31 décembre 2019

Domaine public 2020

Deux autrices et un auteur entrent dans le domaine public demain, le 1 janvier 2020. Il s’agit de Virginie Dussault, Nellie Maillard et  Marius Barbeau. Pour tout savoir sur ces trois artistes (et beaucoup d’autres personnalités de différents domaines), voyez l’excellent « Calendrier de l'avent du domaine public 📚 Édition québécoise ».

Virginie Dussault n’a publié qu’un roman que je n’ai jamais vu : Amour vainqueur.  De Nellie Maillard (pseudonyme : Anne-Marie), j’ai blogué L’aube de la joie. Enfin j’ai presenté trois œuvres de Marius Barbeau : Les rêves des chasseursL’arbre des rêves et l’injustement oublié : Le rêve de Kamalmouk.






20 décembre 2019

Contes de Noël (O'Neil)


Louis C. O'Neil, Contes de Noël, Sherbrooke, Apostolat de la Presse, 1959, 171 p. (1ère édition : 2 vol., 1951)

Le recueil contient 13 contes qui ont peu à voir avec ce qu’on présente traditionnellement comme des « contes de Noël », c’est-à-dire des histoires où priment de bons sentiments qui font appel à l’émotivité du lecteur. Vous savez un « cœur dur » qui se laisse attendrir ou un pauvret qui est secouru par une âme charitable. Les contes d’O’Neil ne s’adressent pas aux enfants… peut-être aux adolescents… d’autrefois. Plus souvent qu’autrement, ils font appel à l’imaginaire religieux des gens d’une autre époque : le ciel, les anges, les moines, les servants de messe, Bethléem…

Ce sont des récits dans lesquels l’intrigue est réduite au minimum.  L’auteur a plutôt opté pour la fantaisie dans le choix de ses personnages : des loufoques, des mystérieux, des animaux, des fleurs, des astres…  On observe aussi une recherche au niveau du langage, d’ordre poétique, parfois sur-écrit, ce qui peut gêner un jeune lecteur.

Quatre contes sont construits sur le même modèle : tour à tour, ce sont les oiseaux (La volière est « aux oiseaux »), les animaux (Noé prépare Noël), les fleurs (Marie parle aux fleurs) et les astres (Les astres à la crèche) qui se regroupent pour rendre hommage à l’enfant Jésus. Par exemple, dans La volière est « aux oiseaux », l’auteur offre un court rôle à une multitude d’oiseaux qu’il se plaît à énumérer.  Même Noël dans la vitrine est un peu conçu de la même façon : les jouets s’animent à savoir qui aura droit à la grande vitrine du magasin.

D’autres contes mettent en scène des personnages un peu facétieux, par exemple un moine qui finit par abimer toutes les statues tant il est maladroit (Paphnuce dans le plâtre), ou un sacristain qui joue un mauvais tour aux enfants de chœur (Les démons de sacristie). Pour continuer dans la veine des contes qui font sourire plutôt qu’émouvoir, citons Quasimodo (une chatte donne naissance à ses chatons dans la crèche) et Entretien avec Saint-Nicolas (une jeune fille espiègle bombarde Saint-Nicholas de questions pendant qu’il répare sa poupée). « Ieschou » (La naissance de Jésus), Noël dans le clocher (Les cloches morigènent la dernière venue qui n’arrive pas à donner un do), La crèche de neige (Un homme crée les personnages de la crèche avec de la neige), et Le boeuf de la crèche raconte ses randonnées (Le bœuf regrette que le mercantilisme contemporain ait remplacé la magie d’autrefois) viennent compléter le tableau.

Ce recueil a connu deux éditions, signe qu’il a eu un certain succès. Quant à moi, les contes de Fréchette, Joséphine Marchand et Louis Dantin lui sont supérieurs.  Louis O’Neil l’a dédié à sa femme et à ses six enfants. Il y a beaucoup d’illustrations, mais l’artiste n’est pas nommé.





14 décembre 2019

Avec toi (Miron)



Gaston Miron est décédé le 14 décembre 1996, il y a 23 ans. Ce poème est extrait de « La marche à l'amour ».  Dans cette suite, Miron décrit à la fois la grandeur de l'amour, sans laquelle aucune vie n'est possible, mais aussi la difficulté d'aimer, en ces temps troublés où l'existence collective est sans cesse menacée.


                                                                    AVEC TOI

I

Je voudrais t'aimer comme tu m'aimes, d'une
seule coulée d'être ainsi qu'il serait beau
dans cet univers à la grande promesse de Sphinx
mais voici la poésie, les camarades, la lutte
voici le système précis qui écrase les nôtres
et je ne sais plus, je ne sais plus t'aimer
comme il le faudrait ainsi qu'il serait bon
ce que je veux te dire, je dis que je t'aime

l'effroi s'emmêle à l'eau qui ourle tes yeux
le dernier cri de ta détresse vrille à ma tempe
(nous vivons loin l'un de l'autre à cause de moi
plus démuni que pauvreté d'antan) (et militant)
ceux qui s'aimeront agrandis hors de nos limites
qu'ils pensent à nous, à ceux d'avant et d'après
(mais pas de remerciements, pas de pitié, par
amour), pour l'amour, seulement de temps en temps
à l'amour et aux hommes qui en furent éloignés

ce que je veux te dire, nous sommes ensemble
la flûte de tes passages, le son de ton être
ton être ainsi que frisson d'air dans l'hiver
il est ensemble au mien comme désir et chaleur


II
Je suis un homme simple avec des mots qui peinent
et je ne sais pas écrire en poète éblouissant
je suis tué (cent fois je fus tué), un tué rebelle
et j'ahane à me traîner pour aller plus loin
déchéance est ma parabole depuis des suites de pères
je tombe et tombe et m'agrippe encore
je me relève et je sais que je t'aime

je sais que d'autres hommes forceront un peu plus
la transgression, des hommes qui nous ressemblent
qui vivront dans la vigilance notre dignité réalisée
c'est en eux dans l'avenir que je m'attends
que je me dresse sans qu'ils le sachent, avec toi

13 décembre 2019

La première Canadienne dans le Nord-Ouest

 Georges Dugas, La première Canadienne dans le Nord-Ouest, Montréal, Cadieux et Derome, 1883, 112 pages et Un voyageur des pays d’en-haut, Montréal, Beauchemin, 1890, 142 p.

Cette semaine, je fais exception; je présente deux livres dont j’ai corrigé la version texte sur Wikisource. Il s’agit de La première Canadienne dans le Nord-Ouest (1883) et Un voyageur des pays d’en-haut (1890) de Georges Dugas. Ce ne sont pas des écrits littéraires, loin de là, mais plutôt des biographies assez sommaires sur deux pionniers de l’Ouest. Dans le premier, l’abbé Dugas (il signe Dugast) raconte l’histoire de « Marie-Anne Gaboury, arrivée au Nord-Ouest en 1806, et décédée à Saint-Boniface à l’âge de 96 ans ». Cette femme, qui travaillait auparavant dans un presbytère, épouse Jean-Baptiste Lajimonière, un voyageur du Nord-Ouest, et le suit dans ses nombreuses pérégrinations au Manitoba et en Saskatchewan. Dans le second volume, Dugas raconte la vie de Jean-Baptiste Charbonneau, un maçon né à Boucherville en 1795, et parti vers l’Ouest pour le compte de la Compagnie de la Baie d’Hudson en 1815. Ce sera l’occasion de raconter la vie des « voyageurs », depuis leur départ de Lachine jusqu’au nord des provinces de l’Ouest, leur quotidien souvent difficile, leurs exploits et leurs déconvenues.

L’auteur s’interroge sur ce qui poussait tant des jeunes hommes à tout abandonner pour cette vie difficile, semée d’embûches, parfois mortelles. : « La seule explication possible de ce goût étrange qui faisait abandonner si gaiement la vie civilisée pour la vie sauvage, était l’amour d’une liberté sans contrôle. Il est bien vrai que le serviteur engagé aux compagnies marchandes n’était pas complètement libre de ses mouvements : il devait à ses maîtres un rude travail pendant plusieurs années ; mais les courses qu’il faisait à travers les immenses plaines ; les horizons sans bornes qui se déroulaient devant lui ; le ciel pur dont on jouit presque continuellement au Nord-Ouest ; tout cela lui faisait oublier les liens de servitude qui le retenaient captif ; il se croyait libre du moment qu’il était hors de la vue de ses maîtres, et cela lui suffisait. »

Pour ce qui est des femmes, elles étaient beaucoup plus rares, en fait Marie-Anne Gaboury était une exception. Elle fut longtemps la seule blanche dans ces contrées, si bien que les Autochtones faisaient des détours pour venir la voir. Il lui arriva plus d’une fois de se retrouver seule, son mari étant parti en expédition de chasse, et même d’enfanter, au milieu de nulle part, dans une tente.

L’auteur ne s’en cache pas, la biographie de ces deux personnages lui sert de prétexte pour raconter l’histoire de l’Ouest entre 1800 et 1880.  Ce qui ressort, ce sont les luttes impitoyables que la compagnie d’Hudson et la compagnie du Nord-Ouest se faisaient pour obtenir le monopole des fourrures jusqu’à ce qu’elles décident de fusionner en 1821. 

Ce qu’on comprend aussi, ce sont les relations souvent difficiles entre les Canadiens et les « natifs ». Même si Dugas n’a pas toujours une haute opinion des autochtones, du moins essaie-t-il à l’occasion de mettre en relief la légitimité de leurs frustrations : 

« La manière perfide et malhonnête dont les traités furent observés par les agents des sauvages, fut la première cause des mécontentements qui amenèrent le massacre de la rivière Saint-Pierre en 1862.
Tous les employés des différents offices s’entendaient entre eux pour exploiter les Sioux et les irriter. Les spéculations les plus véreuses étaient faites, par les agents, sur les terrains et sur les objets destinés aux sauvages. Les spéculateurs ne s’inquiétaient nullement des mécontentements qu’ils soulevaient, et continuaient leurs exactions. Les pauvres sauvages qui voulaient formuler leurs plaintes, étaient traités avec hauteur et rudesse ; on refusait d’entendre leurs demandes les plus légitimes, et de redresser les abus les plus criants. Au vol les officiers du gouvernement joignaient les scandales de l’immoralité la plus dégradante. Les femmes et les filles des sauvages étaient violées sous les yeux de leurs maris et de leurs parents. 
En 1862, un agent ayant reçu $400,000, qui devaient être payés aux sauvages, en vertu du traité, donna toute cette somme à différents traiteurs, qui prétendaient avoir des créances contre les sauvages. Un autre agent garda pour lui $55,000, en compensation de quelques déboursés qu’il avait été obligé de faire pour obtenir l’assentiment d’un chef, lors d’un traité. Enfin la destitution du chef sioux par les agents, sans l’assentiment de la tribu, acheva d’exaspérer les esprits ; on n’attendait plus pour agir qu’une occasion favorable, qui ne tarda pas à se présenter. »

Ce sont deux livres très faciles qui nous aident à comprendre les romans qui ont comme trame narrative l’histoire des pays d’en haut.

Lire les livres sur Wikisource

Sur Laurentiana, d’autres livres sur le Nord-Ouest
Le grand silence blanc de Louis Frédéric Rouquette
La bête errante de Louis-Frédéric Rouquette
Légendes du Nord-Ouest de Georges Dugas
Les engagés de Grand-Portage de Léo-Paul Desrosiers
Nipsya de Georges Brunet
La forêt de Georges Bugnet
Vers l’Ouest de Constantin-Weyer
Manitoba de Constantin-Weyer
Clairière de Constantin-Weyer
La montagne secrète de Gabrielle Roy

6 décembre 2019

Les aventures de Perrine et de Charlot

Marie-Claire Daveluy, Les aventures de Perrine et de Charlot, Montréal, Bibliothèque de l'Action française, 1923, 310 p.

Les aventures de Perrine et Charlot, deux jeunes orphelins, débutent en France. Perrine, la grande sœur de huit ans, décide de fuir une vieille tante acariâtre et d’émigrer en  Nouvelle-France avec son jeune frère.  Grâce à un marin un peu niais, ils réussissent à embarquer clandestinement sur un bateau en partance de Dieppe. Ils sont découverts, mais quelques nobles personnages, aussi de la traversée, les prennent sous leurs ailes. Madame Le Gardeur décide même de les adopter. En Nouvelle-France, peu de choses se passent durant la première année. Un drame survient lorsque Charlot est enlevé par deux Iroquois qui l’amènent dans leur clan. Perrine est inconsolable d’autant plus qu’elle avait promis à sa mère de veiller sur son jeune frère. Charlot passe une année difficile chez les Iroquois. Lors d’une attaque des Hurons, il est de nouveau enlevé. Le capitaine des Hurons compte bien monnayer sa proie. Ces mêmes Hurons sont invités à rencontrer le grand « sagamo » français, Louis XIII. Compte tenu de sa connaissance de la langue française, on décide d’amener Charlot en France, en le faisant passer pour un jeune Huron. Là-bas, une logeuse le prend en amitié. Charlot fuit les ravisseurs, et se réfugie chez elle.  Le voilà de nouveau libre! Et mieux encore, sa vieille tante acariâtre rend son dernier souffle. Il est riche et il décide de revenir en Nouvelle-France. Le roman se termine par ses retrouvailles avec Perrine.

Les aventures de Perrine et de Charlot est le premier récit jeunesse publié en livre au Québec. Je ne reprendrai pas l’histoire de ce livre, bien documentée par la BAnQ.  (Lire)

Pour moi, ce genre de roman fait remontrer d’innombrables souvenirs de jeunesse.  C’est à cela que ressemblaient la plupart des romans jeunesse de mon époque : on fabriquait des héros avec les personnages connus de la Nouvelle-France et, à l’occasion, avec des Autochtones, et on les opposait aux Iroquois et aux Anglais. Bien entendu le bien était toujours du côté des Français ou des Autochtones alliés.  C’est exactement la recette de Marie-Claire Daveluy : il faut croire que sa manière a été largement suivie. 

Une fois pris en compte sa valeur historique et son caractère original pour son époque, on est obligé de dire que ce roman est loin d’être parfait. Il y a un « gros trou » au milieu où l’auteure perd de vue ses deux héros, l’histoire prenant le pas sur le récit. On est en 1636, on craint les Iroquois. Pourtant il n’arrive pour ainsi rien à nos deux jeunes héros : seul un voyage aux Trois-Rivières vient égayer leur vie. On a organisé une course entre un Français et un autochtone. Un grand rassemblement de Blancs et d’Autochtones assistent à la course gagnée par le Français, bien entendu. 

Aujourd’hui on aurait tendance à resserrer l’action et les dialogues, à limiter le nombre de personnages. Autre temps, autre rythme, sans doute. Ajoutons autre temps, autre sensibilité : il est bien évident qu’un lecteur autochtone serait scandalisé par la manière dont on traite les siens. Tous les clichés contre ces « pauvres sauvages » y passent. 

Extrait :

« CHARLOT
Alors, M. l’abbé, pourquoi les sauvages ne voulaient-ils pas qu’on frappât le petit tambour qui avait été méchant ? Pourquoi ils disaient qu’il n’était qu’un enfant et sans esprit ? Pourquoi, aussi, ils demandaient des cadeaux pour le guérir ?

L’ABBÉ DE SAINT-SAUVEUR
Pourquoi tout cela, Charlot ? Parce que ce sont des barbares, qui aiment aveuglément leurs enfants, et ne comprennent pas que l’on peut aimer beaucoup et aimer très mal en même temps. Ils ne savent pas, non plus, que tel l’on pousse dans la jeunesse, tel l’on demeure presque toujours. Ils ignorent les bienfaits d’une main vigilante, à la fois ferme et douce, qui vous redresse sans cesse. Qui donc, vois-tu, leur aurait appris les avantages de l’éducation ?

(L’abbé de Saint-Sauveur se lève et conduit Charlot près d’une large fenêtre.)

Tiens, Charlot, vois cet arbre que M. de Saint-Jean (Jean Bourdon) a planté, il y a à peine un mois ? N’incline-t-il pas déjà à gauche ? Il faut que dès demain mon ami le relève, le soutienne, le fixe à un tuteur… Sinon, il suivra de plus en plus la pente mauvaise. »

Ayant connu beaucoup de succès, le roman connaîtra quatre suites. 

29 novembre 2019

La littérature québécoise en Russie


Alexei Nikulin, un lecteur russe intéressé par la littérature québécoise, m’a envoyé quelques couvertures de livres québécois disponibles en Russie.

Avec sa permission, je le cite et je transmets les illustrations.

« J'étudie la littérature québécoise du 20ième siècle à l'Institut de la littérature mondiale de l'Académie des sciences de Russie (Moscou). Il y a trois ans, j'ai écrit une étude sur la poésie de René Chopin (Le cœur en exil exclusivement) à la faculté des lettres. »

« J'aime la littérature française, c'est pourquoi je cherchais un sujet d'étude qui pourrait être lié à cette littérature. Mais un sujet nouveau. Et j’ai pensé quelque chose comme ça : « Oh, bien ! C'est ce dont j'ai besoin - la littérature francophone, la littérature « du vieux Québec ». Après tout, qu'est-ce que c'est l'âme de la littérature? C'est sa langue.»

« Avec plaisir je vous envoie les photos des couvertures et des premières pages de livres québécois traduits en russe. Ce sont Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy, Salut, Galarneau ! de Jacques Godbout et Une chaîne dans le parc d’André Langevin. J’ai aussi quelques œuvres d’écrivains québécois en russe, mais tous ces textes sont contenus dans des recueils. Par exemple dans le recueil Histoire canadienne moderne (Moscou, 1985) on peut lire Poussière sur la ville de Langevin, Manuscrit de Pauline Archange de Marie-Claire Blais. »

Ci-dessous, vous verrez successivement Bonheur d'occasion, Salut Galarneau, Une chaîne dans le parc et Maria Chapdelaine.








22 novembre 2019

La mémoire innocente



Georges Dor, La mémoire innocente, Montréal, Éditions de L’Aube, [s.d. – 1956?], 60 pages (Préface d’Émile Legault)

« Il lance les Éditions de l’Aube. Pas à la manière d’un solitaire qui aurait besoin de s’admirer secrètement; plutôt comme un crieur de village qui veut alerter tous les moissonneurs, pour les inviter à partager avec lui la joie des blés, liés en bottes frémissantes ». À lire le père Legault, on a l’impression qu’on est devant un recueil du terroir. Rien de tel. Dor pratique la poésie intimiste. Il est vrai que tout cela est très simple, souvent dans le bon sens du mot, d’où sans doute la métaphore du moissonneur.

En simplifiant, disons qu’il y a deux types de poèmes chez Dor : ceux qui sentent le procédé et ceux plus inspirés. Dans la première catégorie on range ces poèmes qui emploient la répétition : « Tout est noir / Dans la mémoire // Tout est blanc / Dans le néant // Tout est bleu / … »  Mais on trouve aussi ce genre de petits poèmes courts, ramassés, bien tournés : « Un papier / Dans la rue / En forme de chat mort // Il neige / Une locomotive crie / Quelque part // C’est la nuit / Tout est blanc à s’y tromper // Vous souvenez-vous? »

Pour le reste, le poète essaie de se défaire d’une tristesse qui lui vient de son passé familial, mais aussi regrette ce qui aurait dû être cueilli et qui ne l’a pas été : « Efface lentement / Efface patiemment / Et recommence » Et encore : « Nous avons oublié / Dans les vergers d’automne / Tant de pommes aux pommiers ». Au fil des poèmes, on découvre un homme qui se cherche et son accomplissement semble tributaire de la présence d’une compagne : « Parce qu’au bout de moi-même / Au bout de tous les chemins / De moi-même / Je te trouve ».

Le recueil se termine par trois lettres écrites à une malade, lettres pleines de douceurs et de compassion. « Je veux vous aimer, vous aider et pourtant tout m’arrache à vous. Tout un monde s’ingénie à défaire le nœud de mon attention pour vous. La vie me réclame partout et l’oubli de votre malheur me poursuit. Le bonheur, mademoiselle, est une chose troublante, tant il y a de malheur sur la terre ».


15 novembre 2019

Ébauche d’un cri

Georges Larouche, Ébauche d’un cri, Jonquière, Édition Boréale, 1947, 142 pages.

Le recueil contient une préface et deux parties. La première n’a pas de titre et la seconde s’intitule « Décharge – Saguenay ». Les strophes sont généralement très courtes et plusieurs vers sont décalés.

Georges Larouche est connu comme le poète de Val-Menaud. Son recueil est très ancré dans ce lieu. En préface, il nous avertit que « puisqu’[il] ne peu[t] pas chanter / [il va] faire son possible pour crier », ce qui augure plutôt mal… Dans le second poème du recueil, « Rythmes divers », Larouche nous sert sa conception de la poésie. On pourrait dire qu’il décrit son recueil. D’abord, il n’aime pas les « esprits frisés », ceux et celles qui préfèrent « les dormants des /chemins de fer » à la liberté, tout ce qui tient de la mesure. Selon lui, rien ne sert de couper, il ne comprend pas qu’on puisse préférer « le lait condensé / au lait pur », il préfère la forêt à la pépinière, et il termine en répétant qu’il « n’aime pas couper un membre de son sujet / afin de la placer dans un / coffret! » Bref, il semble avouer que ses poèmes ne sont pas très travaillés, réfléchis, etc.

De quoi parlent ses poèmes? On peut imaginer un auteur, saisi d’émotion devant un paysage, et qui s’empresse de le coucher dans un poème.  Ça va de l’émerveillement le plus béat jusqu’aux détails les plus terre-à-terre.  Dans le poème « Orage », on lit : « Les éclairs sondent les montagnes / à jets de feu répétés »; on lit aussi : « Mon voisin Jean-Charles, / qui est habitué aux escapades / de ce grand, vaste et / merveilleux / ciel, / m’a déclaré n’avoir / encore rien / vu de pareil ». Tout n’est pas qu’émerveillements, loin de là! Le poète se bat contre la dépression : « Mon âme se maintient / presque tout le temps /  dans d’affreux tourments ».

Dans la deuxième partie, « Décharge » (l’ancien nom du village), l’inspiration est davantage portée vers le passé de son village, en partie disparu pour laisser la place à un barrage hydroélectrique. L’auteur, errant autour de la rivière maintenant harnachée, se fait porte-parole de celle-ci. Le ton est très lyrique, se veut même épique. Il s’agit de chanter un paysage plus grand que nature et seule une parole libre, capable de déverser le trop-plein, peut en rendre compte, semble nous dire Larouche.



8 novembre 2019

Nouveautés poétiques


Gilbert Langevin et al., Nouveautés poétiques, Montréal, Atys, 1958, n. p. (24 p.)

C’est le livre fondateur des éditions Atys de Gilbert Langevin. La plus grande part du recueil est consacrée au poète de Val-Menaud, Georges Larouche. Le recueil s’ouvre sur une étude de son œuvre (6 pages), signée Gyl Bergevin, hétéronyme de Gilbert Langevin. En fait, c’est moins une étude qu’une apologie de Georges Larouche. Langevin essaie de montrer que sa poésie est moderne et universelle. Disons que la démonstration n’est guère convaincante. 

À la suite de cette étude, on lit onze poèmes de Georges Larouche.  Voici quelques vers de « L’eau bizottée par le vent », écrit en 1949, à Val-Menaud : « L’eau bizottée par le vent / remontait le noir courant; / aucun flanc sombre / ne se baignait dans l’ombre / de l’eau / de Val-Menaud. / Une légère buée bleue / liait la terre aux cieux / et des nuages à forme d’œufs poilus / flottaient sur les crêtes à travers la nue ». Oui, des œufs poilus…
Pour le reste, on lit un poème de Roger Langevin primé au Premier grand concours poétique du Saguenay, un poème en prose de René Taillefer, un poème-texte-de-chanson de Xristian Larsen, un poème de Réal Ouellet, quatre courts poèmes de Réjean Lavoie D’Auteuil, un poème de Jean-Claude Hébert et un de Gyl Bergevin. Aucune de ces oeuvres ne mérite qu’on s’y attarde trop. 

La mise en page est très sommaire. Les marges et les interlignes se resserrent à l’occasion, comme si chaque texte devait tenir sur une page. 

Pour un bibliophile, la valeur de ce livre tient aux faits qu’il est le premier des éditions Atys et que c’est la première apparition de Gilbert Langevin dans notre paysage poétique.

1 novembre 2019

La bête errante

Louis-Frédéric Rouquette, ‎La bête errante, Paris, La Revue Française - Alexis Rédier, (vers 1930), 279 p. (coll. Le Paon Blanc) (lithographies en deux tons de Georges Tcherkessoff) (Édition originale : Ferenczi, 1923) — Le livre est de grande qualité. Papier vélin, bandeau au début de chacun des chapitres, en plus des lithographies.

L’action se situe dans le prolongement du Grand silence blanc que j’ai déjà blogué. Ce n’est pas, à proprement parler, un véritable Laurentiana, les Canadiens français n’étant que mentionnés ici et là et n’étant représentés que par un personnage secondaire.

Nous sommes au Yukon, aux alentours de 1920. La Ruée vers l’or est terminée depuis longtemps. Seuls quelques irréductibles persistent. L’histoire débute à Cariboo-kid, dans un camp de mineurs. Hurricane, un ancien étudiant de Berkeley, a quitté San Francisco et s’est fait chercheur d’or par amour pour Dolly. Il se lie d’amitié avec Gregory Land, le maître de poste, qui parcourt le Yukon pour distribuer le courrier. Quand ce dernier quitte Cariboo-Kid pour se rendre à Dawson, Hurricane décide de l’accompagner. Sur leur route, ils croisent un homme mort, assassiné. À Last-Chance, autre camp de mineurs, ils s’arrêtent : ils découvrent les deux meurtriers, qui seront pendus à la suite d’un procès expéditif. Dans l’altercation qui a eu lieu au moment de la dénonciation, Hurricane s’est démis une épaule. Après l’avoir soigné pendant quelque temps, Gregory doit reprendre sa route. Hurricane, guéri, exploite une mine dans la région avec un Cri nommé Billikins, mais n’en tire pas de grands revenus. L’hiver revient et la vie s’arrête. Quand Gregory, le maître postier, revient au printemps, Hurricane découvre qu’il n’a pas de lettres pour lui. Sa belle l’a oublié.

Hurricane part avec Gregory à Dawson. On y présente un film dans lequel Dolly joue. Fou de rage, Hurricane s’engage dans une bataille dont il sort sérieusement blessé. Une dancing-girl, Flossie, le soigne. Il avait aidé cette fille lorsqu’ils étaient tous deux à Cariboo-Kid. Gregory doit continuer la distribution du courrier plus au nord, jusqu’à Forty Miles. Hurricane, Flossie et Billikins l’accompagnent. Pour leur malheur, Gregory décide de prendre un raccourci et ils se perdent. Pendant cinq semaines, ils se battent pour leur vie. Billikins meurt et les trois autres attendent pour ainsi dire la mort dans un igloo de fortune. Deux chiens, Tempest et Hurricane-chien décident de « prendre les choses en main ». Ils découvrent le campement de deux chasseurs, dont l’un est Freddy, le héros du Grand silence blanc et l’ancien maître de Tempest. Les chasseurs les retrouvent et les ramènent à Dawson. Hurricane décide alors de retourner à San Francisco pour revoir son ancienne amoureuse. Mais il a vite fait de constater qu’il n’a plus rien en commun avec elle. Il s’installe dans le Nevada. Et un jour, Flossie revient porteuse d’une nouvelle : elle a vendu la mine de Hurricane et il est millionnaire. Pendant deux ans, les deux travaillent sur le ranch. Mais Hurricane s’ennuie et il décide de repartir au Yukon.  Lors d’une randonnée sur la grande Trail, il croise Flossie qui a pris la même décision. Les deux repartent ensemble.

À lire le résumé, on pourrait penser qu’on se trouve devant un roman d’aventures. En fait, le roman est lent, l’essentiel n’étant pas dans l’action. Comme le titre l’insinue, La bête errante est un roman sur l’errance. Oui, ces hommes et femmes espèrent trouver une fortune en grattant le sol, mais tous savent que la ruée vers l’or, c’est de l’histoire ancienne. À moins d’une chance inouïe, tout au plus réussiront-ils à grappiller quelques parcelles d’or qui leur permettront de survivre. Reste donc le bonheur de vivre dans un monde en dehors du monde, loin de la civilisation et de ses contraintes. Et de parcourir un pays sauvage, non dépourvu d’humanité tout de même : toutes les difficultés qu’ils rencontrent dans cette nature impitoyable obligent les êtres - et même les bêtes - à se serrer les coudes, à dévoiler ce qu’il y a de meilleur en eux.

Rouquette est un romancier, mais aussi un poète, comme le démontrent sa description des lieux et du climat, ses incursions dans la tête de ces rudes gaillards. Le chapitre XXIX, dans lequel il décrit les cinq semaines d’errance de Gregory et ses amis, est particulièrement brillant.

Extrait
Les chiens de Gregory mettent de la vie dans la mort du paysage. C’est vers cette vie qu’il va avec entêtement.
La nuit l’environne, les bêtes puantes le guettent, non, c’est la théorie des blonds archanges dont a parlé Flossie et, pour lui donner raison, le ciel se déchire. Des rubans blanchâtres se dénouent, un à un, qui, formant des faisceaux et des gerbes, s’allument de mille paillettes.
Au ras de l’horizon se déroule une banderole de lumière atténuée, un immense anneau se forme dans lequel s’inscrit une croix, puis la croix s’efface, un serpent se love; souple, fuyant, il passe au travers des cercles bleus et roses.
La terre est comme baignée de lune. Chaque chose se détache avec une netteté singulière.
Les chiens sont arrêtés, museaux levés. On les croirait découpés au ciseau, de même Gregory, de même les rochers.
Derrière les scintillations qui s’élèvent, de bas en haut, on aperçoit le clignotement des étoiles, des étoiles disparues depuis plusieurs semaines et qui disent clairement : « Votre destin vous mène au Nord et c’est à l’Ouest que vous alliez ! »
L’erreur est humaine, la nature seule poursuit le cycle de son immuable révolution prévue dans les siècles des siècles.
Que pèse le vouloir des hommes !
Mais la nature leur permet l’illusion de la volonté pour les aider à vivre... et à mourir.
Et à ceux qui vont mourir, elle dévoile sa beauté. Un halo monte dans la transparence céleste, ses hachures dorées descendent comme une pluie de feu, d’un feu très doux, très pâle, dont les flammes s’intensifient peu à peu et qui, rouges à la base, jaunes au milieu, sont vertes au sommet, et, à nouveau, dans une circonférence parfaite, une croix apparaît.
La croix de mort ou la croix d’espérance? (p. 190-191)




25 octobre 2019

Vers l'ouest

Maurice Constantin-Weyer, Vers l'ouest, Paris, La renaissance du livre, 1921, 253 pages.

Constantin-Weyer (1881-1964) a vécu au Canada, dans la région de Saint-Claude (Manitoba), de 1903 à 1914.  Comme plusieurs critiques l’ont précisé, ceci ne fait pas de lui un spécialiste de l’histoire de l’Ouest canadien pour autant. La véracité historique de ses romans a  souvent été contestée.

L’action se passe au Manitoba au milieu du XIXe siècle. Le roman s’ouvre sur une rencontre entre les Sioux et les Métis, sous la gouverne de Louis Riel (il s’agit du père et non de son célèbre fils), de Mgr Provencher et du chef sioux, Le Loup. Ils veulent mettre fin au conflit qui sépare les deux communautés qui se battent pour des territoires de chasse, de plus en plus décimés depuis que les bisons se font plus rares. Tout va pour le mieux jusqu’au moment où un Métis hargneux tue un Sioux. Et comme Louis Riel refuse de livrer le Métis, la guerre reprend.

Riel doit avertir certains chasseurs plus au Sud du danger qui les guette et il confie la mission à son neveu Jérémie Dubois, lui promettant une taure s’il réussit. Jérémie trouve en quelques jours les chasseurs. Parmi eux, se démarquent Lespérance et sa fille Flora, dont Jérémie tombe amoureux. Les chasseurs rentrent à Rivière-Rouge sans coup férir. Et l’armée de Riel écrase celle des Sioux. « C'était un grand succès que cette extension des territoires de chasse des métis. C'était la porte ouverte à toutes les ambitions vers l'Ouest, jusqu'au pied des montagnes Rocheuses, où il se proposait de négocier plus tard une entente avec les Pieds-Noirs. »

Jérémie veut épouser Flora, mais il n’a pas les moyens financiers. À l’automne, il s’engage avec son ami McDuff auprès de Smith, un arpenteur qui se rend à 700 milles plus au nord pour planifier de nouveaux établissements possibles. Quand Jérémie revient au printemps, il découvre que Flora est enceinte. En fait, elle a été droguée et violée par Leslie. Compte tenu des circonstances, Jérémie maintient sa décision de l’épouser. Les deux s’entendent pour dire que Jérémie est le père de l’enfant, ce que Leslie ne peut contredire.

Un peu plus tard, on apprend qu’un chasseur a été massacré par un groupe de Sioux; Riel monte encore une fois une armée, se lance à leur poursuite et les massacre tous, moins un qui est chargé de retrouver le reste des siens et de leur proposer un nouveau traité de paix. Le roman se termine par le mariage de Jérémie et par la naissance de l’enfant.

Que Constantin-Weyer ait du talent pour décrire la nature ou une bataille, cela ne fait pas de doute. Cependant, la trame narrative est plus ou moins réussie, les différents épisodes ayant un lien ténu entre eux. Et on ne peut s’empêcher de souligner que le racisme définit les rapports entre les communautés.  Voici quelques faits : 1) il existe une hiérarchie qui va des Blancs aux Autochtones en passant par les Métis (sans oublier les Anglophones de la Compagnie de la Baie d’Hudson qui se croient au-dessus du lot); 2) pour un  Métis, il est préférable de ressembler à un Blanc plutôt qu’à un Autochtone; 3) tout se passe comme si la seule façon d’avoir la paix avec les Sioux, c’était de les tuer; 4) Mgr Provencher finit par bénir l’expédition contre les Autochtones en sachant qu’elle sera meurtrière. On pourrait dire la même chose à propos de la misogynie dans les relations homme-femme.

Extraits

« Puis il rappela à son peuple métis... que pareil au peuple saint, il était, lui aussi, l'élu de Dieu, réservé à une grande tâche : celle de répandre à travers les pays sauvages la parole sainte et la civilisation. En récompense de quoi, le seigneur assurerait à ses serviteurs la souveraineté de cette terre promise et bénirait leurs récoltes et leur descendance. » (p. 19-20)

« Plusieurs des sauvages restés dehors avaient des parentes parmi les femmes des métis. Ils furent invités à droite et à gauche. Le Loup lui-même avait une nièce, une petite Dubois. Le père de la jeune fille l’amena à son oncle. Elle se mit à crier :
-          Je ne veux pas être la nièce d'un sauvage !... Je ne veux pas être la nièce d’un sauvage !
Le Loup rit dédaigneusement et lui tourna le dos. Dubois ayant reçu des observations de Riel, à l'adresse de la petite, le père la ramena à coupa de pied dans les fesses, jusqu'à sa voiture... » (p. 21)

« La mère Lespérance était une forte virago aux allures autoritaires. Elle affectait des airs dédaigneux envers les trois quarts des autres femmes, parce que son père était, disait-elle, « un blanc pur », un vrai « Françâs des Vieux Pays ». Elle tirait de ce père « blanc pur » un immense orgueil de caste. Mais ce qu'elle oubliait d'ajouter, et ce que, d'ailleurs, tout le monde savait, c'est que sa mère était une sauvagesse aussi pure de race, au moins, et même probablement plus qu'avait put l'être feu Brazeau. La mère Lespérance se trouvait donc avoir, tout comme les autres, sa bonne moitié de sang peau-rouge. Et vraiment, à la regarder, on aurait cru davantage. » (p. 56)

18 octobre 2019

La montagne secrète

Gabrielle Roy, La montagne secrète, Montréal, Beauchemin, 1962, 222 pages.

Gabrielle Roy s’est inspirée de son ami René Richard pour écrire La Montagne secrète. Le récit met en scène un peintre, Pierre Cadorai, qui cherche à découvrir ce qu’il est comme personne et comme artiste. L’histoire se développe en trois temps, en trois lieux.

La première partie, le temps de l’apprentissage se déroule dans les Territoires-du-Nord-Ouest, quelque part sur les affluents du MacKenzie. Pour gagner sa pitance, Cadorai trappe et, dans ses moments libres, s’adonne au dessin avec du matériel élémentaire. De façon instinctive, il cherche à trouver une « manière », à développer son talent. « Lancé en un paysage nouveau il avait la sensation que rien de ce qu’il découvrait ne serait jamais perdu pour son souvenir. Sans doute, un jour ou l’autre, lui faudrait-il vivre sur ce qu’il aurait acquis, subsister sur son trésor ; c’est là ce qu’on appelle l’âge mûr de l’homme : vivre des provisions amassées en route. Que ce fût le plus tard possible ! Il en était loin encore, pensa-t-il, enivré. Et, entre ces rives désertes, sa voix s’éleva en un gai yodel. »

La deuxième partie se passe dans l’Ungava. Cadorai mène une vie solitaire, errant à l’aventure, suivant les rivières qui l’amènent toujours plus au nord. Un jour, il se retrouve devant une montagne et c’est l’illumination qui va lui faire faire un bond artistique. « En une série de taches vives et ardentes, les pochades, au bas de la montagne, se répondaient l’une à l’autre, chacune relayant en l’amplifiant la même exaltation de la lumière, le même profond cri silencieux. Mais quoi encore ? Pierre comprenait tout à coup qu’il avait fait plus que peindre par étapes la haute montagne glorieuse. Du même coup il avait atteint autre chose, de vaste, de spacieux, où il était tel un oiseau à travers l’espace. Alors, il souhaita vivement un autre regard que le sien sur son œuvre. »

La dernière partie se passe à Paris. Cadorai a senti le besoin de fréquenter les grands peintres pour mener plus loin son art. Il suit quelques cours, fréquente un « maître professeur » lequel le renvoie assez rapidement, l’obligeant à continuer ses propres expérimentations. Sa santé décline et c’est avec l’impression de n’avoir pas réussi que Cadorai décède. Juste avant de fermer les yeux, la vision de ce qu’aurait pu être son œuvre lui apparaît :

 « Il ouvrit les yeux, regarda ses toiles, en fut chagriné. Là n’était pas son œuvre, mais peut-être était-elle enfin sur le point de se montrer. Il sentait rôder autour de lui comme un soleil qui cherche à percer un jour douteux — et, en certains endroits, le brouillard s’amincit au point qu’une forme apparaît, et, de ce côté, parviennent aussi comme des sons. Pour lui, les images souvent s’étaient accompagnées d’une sorte de musique indéfinissable ; non pas une harmonie véritable, mais des sons filés, bizarrement beaux, comme simplement d’herbes au vent.
     Or, ce qui était au-delà du brouillard, il en avait le sentiment, était si bien ce qu’il cherchait, était si proche, qu’il commença à s’agiter parce qu’il ne l’apercevait pas encore.
     Puis il éprouva qu’il commençait à marcher sans effort de son grand pas rapide d’autrefois ; il enjambait d’un seul bond de rudes obstacles ; l’Ungava revenait vers lui. Ou lui, vers le grand désert en sa splendeur incroyable.
     Tout à coup le parcourut un frémissement si heureux qu’il se dressa dans l’attente de l’image qui forçait la brume, s’avançait vers lui telle une personne aimée.
     La montagne resplendissante lui réapparaissait.
     Sa montagne, en vérité. Repensée, refaite en dimensions, plans et volumes ; à lui entièrement ; sa création propre ; un calcul, un poème de la pensée. »


Une des forces de Gabrielle Roy, c’est de décrire les relations humaines, comme elle le fait si bien dans le cycle du Manitoba. Or dans ce récit, qui met en scène un solitaire, elles sont très minces. Elles se limitent à quelques relations d’amitié et à une approche amoureuse sans lendemain. Le récit devient ascétique, pourrait-on dire, mince et profilé comme le personnage principal et comme la nature que Roy décrit dans les deux premières parties de son roman. L’essentiel du texte porte sur le regard que l’artiste pose sur le monde extérieur, sur le comment il se l’approprie, le transforme. Quelques courts passages évoquent la fonction de l’artiste, sa responsabilité face aux autres.