7 février 2025

Le gagne-espoir

Mariane Favreau (née Jacqueline Marsolais), Le gagne-espoir, Montréal, éd. Orphée, 1961, n. p. [environ 58 p.]

Mariane Favreau (1934-1999) a fait sa marque comme journaliste, entre autres à La Presse. Elle n’a publié qu’un recueil de poésie, Le gagne-espoir, en 1961. Ses poèmes auraient été écrits entre 1956 et 1958.

Dans l’avant-propos, elle décrit des êtres « toujours en quête [d’un] bonheur » qui semble leur échapper.

Le recueil est très morcelé.  

Prison-enfance

L’autrice évoque son enfance « enchaînée au coin de la vie » et un amoureux « parti avant la saison féconde des épousailles ».

Au pilori de la souvenance

Elle revient sur son passé, sur la perte d’un ami musicien, sur le deuil qui s’ensuit, sur sa jeunesse difficile. Elle pleure « les rêves dissous ».

Noces

Elle décrit le cheminement qu’elle est en train de faire et l’espoir qu’il suscite : « un jour viendra où je ne serai plus / qu’une femme toute simple une femme d’amour / j’aurai délogé toutes mes monstruosités ». Elle croit qu’elle a retrouvé un certain l’équilibre et se sent prête pour l’amour : « et jamais je ne partirai / si les mains de l’époux sont plus grandes que les miennes ».

 À contre-courant

Cette partie annihile pour ainsi dire tout ce qui précède. Loin de l’apaisement attendu, on nage en pleine révolte, comme si tout était remis en question à nouveau : Dieu, la société, l’école : « aveugle ô mon peintre / les oiseaux noirs t’ont crevé / les yeux / et sur la toile des tortures / naît bientôt le chaos de ta vengeance ».

Bilan de la grande désillusion

Le vers s’allonge, lorgne du côté de la prose. Le « nous » a remplacé le « je ». Le ton est plus enflammé, suinte la colère. Colère de s’être trompés, de s’être illusionnés, de s’être assoupis dans le confort : « Que sommes-nous devenus? Au cratère des gestes passionnels, l’impossible amour nous éclabousse de rage. Nous inventorions sans fin l’aire de nos déchéances, attentifs et sadiques. »

À l’enseigne des chimères

Elle est bien consciente que leur révolte les isole, les fait souffrir, qu’elle est devenue une voix sans issue, qu’ils sont allés trop loin et que tout retour en arrière est presque impossible. Le recueil se termine ainsi : « Les mots si lourds à marteler nos têtes / nos cœurs mal défendus se sont laissés vulnérer / et nous restons là déchiquetés / à essayer de reprendre haleine. »

Ce recueil, surtout si on tient compte des dates d’écriture et de publication, vaut certainement le détour. Malheureusement il ne semble disponible nulle part. Comme les critiques de l’époque le soulignent, il est vrai que la prose éclipse la poésie en cours de route : est-ce si grave? Moi, j’y lis le témoignage sincère d’une femme qui tarde à trouver ses repères. Et la poésie y trouve par moments son compte. Soulignons aussi la belle facture graphique de l’éditeur-typographe André Goulet.

Extrait

au mystérieux pays de notre grandeur

fils prodigue nous retournons

griffonnée dans le ciel nous avons retrouvé

la carte du sentier perdu

 

la vie recommence crie ô mon âme

te voilà dans ta forêt tentaculaire,

gratte le sol gratte

la fosse des rêves stériles t’attire

 

tu reviens à l’enclos des mirages

au jeu des miroirs déformant

malheur à toi

qui ne sait pas voir les rides et les grimaces

1 février 2025

Il est par là le soleil

Roch Carrier, Il est par là, le soleil, Montréal, Les éditions du jour, 1970, 142 p. (Les romanciers du jour, R-65)

À travers l’histoire d’un certain Philibert, Carrier esquisse celle du « pauvre petit » Canadien français, sans instruction, porteur d’eau, exilé dans son propre pays. Son enfance est marquée par la violence de son père, Arsène, le fossoyeur d’une paroisse perchée dans les Appalaches. La famille vit pour ainsi dire au niveau des animaux qu’elle doit tuer pour se nourrir. Philibert a tôt fait de quitter son village et il se retrouve dans un Montréal qui parle rarement sa langue. Là, il est déblayeur de neige, piocheur d’asphalte sur la Sainte-Catherine, ouvrier dans une usine de chaussures, éplucheur de patates dans un restaurant grec, etc. Mille métiers, mille misères. Ignorant et exploité à l’os.

Sa vie change lorsqu’il rencontre Boris Rataploffsky, la « Neuvième merveille du monde ». C’est une espèce de géant qui se donne en spectacle. Il monte sur le ring et il permet à tous ceux et celles qui en ont envie de le frapper. Philibert, devenu Phil, devient son « manager » et fait beaucoup d’argent qu’il dépense dans des bars et avec des prostituées. La lune de miel tourne court quand le géant, sans raison apparente, se suicide. Rapidement, Phil se retrouve dans la dèche et reprend le dur boulot du travailleur manuel. Il se croit de nouveau sauvé quand il apprend qu’il est le seul héritier du géant. Un accident de voiture vient mettre un terme à son rêve d’acheter une épicerie.

Les derniers mots de Philibert : « Il est par là, le soleil… » Tout semble indiquer que la mort est une délivrance. La question que le texte ne permet pas d’éclaircir : ce Philibert n’était-il que le symbole du Canadien français. Si tel est le cas, on assisterait à sa mort et la phrase finale prendrait un autre sens. Pour reprendre deux célèbres vers de Miron : « On n’est pas revenu pour revenir / On est arrivé à ce qui commence. » Ce roman est le dernier de ce que Carrier a appelé « La trilogie de l’âge sombre » .

Extrait (la fin)

— Vivre, c'est une malédiction.

Les paroles ont éveillé dans son nid une couleuvre qui sort par l'autre orbite.

— J'ai jamais demandé à vivre, dit Phil.

Une tête de porc maigre s'avance sur une ossature dont les os ressemblent à un arbuste calciné, le monstre se jette à quatre pattes parmi les braises, jappe, houspille le serpent comme un chiot turbulent :

— Tu souffres, ricane-t-il, tu as toujours désiré souffrir.

Les flammes s'agitent avec des mouvements de reptiles déments et le sol se décompose en étincelles aiguës, mais le feu s'assombrit, les flammes sont grises maintenant, la lumière est poussiéreuse et ne repousse plus la nuit qui redevient toute noire: la voûte intouchablement noire s'abat sur Phil. Oh ! le poids de cette charretée de bois renversée sur lui...

La nuit a la chaleur sur lui d'une mère, il est seul, mais où ? Dans son lit d'enfant, peut-être, et son cœur s'arrête car une main pèse sur sa poitrine; son cœur est une petite framboise entre des gros doigts de fer.

Sur la voiture renversée, une roue encore vivante perd sa vitesse comme le sang se perd, elle s'appesantit sur l'essieu, elle ralentit, elle hésite, tourne encore, elle tourne à peine, elle s'amollit, s'engourdit et s'arrête…

Philibert croit dire : « Il est par là, le soleil… »

Roch Carrier sur Laurentiana
Les jeux incompris (1956)
Cherche tes mots cherche tes pas (1958)
Jolis Deuils (1964)

La trilogie de l’âge sombre :
La guerre yes sir (1968)
Floralie où es-tu? (1969)
Il est par là le soleil (1970)

24 janvier 2025

Floralie où es-tu

Roch Carrier, Floralie où es-tu, Montréal, Les éditions du jour, 1969, 172 p. (Les romanciers du jour, R-45)

Ce roman met en scène deux personnages déjà présents dans La guerre yes sir : Anthyme Corriveau et son épouse Floralie, les parents du défunt ramené par des soldats anglais dans leur village.

Comme le roman commence avec leur mariage, on peut dire qu’on est revenu une trentaine d’années en arrière. Après la cérémonie, les jeunes mariés doivent retourner en buggy dans la ferme du mari. La route est longue et Floralie a tôt fait de comprendre que son mari ne fera pas dans la dentelle. Il est vulgaire et il n’a pas l’intention d’attendre sa « nuit de noces » pour passer à l’acte. Il découvre que sa femme n’est pas vierge, ce qui le met dans une colère sans borne. « Si j’avais senti un rideau... J’ai pas même senti un rideau ! C’est difficile à savoir. . . Un mur ? C’est peut-être exagéré de dire : il y a un mur. Mais il paraît qu’il y a au moins un rideau à déchirer. Mais il y avait pas de mur, pas de rideau ; la fenêtre était ouverte. Hostie ! Elle a reçu un homme avant moi. Si elle en a reçu un, elle peut en avoir reçus plusieurs. » Il la frappe et l’abandonne dans la forêt. Entre-temps, la nuit est venue et le cheval est disparu.

La suite est rocambolesque. Carrier abandonne l’écriture réaliste et nous projette dans l’inconscient de Floralie et d’Anthyme. Ce dernier, qui s’est toujours astreint à respecter les règles, a l’impression que son monde s’écroule. D’esprit assez primitif, il ne comprend pas ce qui lui arrive et se sent coupable d’avoir aussi mal traité son épouse. On dirait qu’il craint une vengeance divine : « Un gros nuage, qui se déplaçait lentement, retint son attention. Il glissait dans le ciel avec un bruit de buggy lancé à vitesse éperdue dans un mauvais chemin. Cette forme qu’il avait prise pour un nuage était, il le voyait, son buggy, tiré par son cheval: son propre buggy, son propre cheval.  Sa voiture envolée dans le ciel était le signe de sa mort prochaine : elle venait chercher l’âme de celui qui l’avait aperçue. Anthyme s’écrasa pour se confondre avec le sol. Il ne voulait pas mourir. La vie s’agitait en lui, dans son corps, comme le chat dans un sac jeté à la rivière. »

Floralie, seule en pleine forêt, va faire (ou imaginer) deux rencontres : la première avec une espèce de guérisseur qui lui promet d’alléger son sentiment de culpabilité tout en essayant de la séduire; la seconde avec sept acteurs qui jouent une pièce intitulée Les sept péchés capitaux et qui lui proposent de tenir le rôle d’une vierge dans leur création. Ce qu’il faut comprendre, c’est que Floralie n’était pas vierge. Elle avait fait l’amour avec un ouvrier de passage dans sa région. Elle vit une culpabilité destructrice (ou on lui fait ressentir) et cherche une forme d’absolution. « A sa naissance, Dieu avait donné à Floralie une robe pure, blanche, qu’elle avait l’obligation de garder sans souillure; sa robe, ce soir, était toute tachée de péchés. Floralie s’était adonnée à la faute où l’homme enlève ses vêtements pour mieux ressembler à la bête. Dieu ne pouvait voir sans une terrible colère sa créature dont la robe était plus sale qu’un torchon. »

Les deux personnages (ou leurs cauchemars) finissent par se rejoindre dans une cérémonie (toujours en pleine forêt ou dans leur imaginaire) où l’on fête Sainte-Épine, là où Dieu et Satan se disputent les âmes et règlent leur compte. Les personnages, ayant su éviter les flammes de l’enfer, en sortent purifiés. « Nous pourrions dire que Dieu a créé l’âme tandis qu’il a laissé au Diable de créer le corps et les sens. Je vous vois, je vois le sceau que la griffe du démon a inscrit sur votre front. Jetez-vous à genoux et priez. Le pied de Dieu est sur votre tête et seuls un regret extrême, la confession et la pénitence ont empêché son pied de s’appesantir et de vous écraser comme jadis la mère de Dieu écrasa la tête du serpent. »

Au matin, sans qu’on comprenne ce qui s’était réellement passé, les villageois sans doute inquiets de leur retard, viennent à leur rencontre et les retrouvent endormis dans les bras l’un de l’autre.

Quant à moi, ce roman anti-terroir vieillit mal et pourtant… tout ce bric-à-brac de culpabilité religieuse est encore présent dans certains milieux. On a un peu de difficulté à concevoir de nos jours que les préjugés d’une l’époque aient pu créer un tel sentiment de culpabilité chez l’un et l’autre. La relation homme-femme nous ramène au temps préhistorique (le mâle qui frappe et la femelle qui se soumet). Ce ne fut certes pas le modèle de mes parents et grands-parents.