colonies anglaises à l’époque). La jeune fille, poursuivie par Anselme Racicot, un petit-cousin, qui veut la forcer à l’épouser, est partie chercher époux en France. Elle fréquente le Versailles de Louis XV. À la cour, elle a deux amoureux qu’elle aime également, un Gascon sans fortune, Armand de Fortisson, et un Écossais en exil, Sir James Gordon. Ne sachant qui choisir, elle leur propose un duel pour trancher la question. Ce duel n’aura pas lieu, Gordon devant suivre le prince Charles-Edouard Stuart qui veut reprendre le trône d’Angleterre (1745-1746). Louise de Normanville épouse Armand de Fortisson et revient en Nouvelle-France.

Pendant le voyage, Louise apprend à son nouvel époux quels sont les défis qu’il devra surmonter. Leur seigneurie tire ses principaux revenus de la traite des fourrures avec les Iroquois. Elle doit en partager l'usufruit avec son petit-cousin Anselme Racicot, mais c’est ce dernier qui gère le tout. Repoussée par Louise, il pourrait vouloir se venger. Elle lui parle aussi de Pakouita, son ami d’enfance, amoureux d’elle lui aussi.

Une bonne partie du roman est consacrée aux tentatives d’Anselme Racicot pour se débarrasser d’Armand et Louise. Mais c'est un épisode historique qui permet à l'auteur de dénouer ses intrigues amoureuses. La Guerre de succession d’Autriche (1747) relance les hostilités entre les Anglais et les Français. Les Seigneurs de Normanville, avertis pas des amis iroquois, découvrent qu’Anselme Racicot a dévoilé les plans des environs aux Anglais qui s’apprêtent à envahir le pays. On organise la défense : un corps de miliciens du fort Chambly, dirigé par les Seigneurs des environs, s’installe dans la seigneurie de Normanville. Plutôt que d’attendre l’attaque anglaise, les Français vont à leur rencontre et remportent une éclatante victoire. Pakouita, profitant de la mêlée, essaie d’assassiner Armand, mais c’est lui qui périt. Anselme, lui, est fusillé.

Quand on lit Roquebrune, on a toujours l’impression qu’il veut réhabiliter la mémoire des anciens Seigneurs dont l’action sous le régime anglais a souvent été critiquée. Encore une fois hommage est rendu aux Sabrevois, Bleury, Normandville, Hertel, Legardeur, La Corne de Saint-Luc. Roquebrune veut nous faire comprendre que cette petite noblesse campagnarde n’avait rien à voir avec la noblesse de Versailles. Ces hommes n’hésitaient pas à mettre la main à la pâte, ce qui n’empêche pas qu’ils avaient développé un mode de vie qui n’était pas sans raffinement.
« Les officiers canadiens étaient réunis au salon lorsque la seigneuresse de Normanville y entra. Ceux qui étaient assis se levèrent, ceux qui fumaient déposèrent leurs pipes dans des assiettes de porcelaine sur les tables et les guéridons. La jeune femme fit une révérence, révérence qui s'adressait au plus vieux d'entre eux, le capitaine La Corne de Saint-Luc.
Elle avança de trois pas et fit une seconde révérence dédiée aux autres officiers.
Ils saluèrent d'une profonde inclination de tête. Tous la regardaient avec admiration car la jeune femme qui venait de leur apparaître à la porte du salon était d'une beauté charmante. Elle avait revêtu une de ses robes de Versailles, une des robes de « petite réception », en soie bleue brodée de fleurs jaunes et ornée de dentelles au col et aux manches. La jupe à panier s'arrondissait largement autour de sa taille et la queue traînait sur le tapis comme si Louise de Normanville eût laissé derrière elle le sillage de sa marche. Ses cheveux étaient poudrés et cette blanche coiffure donnait un accent un peu irréel à la figure que le fard avivait. »
Un autre intérêt de ce roman, c’est qu’il décrit cette période fastueuse, juste avant les événements qui vont mener à la défaite des plaines d’Abraham, période dans laquelle la Nouvelle-France atteint son apogée. Des routes ont été construites, des seigneuries se côtoient le long du Saint-Laurent et des principaux cours d’eau (comme le Richelieu), des paroisses émergent ici et là, les Canadiens et les Autochtones semblent vivre en harmonie, l’agriculture assure à tous et chacun une certaine aisance. À Québec, l’intendant Hocquart et le gouverneur de Beauharnois sont vieillissants et vont être remplacés par l’intendant François Bigot et le comte de La Galissonnière.

11 décembre 2010

Dans les ombres

Éva Senécal, Dans les ombres, Montréal, Albert Lévesque, 1931, 150 pages.

En 1931, Dans les ombres inaugure la nouvelle collection d’Albert Lévesque : « Les romans de la jeune génération ». Ce roman, de même que La Chair décevante de Jovette Bernier, vont déclencher tout un esclandre chez les critiques littéraires, à tout le moins de la part des autorités ecclésiastiques (Voir le Dictionnaire de la censure au Québec). Les deux auteures présentent des personnages qui prennent beaucoup d’aise avec la morale de l’époque. Lévesque ne publiera que deux autres romans dans cette collection : Dilettante (1931) de Claude Robillard et L’Initiatrice (1932) de Rex Desmarchais.

Bien qu’elle n’ait pas obtenu de prix au concours de Lévesque, La Chair décevante est publiée avant Le Dilettante qui, lui, a obtenu le deuxième prix. L’éditeur voulait peut-être inaugurer sa collection par deux romans de femmes, créant alors une sorte d’évé­nement littéraire. 

Camille est orpheline (une autre!). Elle vit avec ses grands-parents à Mégantic. Solitaire en attente du grand amour qui transformera sa vie, elle rencontre Robert L’Heureux, un cadre de la Banque commerciale, récemment nommé à Rouyn. Elle croit l’aimer, l’épouse. Un accident, pendant le voyage de noces, va chambouler sa vie. Blessée, elle est obligée de laisser partir son mari et de revenir à Mégantic. Le temps passe et il tarde à revenir. Elle rencontre Richard Smith, un Franco-américain venu prospecter les forêts de la région. C’est le coup de foudre entre eux.

« Je vous ai fui et déjà je vous appelle. Il n'y a plus de beauté, il n'y a plus de vie là où vous n'êtes pas. C'est le vide immense, c'est le néant. Quel pouvoir aviez-vous donc pour me prendre ainsi?... Vous êtes venu, vous m'avez parlé, vos lèvres se sont posées un instant sur les miennes qui en sont encore brûlantes, et tout a changé dans ma vie.
Comme un grand vent d'orage qui déracine les arbres, qui fauche les maisons, quelque chose d'inconnu est entré en moi qui a tout bouleversé, tout emporté. Mes joies et mes peines d'enfant, mes souvenirs de jeunesse, ma tranquille et monotone des derniers temps, tout s'est écroulé, tout gît là dans mon cœur au pied d'un dieu puissant, terrible et bien-aimé, qui me tyrannise, qui m affole et m'enchante.
Richard, le connaissez-vous ce dieu? Est-il entré dans votre cœur? A-t-il emporté vos souvenirs, a-t-il annihilé aussi votre passé, ces heures où je n'étais pas encore dans votre vie, où vous allies sans moi dans le soleil, dans le vent, avec vos rêves, votre besoin d'aimer, vos lèvres ardentes, vos bras puissants et doux?... A-t-il emporté le souvenir de ces autres femmes que vous avez rencontrées avant moi, à qui vous avez demandé de combler votre désir de bonheur, ces femmes que je hais pour ce qu'elles m'ont pris de vous? »

Il retarde son départ et ils se voient tous les jours. On comprend que leur relation amoureuse s’arrête aux baisers, bref que « l’irréparable » n’a pas été commis. Le mari annonce son retour. C’est la catastrophe. Richard l’invite à le suivre en Californie. Elle hésite, puis renonce à cet amour, par honnêteté envers Robert et pour d’autres raisons moins évidentes. Voici un extrait de sa lettre de rupture :

« Ma vie est liée à un autre, moi. Ne le savez, vous pas? De quel droit puis-je repousser cet homme à qui j'ai juré d'appartenir? De quel droit puis-je maintenant renier les serments que j'ai faits? ... Du droit de mon amour?... Mon Richard.
J'ai des devoirs envers lui, je les ai acceptés, on ne me les a pas imposés. Puis-je aujourd'hui tout rejeter sans hésitations et sans remords? L'âme ancestrale des femmes d'énergie et de devoir qui ont préparé ma vie, qui revit en moi certains jours, proteste et me condamne. Je sens qu'elles me renieraient par delà la tombe.
On ne s'arrache pas d'un coup à toutes les croyances de sa jeunesse, à toutes les traditions, aux principes d'honneur, aux enseignements de foi que des siècles et des siècles ont ancrés dans les âmes, prolongés jusqu'à nous. »

Disons d’abord qu’il est difficile de comprendre que cette œuvre ait pu être condamnée. Il y a bien quelques allusions à des relations sexuelles, mais si diffuses qu’on ne saurait jurer de rien. Il y a bien cette situation d’adultère qui est présentée sous un jour positif, mais le retour du mari vient interrompre le tout sans retour possible. Bref, la morale est sauve. Camille est prête à devenir une épouse et une mère. En même temps, le roman nous donne une idée de la frilosité de la société de l'époque et du courage qu'il a fallu à l'auteure et à l'éditeur.

C’est un roman d’amour et rien de plus. Vu avec les yeux de notre époque, tout semble cliché : une jeune fille romantique, un mari compréhensif mais un peu terne et un bel amoureux étranger. Un lac, des promenades en bateau, la communion avec la nature. Tout ce qui n’est pas la jeune fille et son sentiment amoureux est traité de façon superficielle, que ce soit les deux vieux avec lesquels Camille vit ou même ses deux amants qui ne sont que des caricatures. On peut déplorer que l’auteure n’ait pas inséré des enjeux plus complexes dans son roman. Je me permets ce regret parce qu’Éva Senécal avait un réel talent, il me semble, un talent qui ne s’est pas actualisé par manque d’ambitions. D’abord, il y a une beauté de l’écriture dans ce roman et, même si les sentiments sont trop romantiques pour la sensibilité contemporaine, une profondeur dans l’analyse psychologique qu’on aurait aimé voir s’exercer sur des situations plus complexes.


Extrait
Il l'entourait, la comblait, mais elle n'avait toujours à offrir que ses mains vides. Elle le faisait riche de sa vibrante tendresse mais eut voulu donner encore plus.
Elle se sentait attirée vers lui irrésistiblement. Ne l'interrogeant jamais, de crainte d'être indiscrète, elle ne savait de sa vie que ce qu'il avait pensé de lui dire. Elle retournait seule au champ clos de son passé pour revenir chargée d'un poids de mélancolie. Tout ce temps où elle avait été éloignée de lui, ces bonheurs qui ne seraient jamais « leurs » bonheurs. Ces années où elle n'avait pas été la dispensatrice de clarté! Elle eut voulu faire crouler ce temple où il allait parfois se recueillir, où elle serait toujours une intruse.
Même quand il était près d'elle, elle sentait quelque chose en cet homme lui échapper. Elle ne l'avait pas tout entier. Il était trop maître de lui-même, trop riche de vie. Elle eût voulu déranger son merveilleux équilibre, soulever les couches subconscientes de son moi pour y glisser sa pénétrante inquiétude et s'en aller un peu pour qu'il la rappelât.
Il lui semblait vaguement qu'elle donnait plus qu'elle ne recevait. Son âme était comme un riche tapis à ses pieds. Elle subissait près de lui une espèce d'hypnotisme. Il était un fort, un meneur d'hommes. Elle sentait sur elle les rênes de sa volonté et la sienne se pliait comme un roseau. Elle abritait sa faiblesse à l'ombre de sa puissance et laissait couler sa mélancolie dans l'onde rafraîchissante de sa gaité saine.
Elle aimait d'amour pour la première fois. (p. 60-61)

Éva Senécal sur Laurentiana
Un peu d'angoisse... un peu de fièvre

Les romans de la jeune génération
Dans les ombres - Éva Senécal
La chair décevante - Jovette Bernier
Dilettante - Claude Robillard
L'Initiatrice - Rex Desmarchais

7 décembre 2010

Angéline Guillou

Joseph Lallier, Angéline Guillou, Québec, L'Action sociale limitée, 1930, 179 pages.

Joseph Lallier (1878-1937) a écrit trois romans : Angéline Guillou (1930), Le Spectre menaçant (1932) et Allie (1936). La seule indication biographique le concernant, je l’ai trouvée sur le site de la BANQ : « La poste autrefois et aujourd'hui : causerie donnée par Mr. Joseph Lallier, inspecteur du service postal, district de Québec, au congrès des maîtres de poste de la province de Québec, tenu à Sherbrooke, le 3 septembre 1936. »

Le bateau qui doit ramener Angéline Guillou à Rivière-au-Tonnerre, après cinq années d’études au couvent Jésus-Marie de Sillery, quitte le Bassin-Louise par un beau 24 juin. En plus de la poste et du matériel destiné aux Nord-Côtiers, le navire transporte des bûcherons, quelques voyageurs de commerce, deux Autochtones, et plusieurs touristes américains « en quête d’émotions nouvelles ». Le voyage doit durer trois jours, mais une violente tempête les pousse sur Anticosti. Les passagers doivent leur survie à l’habileté du capitaine et aux prières de la jeune Angéline, dédiées à Notre-Dame-de-la-Garde.

Arrivée finalement chez elle, Angéline trouve sa mère à demi morte d’angoisse. En quelques heures, elle trépassera. Angéline se retrouve à la tête d’une famille de 13 enfants. Absente depuis cinq ans, elle découvre que son village vit de durs moments parce que les bancs de morue semblent épuisés. Qu’à cela ne tienne, le curé a proposé une solution au gouvernement : la guerre aux marsouins (eh oui!). Et la solution se matérialise en la personne de Jacques Vigneault, aviateur héros de la Grande Guerre, un natif de Rivière-au-Tonnerre. Le gouvernement l’a engagé pour tuer les marsouins, depuis son hydravion, à coups de mitraillettes et de dynamites (voir l’extrait).

La prospérité revient et Vigneault est traité comme un sauveur. Les yeux du jeune héros croisent ceux de la généreuse Angéline et c’est le coup de foudre. Vigneault doit vite repartir, appelé par une autre mission, soit retrouver deux aviateurs français tombés quelque part entre le Labrador et la Côte-Nord. Il ne trouve pas les disparus, mais découvre une mine d’or près d’un lac inaccessible autrement que par la voie des airs. Il en ramène quelques pépites sans dévoiler son secret. L’automne venu, il repart à Québec, désireux de s’acheter son propre hydravion pour exploiter sa découverte. Bien entendu, il promet à sa belle de revenir au printemps.

Comme prévu, il revient et commence à exploiter, seul, sa mine d’or. Il devra tuer un Autochtone qui avait découvert son secret et qui le menaçait. Il s’en confesse au curé qui lui pardonne sans problème. Un nouvel automne étant venu, Angéline essaie de le convaincre de rester auprès d’elle. Il n’en fait qu’à sa tête, retourne vers son trésor et n’en revient pas. Toutes les recherches s’avèrent inutiles. Sa fiancée est dévastée. Elle tombe malade et est sauvée in extremis par le médecin de Sept-Îles qu’on est allé chercher en cométique.

L’été suivant, lentement Angéline reprend goût à la vie. Elle décide de se consacrer aux malades. Elle étudie pour devenir infirmière. Avec ses richesses, elle crée des dispensaires le long de la Côte. Bientôt, le curé la convainc de fonder une communauté religieuse dédiée aux malades. Ce sera la communauté des sœurs de Notre-Dame-de-la-Garde. Angéline deviendra leur directrice et prendra le nom de Sœur Saint-Vincent-de-Paul. Trois ans passent et, un jour, devinez qui réapparaît? Mais oui, c’est cet intrépide Vigneault, qui a été retenu tout ce temps par une tribu autochtone qui le considérait comme le Grand Esprit. Il a réussi à les gagner à la religion catholique et, s’il est de retour, ce n'est point pour perturber la pauvre Angéline, mais pour lui dire qu’il partagera son rêve, en se joignant aux Oblats Marie-Immaculée.

C’est un roman qui est la plupart du temps conduit comme un résumé, ce qui explique que les événements foisonnent, malgré le nombre quand même modeste de pages. L’intrigue donne à quelques reprises dans de telles invraisemblances qu’il perd beaucoup de crédibilité : je pense à la mère qui meurt d’émotion, à Vigneau qui découvre une mine d’or et à son retour au bout de trois ans. La fin religieuse est décevante. En fait Lallier perd son récit quand son héros découvre la mine d’or. Quant à la guerre aux marsouins, que dire… si le curé y voit une bénédiction du ciel!

Ceci étant dit, tout n'est pas mauvais. Je pense même que l’auteur avait les ingrédients d’un bon roman d’aventures. D’abord, il nous entraîne dans des régions exotiques, il introduit un héros moderne qui a troqué le canot d’écorces pour l’hydravion, et une jeune héroïne toute belle dans sa modestie. Il ajoute des éléments ethnologiques qui authentifient le récit. Il décrit bien le transport du courrier vers les régions nordiques : l’hiver, le bateau qui transporte le courrier est relayé par les cométiques à partir de La Malbaie. Enfin, le résumé n’en rend pas compte, mais les dialogues sont pittoresques. Selon Lallier, les habitants de Rivière-au-Tonnerre seraient des descendants des Acadiens du Grand Dérangement (ce qui ne semble pas tout à fait juste). Il met souvent en scène quatre commères qui commentent les événements en utilisant une langue acadienne savoureuse qui nous rappelle la Sagouine.

Extrait
Deux semaines s'écoulèrent ainsi avant que la curiosité des villageois ne fut satisfaite, quand, par un beau matin, au lever du soleil, ils furent éveillés par le ronronnement de l'avion et le crépitement d'une mitrailleuse, suivis de détonations qui faisaient voler l'eau en l'air à vingt-cinq ou trente pieds.
Tous s'habillèrent précipitamment et volèrent, plutôt qu'ils ne marchèrent, vers la grève où ils virent, flottant sur l'eau le ventre au soleil, une mer de marsouins blancs que la mitraille et la dynamite avaient détruits.
— Vite, les chaloupes à la mer ! commanda le curé qui avait précédé la population sur la grève.
— Cueillons la manne pendant qu'elle passe ! continua-t-il sans attendre de réponse de personne.
Tout ce qu'il y avait de barques et de chaloupes disponibles fut employé à ramener à terre, au moyen d'estacades flottantes, les marsouins, dont on compta du premier coup trois cent douze.
Le curé était au comble de la joie. Son idée avait eu un plein succès.
— Notre-Dame de la Garde m'a bien inspiré, disait-il. Ils ont bien pu rire de moi dans leur barbe au ministère ; niais je savais que j'avais raison. Les marsouins n'ont qu'à se bien tenir.
— Faisons une ovation au capitaine pour son succès ! continua-t-il enthousiasmé.
A.U retour de Jacques, la foule massée sur la grève le reçut au milieu des applaudissements.
— Vive le Capitaine Vigneault !
— Mort aux marsouins !
— Vive notre bon curé ! dit seul Pierre Guillou, et la foule répéta les mêmes vivats après lui.
— Remercions Notre-Dame de la Garde ! dit le curé, se mettant à genoux après avoir enlevé son chapeau.
C'est au milieu de cette prière que le Capitaine mit le pied à terre la figure toute rayonnante de bonheur et qu'il se joignit aux villageois dans leurs actions de grâces.
Antoinette Dupuis, que la nature n'avait pas gâtée, mais qui possédait une facilité de parole remarquable y alla de son petit boniment.
— Monsieur le capitaine, nous sommes ravis de vous.
— J'avoue, Mademoiselle, que j'éprouvais plus de fierté quand j'avais descendu un « Fokker » allemand qu'à la vue de trois cents marsouins à mes pieds, dit d'un air mi-fier, mi-modeste le jeune et beau capitaine.
— Oh ! Que ça devait être beau, en effet, reprit la garde-malade enthousiasmée. Mais avouez que ce n'est pas banal, trois cents marsouins pour un premier coup de ligne.
— C'est à croire que je deviendrai un grand pêcheur, mademoiselle !
— Pêcheur de perles ? dit Antoinette, d'un air suggestif.
— Non, répondit d'un air grave le capitaine. Je crains de devenir un pêcheur de compliments.
— Vous êtes maussade comme un Québecquois, capitaine.
— Si ça s'attrape, mademoiselle, j'y prendrai garde. La garde-malade s'éloigna d'un petit air boudeur, pendant que la foule s'amusait de la réponse du capitaine.
— Vite, à l'œuvre, dit le curé. Il ne faut pas perdre le fruit de notre travail. Trois cent douze marsouins, ça vaut de l'argent. (pages 75-76)

Lire le roman

Joseph Lallier sur Laurentiana

Angeline Guillou

Le spectre menaçant

Allie

4 décembre 2010

Le Nom dans le bronze

Michelle Le Normand, Le Nom dans le bronze, Montréal, Le Devoir, 1933, 163 pages.

Encore le thème du mariage mixte, encore une fois traité dans une perspective ethnique, comme on l’a vu déjà esquissé chez Aubert de Gaspé et Chauveau, mais surtout chez Potvin, Groulx, Bernard et Dugré, etc. Cette fois-ci, on est dans une famille bourgeoise de Sorel. Marguerite, la plus jeune fille des Couillard, a rencontré Steven Bayle, un Anglais qui semble bien intégré à la société canadienne-française, sauf pour ce qui est de la religion. Il est presbytérien. Au début, ni Marguerite ni Steven ne croient que leur relation les mènera bien loin. Mais de rencontre en rencontre, leur sentiment grandit et sans trop s'en rendre compte, ils tombent amoureux. Ils sont conscients de la réprobation générale autour d’eux, ils savent que ce mariage est impossible à moins que l’un d’eux renonce à ses croyances religieuses, mais ils refusent de se poser le problème. Tout à leur amour, ils évitent le sujet, même entre eux.

C’est un voyage à Québec qui va dessiller les yeux de Marguerite. Elle a été invitée à passer une quinzaine chez les Dupré, d’ardents patriotes. La découverte de la ville va éveiller la fibre patriotique chez la jeune fille. « Ces vestiges admirables qu'elle découvre, lui font comprendre à quel point il faut être fier d'un pareil passé de travail, d'héroïsme, de gloire, de batailles. Ces batailles, nos ancêtres les ont subies parce qu'ils ne voulaient pas devenir anglais, pour rester français, dans le pays français qu'ils avaient fondé. Vaincus, une sourde victoire a tout de même suivi la défaite matérielle: notre foi, notre langué vivent toujours. L'image de son pays et de sa race s'éclaire. Les idées de Philippe lui paraissent moins inexplicables, mais le problème de son mariage avec Steven se complique de nouveaux obstacles. »

Plus encore elle découvre sur la statue de Louis Hébert que son nom est gravé dans le bronze : « Crispée pour retenir ses larmes, elle comprend à peine ce qu'il dit. Et cette phrase bat dans sa mémoire : "Une des filles de Louis Hébert épousa le premier Couillard venu de France..." Les mots sonnent une gloire, mais une gloire qui résonne pour Marguerite, comme le glas de son amour. Que fera-t-elle?
Sur une des faces du piédestal est incrustée une grande page de bronze, où sont inscrits les noms des pionniers du pays et de leurs compagnes. Philippe entreprend de les énumérer:
— Louis Hébert, Marie Rollet, Guillaume Couillard, Marguerite Guillemette Hébert, (votre aïeule, Marguerite), — Abraham Martin, (le premier propriétaire des plaines), — Marguerite Langlois, — Nicolas Marsolais, Marie Le Barbier, Pierre Desportes, Françoise Langlois, Olivier Le Tardif, Marguerite Couillard! Je savais que vous y étiez....
— Quel honneur ! À votre place, je ne me marierais pas pour ne jamais changer de nom, suggère Louise. »

Quand elle revient à Sorel, sa résolution est prise. Elle rompt avec l’homme qu’elle aime plus que tout au monde : « Je vous ai laissé m'embrasser parce que je vous aime, moi aussi, parce que jamais, il me semble, je n'aimerai personne comme je vous aime. Mais je ne veux pas vous épouser. Il ne faut plus nous revoir. Notre religion n'est pas la même, notre nationalité non plus. Avant, vous paraissiez, vous en soucier, et moi tout cela m'était tellement égal, pourvu que vous fussiez, avec moi, toujours. Et je rêvais, attendant avec impatience, que vous me disiez enfin ce que vous me dites ce soir. Je voulais tant que vous n'aimiez; que moi, toute la vie. Maintenant, je ne veux plus. Je ne peux plus vouloir, parce que ce serait pour moi une mauvaise action. » Il ne lui reste plus qu’à cuver sa peine. C’est ce qu’elle fera stoïquement puisque personne n’admettra qu’on puisse démontrer un grand chagrin pour une relation vouée à l’échec. Pour la consoler, sa famille lui paie un voyage en Europe.

La première partie du roman, celle qui décrit la montée du sentiment amoureux, est bien menée. L’auteure évite les clichés, son analyse des sentiments est fine, les personnages sont crédibles. Le seul reproche qu’on pourrait lui faire, c’est de ne pas suffisamment décrire les personnages autour des amoureux afin de mieux mettre en contexte la marginalité de cette union amoureuse. On en vient même à se demander si cette auteure, près de Groulx, osera défier les codes sociaux de l’époque. Dès que Marguerite pose le pied à Québec, on a notre réponse, on tombe dans le roman à thèse, on baigne dans l’idéologie de conservation : le peuple canadien-français doit se conserver coûte que coûte. Marguerite Couillard et Blanche d’Haberville : même combat à 70 ans d’intervalle! Comme le dit le père de la famille Dupré : « Rien n’est plus affaiblissant pour notre peuple que ces mariages mixtes ». Dommage qu’il en soit ainsi puisque Le Normand excelle à décrire les sentiments : même le chagrin amoureux qui occupe les derniers chapitres est bien rendu, avec subtilité et finesse.

29 novembre 2010

Pêle-mêle

Louis-Honoré Fréchette, Pêle-mêle. Fantaisies et souvenirs poétiques, Montréal, Compagnie d'impression et de publication Lovell, 1877, 274 p.

Pêle-mêle est le deuxième recueil de Fréchette (il avait publié Mes loisirs en 1863). Comme l’indique le titre, l’inspiration va un peu en tout sens. Certains poèmes sont datés, l’un de 1861. Quelques-uns vont être repris dans des recueils ultérieurs.

En 1877, Fréchette a 38 ans. Il est de retour au pays depuis six ans. Il siège comme député libéral à Ottawa depuis 1874. Il dédie son recueil à sa femme, Emma Baudry, « celle qui dore et féconde [s]es jours d’été ». Ils se sont épousés en 1877.

On trouve bien entendu quelques poèmes patriotiques, dont la première version du plus connu des poèmes de Fréchette « Jolliet », poème qui sera repris dans « La Légende d’un peuple ». Un autre poème, intitulé « Mississipi », nous décrit le grand fleuve et la mythologie qu’il traine dans son sillage. Un poème est consacré à l’idole du poète, Papineau, qu’il présente au terme de sa vie : « Des derniers feux du soir la lueur pâlissante / Éclairait du vieillard l’auguste majesté; / Et dans un nimbe d’or, clarté mystérieuse, / L’on eût dit que déjà sa tête glorieuse / Rayonnait d’immortalité! » Un autre poème, dédié au généalogiste Cyprien Tanguay, rend hommage à « Tous ces héros obscurs qui, pour ce sol naissant / Versèrent tant de fois leurs sueurs et leur sang / Et qu'aujourd'hui l'oubli recouvre ».

Le passage du temps et sa contrepartie la nostalgie sont aussi des thèmes très présents dans le recueil. Peut-être est-ce dû au fait que plusieurs poèmes furent écrits avant 1871, donc lorsque le poète était en exil à Chicago ou en Louisiane. C’est moins son enfance que sa jeunesse qui semble tourmenter son esprit. Il évoque sa vie de bohème avec ses amis (« je ne chante plus, mais je prends du ventre… / On nomme cela, je crois, se ranger. »), ses premiers amours (« Ce qui se disait se disait là d’ineffablement tendre, / Quel langage jamais pourrait le répéter!... »).

En bon romantique, Fréchette exploite à fond le sentiment de la nature. On ne compte plus les fleurs fanées, les soirs mélancoliques, les lunes diaphanes, les pèlerinages amoureux, les manteaux d’azur, les diadèmes d’étoiles, les reflets chatoyants des flots… La nature est plus qu’un décor : elle est la gardienne du souvenir et, plus encore, elle s’harmonise aux sentiments de ceux qui la fréquentent. On peut difficilement imaginer une scène amoureuse en dehors de la nature. « C'était un lieu charmant. Là, quand les feux du soir / Empourpraient l'horizon d'une lueur mourante, / En écartant du pied la luzerne odorante, / Tout rêveurs, elle et moi, nous allions nous asseoir. // Ce qui se disait là d'ineffablement tendre. / Quel langage jamais pourrait le répéter !... / La brise se taisait comme pour écouter ; / Des fauvettes, tout près, se penchaient pour entendre. »

Il partage avec Hugo l’amour des enfants. « Croyez-moi, rien de beau, rien de rajeunissant, / Pour le cœur fatigué, pour l'âme endolorie, / Comme le berceau d'un enfant ! » D’autres poèmes parlent davantage de cette période de joie et d’innocence trop vite enfuie ou même interrompue par la mort.

Le recueil se termine par 17 sonnets, dédiés à des femmes dont il a été amoureux, à des parents et parentes qu’il aime, à des poètes amis avec qui il échange des poèmes (Prosper Blanchemain, Alfred Garneau, Theodore Vibert) et, enfin, à sa femme.

À MA FEMME
Hélas ! ma bonne amie, elle fut bien ardue
La route que sans toi j'avais à parcourir ;
Et de tout ce qu’on peut endurer sans mourir
Mon coeur a bien des fois mesuré l’étendue.

Souvent j’ai failli croire, à force de souffrir,
A la fatalité sur mon front suspendue ;
Et si mon âme, enfant, dans l’orage éperdue.
N'a pas senti parfois son courage tarir,

C'est que, lorsque le vent du Nord battait ma voile,
L'Espérance était là, resplendissante étoile,
Dont le rayon béni venait sécher mes pleurs.

Cette étoile, aujourd'hui, c'est ton sourire d'ange,
O femme! et, pour payer ce bonheur sans mélange.
C'est encore trop peu que vingt ans de douleurs !

Louis Fréchette sur Laurentiana
Mémoires intimes

25 novembre 2010

Papineau

Louis Fréchette, Papineau, Montréal, Lemeac, 1974, 153 pages. (Collection « Théâtre canadien ») (Avant-propos de Rémi Tourangeau) (Créée le 7 juin 1880, à l’Académie de musique, Montréal) (1re édition : Montréal, Chapleau-Lavigne, 1880, 100 p.)

Acte 1
Octobre 1837, quelques jours avant l’insurrection des Patriotes. James Hastings, élevé par un oncle vivant au Québec, revient d’Europe (Angleterre-France) après cinq ans d’absence. Aussitôt il accourt chez son ancien copain de collège, George Laurier. Il est vaguement au courant des troubles qui se préparent au Bas-Canada. Il revoit la sœur de George (Rose, dite « la sainte », à cause de son implication auprès des démunis) dont il est amoureux. À quelques jours de là, à Saint-Charles, on assiste à un discours de Papineau et à l’effervescence que suscite sa personne.

Acte 2
Novembre 1837. Saint-Denis. Une réunion de patriotes a lieu chez le docteur Nelson. Papineau, Pacaud et quelques autres doivent y assister. Un traître, Camel, est chargé par un mystérieux inconnu de scier le pont sur lequel doit passer Papineau. Rose, mise au courant par Michel l’Indien, réussit à l’avertir. Papineau arrive à la réunion sain et sauf. Lors de celle-ci, tout monde en vient à l’idée qu’il faut prendre les armes. Papineau est réticent, mais finit par consentir. On apprend que deux cavaliers ont péri en traversant le pont : on pense que l'un d'eux est Hastings qui était reparti vers Montréal. Rose est dévastée.

Acte 3
23 novembre 1837, bataille de Saint-Denis. L’action débute avant la bataille. Michel l'Indien raconte que Hastings dirige un bataillon anglais. Rose et George se sentent trahis. Papineau se présente sur le front, mais on le convainc de fuir aux États-Unis. Les Patriotes, auxquels est venue se joindre Rose, attendent les Anglais. On n’assiste qu’au début de la bataille. Le soir, on fête un peu, mais on apprend que Wetherhall marche sur Saint-Charles avec 3000 soldats et on n’a plus de munition. Trois jours plus tard, en pleine forêt, on retrouve quelques fugitifs, dont Papineau, Laurier, Pacaud et Dulac. La scène finale se joue à la frontière. Papineau et quelques autres ont réussi à passer la frontière. Hastings intervient pour empêcher que Georges et Rose soient pris par les Anglais. Il ne s’était engagé dans l’armée anglaise que pour jouer ce rôle : les protéger. George consent à ce qu’il épouse sa sœur.

Vous l’aurez remarqué, au départ, l’intrigue amoureuse est semblable à celle des Anciens Canadiens. Le développement toutefois est assez différent. Hastings, qui a pour ainsi dire trahi sa nationalité par amour et amitié, accorde quand même moins d’importance au sentiment de l’honneur qu’Archibald. Et Rose, contrairement à Blanche, accepte d’épouser « l’ennemi ».

Certains critiques n’ont pas aimé l’image que la pièce projetait du grand Papineau, personnage que Fréchette vénérait pourtant. En effet, Papineau apparaît davantage comme un humaniste qu’un patriote. Il fait de beaux discours mais ne nous convainc pas de sa grandeur.

Extrait
Pacaud. - Partout. Plus de quarante Patriotes, qui n’avaient pas voulu se rendre ont péri dans la grange de M. Debartchz. Ç’a été une boucherie. Ah! Ils se sont vengés royalement, là, en vrais...
Papineau. - Arrêtez, monsieur Pacaud, je sais ce que vous allez dire. Il ne faut pas tenir le peuple anglais responsable de ces atrocités. Elles sont les conséquences malheureuses mais inévitables des guerres civiles. Les partis s’échauffent, les haines s’animent, les vengeances et les représailles sont terribles; mais elles sont le fait des individus et non pas celui des nationalités! L’avenir le prouvera. Nos intérêts nationaux sont en conflit avec les autorités anglaises; nous avons subi la loi de proconsuls avides et barbares; les circonstances nous ont placés, nous les enfants de la France, sous la domination britannique; tout cela a eu pour effet de nous armer les uns contre les autres. Mais il ne faut pas confondre le peuple anglais avec nos argousins, le bourreau Haldimand avec la grande nation dont le drapeau a promené la civilisation sur la moitié du globe. Aujourd’hui nous sommes des vaincus et des fugitifs persécutés pour avoir hardiment affirmé nos droits; mais, le jour n’est pas loin peut-être où l’Angleterre, mieux éclairée sur ce qui se passe ici, appréciera la justice de notre cause, et fera la réparation éclatante et généreuse.
Pacaud. - Vous croyez donc que tout n’est pas fini?
Papineau. - Fini? (Se levant.) Tout n’est jamais fini pour une nation d’intelligence et de coeur. Oh! non, tout n’est pas fini. Rappelez-vous ce que disait M. Nelson, il y a quelques jours: « Le sang versé pour la grande cause des droits du peuple, dans une lutte légitime, est une semence féconde qui porte toujours ses fruits. » Nous n’aurons pas conquis d’un seul coup toutes les libertés que nous avions rêvées; mais le grand cri de la protestation est jeté. L’Angleterre l’a entendu; et elle nous rendra justice. Degré par degré, sans secousse et sans conflit, ce vaste et riche territoire que nos pères ont découvert et colonisé, brisera peu à peu les liens qui le tiennent en tutelle; et, avant qu’il soit un demi-siècle peut-être, notre jeune nation s’épanouira libre et puissante au grand soleil de l’indépendance. (p. 140-141)

Louis Fréchette sur Laurentiana
Mémoires intimes