31 décembre 2024

Rondel à l'an nouveau

L’an qui va nous éclore avec l'aube prochaine
Sera-t-il fait de joie ou de deuil ou de peine?
De misère et de peine aux gueux abandonnés,
Il sera fait de joie aux hommes fortunés.

Mais pour les nids d'amour où des oiseaux sont nés,
Pour les cœurs de vingt-ans au grand Rêve adonnés,
Sera-t-il fait de joie ou de deuil et de peine,
L'an qui va nous éclore avec l'aube prochaine?

Il sera fait de joie à tous ceux-là qu’enchaîne
Un destin paternel, sans envie et sans haine.
Mais pour ceux qui s’en vont, dans le Vague obstinés,
Il sera fait des deux comme tous ses aînés,

L'an qui va nous éclore avec l'aube prochaine.
31 décembre 1910.

(Antoine Désilets, Mon pays, mes amours, 1913)

Massicotte - Le réveillon (BAnQ)

29 décembre 2024

131000 pages vues!

Voici mon bilan de l’année 2024. Mon blogue semble toujours d’actualité. 131000 pages ont été vues. Moyenne : 350 par jour. Blogger offre toutes sortes de statistiques. En voici queques-unes.





28 décembre 2024

Noël pour une âme seule

Noël ! joyeux Noël cher aux petits enfants,
Noël des dodos bleus et des réveils magiques,
Je sens mon cœur frémir de songes nostalgiques
En écoutant l’écho des clochers triomphant
s.

La lune s’est ancrée au grand mât de l’Église
Échouée en plein mont sur des galets d’argent ;
Et la douce clarté de son disque immergent
Donne aux maisons l’aspect d’immobiles banquises.

Secouant leurs grelots sur les chemins tracés
Par-ci d’un arbre en givre et par-delà d'épinettes,
Sur la neige crissant leurs lisses violentes,
Arrivent les traîneaux par les gens devancés.

La nuit vibre soudain comme un globe sonore
Sous l’airain de la cloche éveillant le hameau,
Tel un air pastoral de quelque chalumeau,
Pour saluer la sainte et solennelle aurore.

(Charles-E. Harpe, Les oiseaux dans la brume, 1948)

E. J. Massicotte - La sortie de la messe de minuit

27 décembre 2024

Simple légende

Vêtus d'une rude et trop mince toile, 
Marie et Joseph marchent dans la nuit;
Au firmament brille une seule étoile, 
Un doux bêlement est l'unique bruit.

Marie est dolente et courbe sa taille
Sous le cher fardeau de l'Enfant divin, 
Mais Joseph a peur qu'elle ne défaille...
Que ne ferait-il pour un doigt de vin?

Or voilà qu'au loin s'allument des lampes, 
Qu'au creux d'un vieux mur le volubilis 
Tend aux pérégrins de suaves hampes, 
Que sous leurs pieds las éclôt un grand lis...

Enfin, la poterne (ouverte aux troupeaux) !
Mais quant au logis, quant aux aubergistes, 
Nul gîte ne s'offre aux saints chemineaux:
Restent l'Étable — et les Évangélistes.

(Paul Morin, Géronte et son miroir, 1960)

Illustration : Ozias Leduc dans Contes vrais de Lemay

26 décembre 2024

Santa Claus

Le beau vieux et la belle barbe,
Et le bon rire un peu malin,
Et les gros yeux qui vous regardent
Comme cela est déjà loin!

J’entends encore (en souvenir)
Le cher silence de la chambre
Pour... celui qui allait venir.
Le soir du vingt-quatre décembre.

- Pas ceux de nos grands magasins,
Les bonshommes à l'improviste
Qui vous sourient d'un air si triste
Et comme en vous tendant la main;

Ni les Pères Noël trop blêmes
Dans leurs moustaches de papier,
Dont les gars n'auront pas d'étrennes
Et dont la fille va nu-pieds!

-  J'entends encor (veille des Fêtes)
Le vrai Bonhomme de Noël,
Celui qu'on guette à la fenêtre
Et qui vraiment venait du ciel.

Traîneau joyeux, course de rêve
Dans l'air phosphorescent et pur,
Où, par monts, par vaux et par grèves.
Fuyaient les cerfs à toute allure.

Et dans un clair de lune immense
Où toits, clochers, ciel, tout reluit,
Voici le vertige et la danse
De cette aubade dans la nuit !

Voici l'allégresse et l'orgueil
Et les étrennes opportunes.
Et les cornes de ces chevreuils,
Forêt mouvante sous la lune !

Voici la fuite et le cortège
Que leur allure alerte enivre,
Telle une vraie traîne de givre,
Et sonnailles à fleur de neige !...

Et le traîneau dans la nuit blanche,
Le beau traîneau vif et vermeil
Filait, plus brillant que les branches,
D'avoir passé sur le soleil
!

(Jeannine Bélanger, Stances à l’éternel absent, 1941)

Illustration : Cécile Chabot

25 décembre 2024

Rêves de Noël

Voici Noël : Je rêve à l’humble maisonnette
Des simples et des inconnus;
Je rêve un bon gros feu de cèdre et d'épinette
Pour chauffer les pieds qui sont nus.

Je rêve que les bons, dont la vie est amère,
Ce soir ne sont pas oubliés,
Et que les petiots sans famille et sans mère
Ont des joujoux dans leurs souliers.

Je rêve que les morts: nos chers vieux et nos vieilles,
Viennent comme en un rendez-vous,
Les hommes vigoureux et les femmes vermeilles,
Pour manger le pain avec nous.

Je rêve qu’aux détours sinistres de la route
On ne voit plus personne errer;
Je rêve qu'il n'est plus de grande âme en déroute
Ni de beaux yeux faits pour pleurer.

Je rêve pour les fils de la noble souffrance
La promesse des jours plus beaux;
Je rêve plus d'amour, surtout plus d'espérance,
Et moins d'oubli sur les tombeaux!...

Je rêve un avenir radieux et prospère
Pour mon pays et pour ses lois;
Je rêve un Canada qui garde et qui vénère
Ses doux cantiques d'autrefois!

(Blanche Lamontagne, Visions gaspésiennes, 1913)

Illustration :  Cécile Chabot

24 décembre 2024

Noël

Cette nuit, le Père Noël,
Descendra dans la cheminée,
Endormez-vous, blonde nichée,
Car le voilà qui vient du ciel.

Sa grande barbe est toute blanche,
Depuis bien des siècles déjà,
Mais jamais il ne semble las,
Et jamais son front ne se penche.

C'est le prince de la gaîté,
De cette gaîté saine et franche,
Où toute notre âme s’épanche,
Où tout le cœur semble chanter.

Ce soir vous le verrez peut-être,
Mais non, l’homme au sable a passé
Donnez, blonds chérubins, dormez,
Notre Seigneur Jésus va naître.

(Jean Gillet, Paillettes, 1933)

Illustration : Cécile Chabot

23 décembre 2024

Veille de Noël

Par des chemins d'amour que fleuriront les anges.
Jésus viendra bientôt renaître dans nos cœurs.
Il va quitter l'azur, où le céleste chœur
Des brûlants séraphins célèbrent ses louanges.
Pour venir ici-bas renaître dans nos cœurs,
Par des chemins d'amour que fleuriront les anges
Par les chemins d'azur où rêvent les étoiles,
Laissons fleurir vers Lui l’hommage de nos chants
Ayons, ce soir, le cœur des tout petits enfants:
Que sur tous nos péchés l'amour jette son voile.
Afin que pour Jésus l'hommage de nos chants
S'élève vers l'azur où rêvent les étoiles.

(Alice Lemieux, Poèmes, 1929)

22 décembre 2024

Le sapin

Sur toutes les plaines et sur tous les toits
                         neige la neige.
          Tous les petits enfants endormis
dorment-ils sur un oreiller blanc comme neige?
                         Noël! Noël!
          sous le sapin fleuri de neige
                        dansent les rêves.

Sur tous les seuils et sur toutes les fenêtres
                        neige la neige.
Comment consolerez vous les petits enfants, Jésus,
          qui disent que vous n'êtes pas venu?
                       Noël! Noël!
          sous quel sapin fleuri de neige
          passe la ronde des espoirs déçus?

Sur tous les cimetières et sur toutes les croix
                        neige la neige.
Sur ma tombe plantez un sapin fleuri d'une étoile
                        miraculeuse;
les âmes neigeuses des petits enfants s'y donneront
                        rendez-vous.
                        Noël! Noël!
          sous mon sapin paré de neige
          tournera la joie des immortels.

(Rina Lasnier, Images et proses, 1941)

21 décembre 2024

Voici des fleurs

Voici des fleurs pour égayer ta Crèche,
Enfant Jésus, douce Fleur de l'Amour.
Triste est l'aspect de cette paille fraîche:
Il faut des fleurs à ton sombre séjour.

Sur le front pur où ton âme divine
Jette un reflet de céleste clarté,
Je mets la rose exquise et sans épine,
La rose d'or de sainte charité.

Humble à tes pieds, la tendre violette
Forme un tapis de velours parfumé;
Timidement s’ouvre la pâquerette,
Pour les regards du Créateur aimé.

Entre tes mains je dépose en guirlande
Les blanches croix du mystique jasmin;
Vers Toi le lys incline son offrande,
O Pureté qui te revêts l’humain!

(Marie Sylva, Vers le beau, 1924)

20 décembre 2024

Noël est dans l'air

Noël va revenir. J’entends ses doux appels
dans la neige qui tombe en chantant notre ciel.
Les petits et les grands ont le cœur en liesse
et répandent partout la divine promesse.


Deux mille ans ont passé. Le poème est nouveau.
Le Dieu de notre enfance est encor plus beau!
Sa doctrine et sa grâce ont toute l'éloquence
et le monde jaloux reconnaît sa science.

(Françoise Massicotte, Sérénité, 1959)

14 décembre 2024

L'homme rapaillé (1981)

(Le 14 décembre, date de décès de Miron, on se permet un peu de
 mironnage.)

Gaston Miron, L'homme rapaillé, Paris, François Maspero, 1981.  

(J’ai écrit ce texte en 2000 et je l’ai publié sur le site Critiques libres. J’avais vécu un an à Genève et je voulais faire connaître L’homme rapaillé aux Européens et aux autres francophones.)

On s’entend au Québec pour dire que Gaston Miron est l’un de nos plus grands poètes. Et ce n’est pas parce que Bernard Pivot, dans sa Bibliothèque idéale, l’a inséré parmi les cinquante plus grands poètes francophones. Pourtant, il est l’auteur d’un seul livre, qui a connu de multiples évolutions, livre toujours inachevé lorsque la mort survient en 1996. Ce livre, c’est L’homme rapaillé (québécisme : remettre ensemble ce qui a été séparé).

Ce recueil peut être lu en dehors de toute considérations historiques et locales, comme en font foi les nombreuses traductions. Pourtant, il est lié à un moment précis de notre histoire. Aux alentours des années 1960, en pleine période de décolonisation, les Canadiens français, aliénés, inféodés aux grands intérêts anglo-saxons depuis la Conquête (1760) sortent de la Grande Noirceur, entrent dans l’Histoire, choisissent de s’appeler les Québécois. Toute une partie de l’œuvre de Miron témoigne de cette période d’effervescence où un peuple choisit de reprendre en main sa destinée. Sa poésie est engagée, revendicatrice, politique, plus proche de la poésie du Tiers-Monde que de celle de l’Europe.

     Il est triste et pêle-mêle dans les étoiles tombées
     livide, muet, nulle part et effaré, vaste fantôme
     il est ce pays seul avec lui-même et neiges et rocs
     un pays que jamais ne rejoint le Soleil natal
     (Héritage de la tristesse)

Mais Miron n’est pas qu’un poète de circonstances, qu’un poète national. Il a aussi écrit quelques-uns de nos plus beaux poèmes d’amour, amour le plus souvent malheureux, amour dévoré par le militant. Miron, c’est une espèce de Vieux Romantique, excessif, passionné, qui arrive mal à concilier poésie, militantisme et vie sentimentale.

     Tu as les yeux pers des champs de rosées
     tu as les yeux d’aventure et d’années-lumière
     la douceur du fond des brises au mois de mai
     dans les accompagnements de ma vie en friche
     avec cette chaleur d’oiseau à ton corps craintif
     moi qui suis charpente et beaucoup de fardoches
     moi je fonce à vive allure et entêté d’avenir
     la tête en bas comme un bison dans son destin
     la blancheur des nénuphars s’élève jusqu’à ton cou
     pour la conjuration de mes manitous maléfiques
     moi qui ai des yeux où ciel et mer s’influencent
     pour la réverbération de ta mort lointaine
     avec cette tache errante de chevreuil que tu as
     (La marche à l’amour)

Et encore ? Miron a essayé de cerner la langue québécoise, non pas l’argot, mais une langue héritée de nos ancêtres français et transformée par des circonstances historiques, par cette coupure d’un siècle qui a suivi la Conquête. Ses poèmes sont truffés de québécismes et, plus important encore, ils essaient de reproduire le rythme de la parole populaire québécoise. Un rythme cassé, une phrase souvent orpheline qui se développe plus par à-coups que par longues tirades.

     Nous sommes nombreux silencieux raboteux rabotés
     dans les brouillards de chagrin crus
     à la peine à piquer du nez dans la souche des misères
     un feu de mangeoire aux tripes
     et la tête bon dieu, nous la tête
     un peu perdue pour reprendre nos deux mains
     ô nous pris de gel et d’extrême lassitude
     (Le damned Canuck)

Quand il est décédé en 1996, il est devenu le premier écrivain québécois à se voir offrir des funérailles nationales. Non qu’il fût un héros, mais parce que l’amour, l’amour de la littérature, l’amour de la langue, l’amour du pays ont trouvé en lui un valeureux défenseur, parce qu’il leur a consacré toute sa vie avec une générosité qui n’a que très rarement trouvé sa pareille, du moins chez nous.

Actualité de Miron en France

Gaston Miron sur Laurentiana

Gaston Miron - biographie
Deux sangs
L’Homme rapaillé (étude)
À bout portant
Les débuts de l’Hexagone (Pilon)
L'Hexagone 25 : rétrospective 1953-1978
Les Matinaux (René Char)
Pour saluer Miron (2015 : Courtepointes)
Le damned Canuck (étude)
Pour saluer Miron (2018)
Avec toi (2019)
Compagnon des Amériques (2020) 
Hommage à Miron (2021)
Sur la place publique (étude)
Balado sur Miron
Le poème liminaire (étude)

7 décembre 2024

Terre des hommes

Michèle Lalonde, Terre des hommes, Montréal, Les éditions du jour, 1969, 59 p.

L’Exposition universelle de Montréal avait choisi comme thème « Terre des hommes ». Les organisateurs voulaient ajouter une dimension humaniste à ce qui était d’abord une exposition commerciale.

Un gala inaugural eut lieu le 29 avril 1967 à la Place des arts. À cette occasion, en première partie, Michèle Lalonde et le musicien André Prévost ont offert une œuvre originale sur le thème choisi : Terre des hommes. Deux ans plus tard, Lalonde a publié le texte qu’elle avait écrit.

L’expo 67 offrait une vision ultramoderne pour ne pas dire euphorique des dernières prouesses techniques et architecturales. Ainsi a-t-on eu droit à des pavillons qui captaient l’œil (mais qui offraient aussi aux visiteurs un aperçu culturel des différents pays participants) et à plusieurs innovations technologiques qui embrasaient l’imaginaire des enfants que nous étions. En 1970, Alvin Toffler décrira ce monde en changement dans un essai très célèbre intitulé Le choc du futur.

Dans un texte très travaillé, de haut lyrisme, Lalonde plonge dans le thème mais en conservant un regard très critique.

Le texte est dit par deux récitants, un homme et une femme (Albert Millaire et Michèle Rossignol). Il contient trois parties.

Dans Aliénation, Lalonde présente l’envers du décor comme si les prouesses technologiques et architecturales qu’on nous montrait n’étaient qu’une façade qui cachait un monde en train de se déshumaniser :

           siècle noirci saison de suie
le pétrole s'agite et bouillonne,
fanion de feu
aux mâts des bidonvilles;
l’herbe se meurt le poumon se contracte
l’œil s'allume et s'éteint au rythme du tungstène
le béton obture l’azur
le béton s'arme et monte à l’assaut du ciel
l'horizon s’échafaude et s'étage

Identification commence par un échange amoureux, mais finit par évoquer la guerre : « saison criblée de haine / saccage de fer et de chair / enfer de feu et de sang // o mémoire en deuil ». La pacification du monde passe par les vertus de l’amour : « nous engendrerons des générations d’hommes et de femmes /…/ nous aurons ultimement raison de la fatalité et de la mort »?

Enfin, dans Humanisation, la poète souligne l’urgence de la situation (rappelons-nous la crise des missiles à Cuba). On en est rendu à un point de bascule et on peut souhaiter que l’humanité trouve la voie qui apaisera les tensions. Voici un extrait du dialogue entre l'homme et la femme :

H.  natale terre
les générations tressaillent dans ton sein

F. et l’humanité se reforme
blottie dans la chaleur matricielle de l’amour

H. ô planète obscure porteuse de jours
noire amoureuse ponctuelle au rendez-vous de la lumière
le soleil plane   et l’éternité te prend sous son aile

F. Solstice   très lent prodige
Voici   voici   ah…...

H… ah que la colère s'apaise aux entrailles des peuples
une salve de colombes
célébrant la montée de l'aurore

Selon l’autrice, son texte décrit l’« opposition dialectique des forces de vie et de mort qui, décuplées par la prodigieuse machinerie du siècle, se disputent l’avenir de l’homme ».

Compte rendu dans  Archives de Montréal

Michèle Lalonde sur Laurentiana

Geôles
Songe de la fiancée détruite

Une bibliothèque anémiée
Michèle Lalonde

3 décembre 2024

Charmes de la fureur

Michel Beaulieu, Charmes de la fureur, Montréal, Éd. Du jour, 1970, 75 p.

Le formalisme d’Érosions est presque disparu dans Charmes de la fureur. Bien qu’ils ne s’approchent pas d’aussi près du réel et soient moins narratifs, quelques poèmes annoncent le Beaulieu de Kaléidoscope (1984). Il a cessé d’expérimenter, de chercher l’inspiration dans les différents mouvements qui marquent les années 60-70. Il écrit une poésie plus intime, du moins une poésie dont il est le sujet principal, observateur et acteur. Il ne faut pas s’attendre à de grandes effusions lyriques ou à quelques fulgurants désespoirs. Tout est dans la manière, dans la « voix » et surtout dans l’approche. Une fine sensibilité au monde immédiat mais aussi des impressions, des observations, parfois quelques anecdotes, et bien entendu le « ressenti » seront le matériau du poème. Allons y voir de plus près.

On dirait que le poète marche sur la ligne du temps en essayant de retenir un peu de cette vie qui coule, insaisissable : « ne vous méprenez pas ne vous méprenez plus / tout passe les glaces et les aiguillons / que l'on dédore ou redore les blasons / l'heure tue avec la précision des miniatures / l’espace délave ses attaches poudroie s’épand ». Peut-être que l’écriture donne du poids au réel, comme si le poème attestait de son existence : « je t’écris ces mots en volets contre la fenêtre / cette nuit quand la pluie battra la vitre / souviens-toi de me répéter sur les lèvres / les mots mêmes que je t’écris ». Même le moment de l’écriture, il essaie de le capturer : « si peu de temps coule entre les pages / si peu de temps pour tant d’échéances / qu'il fallait le saisir au piège des doigts ».  Rien n’est jamais assuré, rien ne dit que les mots réussiront à traduire fidèlement ce que le regard a perçu :

on perd la mesure quand s’effrite l'os
les couleurs entre elles se neutralisent
on voit gris l’asphalte noir
on le sait la partie se joue en-dedans
sur le sable de nos arènes particulières

Il est bien évident que cette bataille est perdue d’avance, ce dont le poète ne doute pas :

qui se souviendrait tout à fait
de ton visage contrefait
si je regarde une photographie
je sais qu'elle te ressemble à peine
qui se souviendrait tout à fait
dans le cercle des jours des semaines
de ton visage tes mains tes yeux
ils disparaissent avec les rumeurs
avec les couloirs des labyrinthes

Ce recueil m’a rappelé Sisyphe et son rocher. Un sentiment d’impuissance émane de cette poésie. Rien n’est jamais acquis, on dirait un éternel recommencement. On rencontre un être en retrait qui essaie de s’accrocher à la vie, au réel et qui y parvient difficilement. Le dernier vers du recueil : « Cou tranché dans les gorges de la ville » est assez dramatique.

La poésie de Beaulieu évolue vers la sobriété et un certain détachement (son « tu »). Il faisait, en 1970, le pari de la poésie intimiste, poésie qui deviendra la norme dans les années 1980.

Michel Beaulieu sur Laurentiana

Pour chanter dans les chaînes
Le pain quotidien
Trois
Érosions
Charmes de la fureur