26 avril 2024

David Sterne

Marie-Claire Blais, David Sterne, Montréal, Éditions Le Jour, 1967, 129 p. (coll. Les romanciers du jour, no 24)

David Sterne et son ami, Michel Rameau, approchent la vingtaine. Élèves brillants, ils se sont connus au Séminaire et, depuis, ont complètement décroché. Pourtant rien ne destinait ces jeunes hommes à un tel destin. Ils viennent d’une famille bourgeoise, font partie des privilégiés qui peuvent fréquenter un Séminaire, école de meilleur niveau à cette époque.

Rien de concret ne vient expliquer leur déchéance et c’est le défi de ce roman d’essayer de rendre cela plausible. Commençons par Michel. Il a une idée fixe : se suicider et, du coup, tuer la souffrance en lui, une souffrance qui ne le quitte pas. « Une seule chose demeurait : la souffrance, et seule la souffrance pouvait tout expliquer, résoudre, lorsque Michel Rameau passait au tribunal de ses pensées. » Paradoxalement, il n’a de cesse de semer la souffrance autour de lui : il a entretenu des relations homosexuelles avec des jeunes de 11 ans, il a violé une jeune fille… Il finira par se jeter du clocher du séminaire qu’il fréquente. « Ma vertu à moi, c’est l’infinie violence de ma justice, de ma condamnation à mort, vous êtes témoin Seigneur que ma frêle mort ne connaît pas votre pitié... »

Le cas de David Sterne est un peu différent : on croirait que l’idée du mal lui est venue au contact de son ami Michel. « C’est étrange, il n’était pas pervers au départ, c’est comme s’il avait inventé toutes ses perversions, soudain… » L’idée de la perversion lui plait, le mal pour le mal, comme un défi lancé à la vie. « Ma vérité, je la voyais, c’était la nuit verte de ma colère, de mon orgueil inguérissable. » C’est un peu la mission qu’il s’est donnée, car lui aussi sait que ses jours sont comptés. Il a quitté le séminaire après le suicide de son ami. Il a quitté sa famille (son père est historien, un de ses frères est prêtre et un autre, avocat), vole et se prostitue pour survivre, passe ses nuits dans des tripots mal famés. On l’a placé dans une école de réforme, il a fait de la prison. Il finit sous les balles d’un jeune policier zélé.

David va rencontrer sur son chemin François Reine, un étudiant en droit qui rêve de sauver le monde. Au contact de David, qu’il rêve de sauver, il va perdre toutes ses illusions. Il est obligé d’admettre que le mal existe (pas juste sur le plan individuel) et qu’il n’est pas possible de toujours le neutraliser. Il finit par tout remettre en question (qui suis-je pour dire aux malheureux ce qu’ils doivent faire?) et conclut que « l’agonie du monde [est] déjà commencée » : il s’immole par le feu devant une installation militaire.

Roman choral dans lequel le narrateur donne la plus grande place au discours des trois « amis », mais aussi à ceux de la mère de David, du juge qui l’a envoyé en prison, du père Antime son directeur spirituel au séminaire, de la jeune fille qui a été violée, des jeunes qui ont été exploités sexuellement.

Ce roman est plus près de Tête Blanche et du Jour est noir que d’Une saison dans la vie d’Emmanuel. Il est difficile de déterminer si l’action se déroule dans les années 50 ou 60, ce qui pourrait en modifier l’interprétation. Encore une fois, Marie-Claire Blais nous plonge dans un univers glauque, sans aucune ouverture, ne serait-ce un brin d’humour ou de tendresse. Tout comme les bons sentiments, trop de mal-être peut devenir lassant.

Marie-Claire Blais sur Laurentiana
La belle bête 
Tête blanche
Le jour est noir
Une saison dans la vie d’Emmanuel
David Sterne
Les romanciers du jour

18 avril 2024

La nuit

Jacques Ferron, La nuit, Montréal, Parti pris, 1965, 134 p. (coll. Paroles no 4)

François Menard vit paisiblement dans une banlieue de la Rive-Sud de Montréal avec sa femme Marguerite. Il projette l’image du petit bourgeois qui a réussi sa vie. Il a gravi tous les échelons dans la Majestic Bank.

Un coup de téléphone, en pleine nuit, va bouleverser sa vie. Un inconnu demande à parler à Frank Scott. Plutôt que de lui signaler qu’il vient de commettre un faux numéro, Ménard s’amuse à lui monter un bateau : il finit par lui dire que Scott est mort. Et Ménard d’en rajouter sur le défunt, comme s’il le connaissait, si bien que l’inconnu lui donne rendez-vous à une adresse, à Montréal, qui s’avère être une morgue.

Dès le premier regard, Ménard reconnaît son interlocuteur : il s’agit de Frank Archibald Campbell, un agent de police qui lui avait administré un coup de poing et qui avait procédé à son arrestation lors d’une manifestation contre le Pacte de l’Atlantique-Nord, 20 ans plus tôt. Du coup, tout son passé resurgit : son séjour au Royal Edward Hospital pour soigner une tuberculose, la rencontre d’un communiste et son adhésion plus « organique » qu’idéologique au communisme, son reniement devant un juge, sa relation avec sa femme.

Ce que Ménard ne sait pas, c’est que Campbell lui a téléphoné en connaissance de cause. Le premier contact est cordial. Ménard ne lui en veut plus pour le coup de poing. Campbell l’invite à l’Alcazar, « une petite boîte Mauresque » où il a ses entrées. Il lui présente Barbara, une prostituée qui rappelle à Ménard sa mère et sa femme : « Serais-tu ma mère cadette? Et serais-tu en même temps Marguerite enfin accomplie, au visage radieux de sueurs? » Il couche avec elle pendant que Campbell l’attend. De retour, il découvre que ce dernier est décédé, après avoir goûté à la confiture de coing qu’il lui avait apportée. Simple coïncidence? Campbell a laissé un carnet intitulé Gotha of Quebec dont Ménard s’empare avant de rentrer chez lui. 

 L’histoire est complexe. Je ne pense pas que la lecture politique s’impose d’emblée. On ne peut y voir ni une réconciliation entre les deux solitudes, ni un règlement de compte. C’est plutôt tout ce qui se trouve en amont du politique qui est intéressant. La « nuit » permet à François Ménard de retrouver ses assises. Et curieusement, c’est l’Écossais Frank Archibald Campbell qui déclenche le processus de reconquête de soi, en le forçant à renouer avec un passé qu’il avait lui-même brisé en l’emprisonnant.

Au retour de cette « nuit », il ne quitte ni sa femme, ni son travail. Il retrouve une partie de son être qu’il avait gommée : il revoit ses parents, son enfance « décevante, faite de faux-fuyants », le pays du Maskinongé qui l’a vu naître, sa jeunesse turbulente. Il comprend que sa vie de banquier et le cocon ouaté (sinon maternelle) de sa femme ont tout gobé, qu’ils ont canalisé toutes ses énergies, détourné ses rêves, écrasé ses idées. Cette nuit lui permet de « retrouver son âme », de renouer avec le jeune homme qu’il a été, comme en témoigne sa rencontre avec le « jeune » felquiste.

Bizarrement, sa libération commence par la femme qu’il aime : il s’était réfugié dans son amour et, du coup, il avait abandonné la part de lui-même, plus rugueuse, contestataire, engagée.

« Elle m’entraîna dans la cuisine et se mit à table en face de moi. La pièce baignait dans la lumière. Je ne me souvenais plus très bien où j’avais laissé la nuit. Le soleil frappait Marguerite au visage; elle ne tentait pas de lui échapper, au contraire lui faisait face avec joie et hardiesse, de toute son âme retrouvée dont j’avais vécu auparavant et que je venais de lui rendre tout bonnement, sans y prendre garde, du fait que j’avais retrouvé la mienne. C’était beaucoup plus normal ainsi, d’avoir chacun son âme. Vraiment, nous avions été trop économes ... En lui rendant son âme, je ne la dépossédais pas de mon amour; je le revigorais. Inquiet, je me demandais si elle continuerait de le recevoir alors que de son côté, troublée par un émoi nouveau, sur le point d’être comblée de sa générosité, elle pensait déjà moins à recevoir qu’à rendre. Elle n’était plus la femme d’un interminable regret. Elle souriait au soleil. » (131-132)

Tout compte fait, il renoue avec l’idée découverte au sanatorium : il se trouve « une réalité derrière la réalité ». En d’autres mots, la vie est toujours plus complexe que ce qu’on peut en saisir : sa « nuit » le force à sortir de sa torpeur, à ouvrir les yeux (comme le lui rappellent sans cesse les engoulevents), à reprendre sa quête.

« J’avais retrouvé mon âme perdue, après une longue maladie, mon âme rêveuse et un peu folle, ma sœur nocturne qui transforme en coquille d’œuf les apparences trop claires. Je vivrai désormais à l’abri du monde, au centre de moi-même et au centre de tout, derrière l’oculaire de l’instant qui a trouvé son point définitif, plus présent à moi-même et plus présent à tout que si je me fuyais sous la lumière, dans les décombres de la nuit, en parcourant les quartiers de la ville et le labyrinthe des rues. » (121-122)

Ce roman est important dans l’œuvre de Ferron. Pour la première fois, il s’aventure dans son histoire personnelle : plusieurs pages sont consacrées à Louiseville, au Maskinongé, à ses parents… et à lui-même. Il va reprendre La nuit six ans plus tard sous le titre Les confitures de coing. Il va même s’expliquer dans l’ « Appendice aux Confitures de coin ou le congédiement de Frank Archibald Campbell ». (Voir l’extrait dans un commentaire ci-dessous).

12 avril 2024

Le vent du diable

André Major, Le vent du diable, Montréal, Les éditions du Jour, 1968, 143 p. (Coll. Les romanciers du jour R-34)

Albert a quitté la ville, s’est acheté une maison près d’un lac au cœur de la forêt. Il y vit seul avec Loup, son chien. À la boulangerie du village travaille Marie-Ange. Il l’aime bien, couche avec elle, l’épouse pour éviter l’exclusion sociale. Plus haut dans la montagne vit Tom, « dit Patte-Croche », un homme qui a des problèmes psychologiques. Il y a amené de force une orpheline dont personne ne voulait surnommée la « Verte ». Il l’a enfermée « dans sa cabane comme une bête sauvage qu’on veut dompter en lui enlevant sa liberté ». Tom est au désarroi depuis qu’elle s’est enfuie. Il attribue sa disparition au « vent du diable » qui souffle sur la montagne en automne. Il demande à Albert de l’aider à la retrouver. Ce dernier la retrouve chez une famille métis qui vit aussi dans la montagne. Le hic, c’est qu’il en tombe éperdument amoureux et qu’elle répond à ses sentiments. Quand vient le temps d’annoncer à Marie-Ange qu’il veut la quitter, elle lui apprend qu’elle est enceinte. Il choisit de rester auprès d’elle tout en continuant de voir la Verte. L’hiver ayant passé, Marie-Ange en a assez, le quitte. Il décide de retourner en ville avec la Verte.

Au début de la seconde partie, intitulée Le Carnet bleu, le narrateur nous apprend qu’il n’avait pas l’intention de développer davantage le récit des amours entre Albert et la Verte. On comprend que « Le vent du diable » est une fiction d’inspiration fortement autobiographique qu’il a écrite à l’intention d’une femme qu’il aime, ce qu’il n’arrive pas à lui dire. Le roman de Major s’éloigne de ses modèles (Giono, Thériault, Savard) et, par cet habile jeu de miroir, nous plonge dans le Nouveau roman. Nous quittons la forêt et ses êtres primitifs, la sauvagerie du vent, les forces telluriques et nous nous retrouvons en ville en présence d’un journaliste qui se meurt d’amour pour sa bien-aimée, prêt à tout renoncer pour elle, à commencer par sa vie de vagabondage. « Je salue bien bas ma jeunesse errante, car me voilà cloué à ces responsabilités qui nous vieillissent et donnent aux jours une saveur un peu amère. Jeunesse est passée. Jeunesse est morte ! Vive la vie ! La vie sans majuscule, puisque c’est la vie de tous les jours, avec son horaire déterminé, précis et chargé, avec ses obligations, ses fatigues, ses petits plaisirs payés cher. »

Le point de départ du roman de Major est plutôt banal : une histoire de passion amoureuse. Il lui fallait habiller cette intrigue : la première couche, c’est la nature. Major est maître dans l’art de la décrire, d’associer les pulsions irrepressibles de ses personnages aux forces de la nature. La seconde couche, plus faible, c’est la politique : encore une fois l’indécision du héros est associée à celle du peuple québécois. Enfin, la dernière, c’est le récit dans le récit, le romancier qui s’observe dans l’image que lui renvoie son imaginaire.

Extrait

Elle passe en elle, cette envie, décuplée, et alors rien ne les retient plus de se délivrer du silence épuisant, d’écouter la voix souffrante de leur passion. Tais-toi, le vent, dit Albert, je ne t’écoute plus. Emporte les feuilles, c’est ton métier. Va traquer Tom si ça t’amuse. Va, l’espace est ton chemin. Rien ne t’arrête, toi. Mais laisse-moi l’aimer, elle, comme il faut qu’on s’aime avec sa bouche, ses bras, son ventre, ses jambes, avec tout ce qui dépend du cœur et de rien d’autre.

Ils sont bouleversés de retrouver l’un chez l’autre ce qu’ils n’étaient pas certains d’avoir découvert la veille, de retrouver cela et de le juger nouveau, et beau, et bon aussi. Elle, gémis­sante parce que sa main réchauffe sa poitrine; et lui, fou de plaisir parce qu’elle ouvre ses cuisses trop douces pour pren­dre le fruit plein qu’il lui tend. Ils se mangent les lèvres, longtemps, longtemps, même quand leurs corps se détendent enfin, après s’être raidis jusqu’au dernier battement d’oiseau dans le nid tendre. Elle refuse de relâcher sa proie, elle veut le garder ainsi, prisonnier rayonnant, pour toujours, dussent les feuilles de l'automne les recouvrir, la neige les ensevelir, la glace durcir leur suaire, le printemps et ses eaux affolées les charrier à l’autre versant du pays où la terre se noie dans la vaste mer qui est la dernière mort. Tout est donc possible, se dit-elle, puisque nous voilà mêlés et seuls, face à face, avec le plus beau sourire du monde. (p. 66-67)

André Major sur Laurentiana

Le cabochon

Le froid se meurt

Holocauste à deux voix

5 avril 2024

Le fou de la reine

Michèle Mailhot, Le fou de la reine, Montréal, Les éditions du jour, 1969, 126 p. (Coll. Les romanciers du jour, R 49)

Le fou de la reine raconte les difficultés que vivent Hélène et Charles, un couple mal assorti. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas d’amour entre eux, ce serait plutôt qu’ils ont une philosophie de vie tellement différente que les relations sont toujours tendues. Hélène est vibrante, elle mord dans la vie, elle ne s’enfarge pas dans les grands débats d’idées; Charles est un intellectuel, idéologiquement à gauche, inquiet, toujours en train de se questionner, de questionner son couple et la société dans laquelle ils vivent. Il est hésitant, elle a une totale confiance en elle-même. Ils s’aiment et se haïssent, se font du mal. Elle règne sur leur couple, sûre d’elle-même, forte des pouvoirs de la séduction, comme la reine de cœur et son fou. Des soupirants, elle n’a qu’à tendre les bras et ils vont accourir. Et il le sait. « Il fallait l’adorer et savoir se réjouir du seul fait qu’elle existât. » Il est en quelque sorte un dépendant affectif, il croit que cette femme va le sauver de ses tracas, qu’elle va faire de lui un nouvel homme. 

« Je vengeais mes rêves avortés sur la réalité qui les avait étouffés. Une réalité que je confondais avec Hélène et qui s’appelait plaisir, désinvolture, paresse, amabilté, sociabilté, bonté ; des pentes douces qui emmènent de moi exécré vers l’aimable suicide de la vie superficielle, bonne et bête, douce et idiote, irréfléchie inconsciente finalement inacceptable. Le nouveau-né ne ressemblerait jamais à sa mère que par des qualités dont il ferait autant de défauts, de vices et de malheurs. Cela parce qu’il aimait trop sa maman et que sa maman exigeait trop de lui. Hélène voulait que je sois le mari, l’enfant et l’amant ; l’or, la soumission et la fantaisie ; le père, le fils et le saint-esprit : une trinité de poche où fourrer sa main quémandeuse et douce et volage. » (p. 71-72)

Il finit par quitter Hélène et il s’engage dans un groupe révolutionnaire, tout en reprenant son rôle de dépendant affectif en quelque sorte :

 « Parce que je n’ai pas une once d’identité, pas une seule idée à moi, j’emprunte leur air de famille. Je ne suis qu’une âme bâtarde qui quémande une charité spirituelle. Une idée, une toute petite idée s’il vous plaît pour l’amour de Dieu. Arrachez-moi de l’orphelinat de l’esprit et donnez-moi une idée-mère, un refuge aussi vrai qu’un ventre maternel qui nourrit, enveloppe et te dépose dans la vie tout habillé de chair et bourré de sang chaud. »

 « Le banquet est servi, une véritable orgie de croyances, et ils m’invitent. Affamé comme je suis, je n’ai pas à faire la fine bouche. Je m’empiffre et j’en redemande encore. Un plat de grenades m’est resté sur l’estomac mais je bois du cocktail molotov et ça se tasse. Ma tête crépite de credos, le trou est rempli, mon âme déborde d’apostolat. Vous verrez ce que vous verrez, la foi transporte les montagnes et le Mont-Royal en sera témoin ! (113-114)

La situation devient carrément intenable et cruelle quand il découvre qu’Hélène est maintenant la maitresse de Messien, le chef de son groupuscule révolutionnaire. Bien entendu, tout le monde a compris qu’il est vulnérable, on lui lave le cerveau et on l’incite à déposer une bombe dans une boîte postale. Il est arrêté et le présent récit nous parvient de sa cellule.

Ce roman reprend l’intrigue de Prochain épisode : le révolutionnaire amoureux qui échoue amour et acte révolutionnaire et qui écrit de sa prison. Deux anti-héros. Métaphore du Québécois indécis. 

Mailhot se démarque par ses fines analyses psychologiques plutôt que par un récit d’action dans un cadre géographique comme dans Prochain épisode. Elle ne donne pas dans les analyses psychologiques rigoureuses pour autant; par touches successives, on pénètre dans l’âme des protagonistes; on lit de longs passages lyriques pour expliquer leurs états d’âme mais aussi les variations de leur humeur (lire les extraits).Au point de vue de l’écriture, Mailhot n’a rien à envier à Aquin. Ce roman n’a pas eu toute la reconnaissance qu’il méritait.


Extraits

« Mais ce n’est pas ainsi. Ce piteux résultat tient justement au fait que mon ressentiment courait à fleur de peau, de susceptibilité, d’orgueil et qu’il ne trouvait jamais, même à sa pointe extrême intensité, les griefs suffisant à le justifier; que je n’arrivais pas à trouver le point de frappe d’une douleur pourtant vive qui s’exacerbait encore de ne pouvoir être fixée sur tel ou tel de tes gestes. Un carré de soie, un parfum, voilà des arguments qui expliquent mal la guerre. Mais je ne retraçais rien d’autre que de pareilles insignifiances. » (p. 84)

Âme légère, donne-moi la grâce de la futilité, débarrasse-moi du sérieux de l’esprit, de la tristesse des creuses profondeurs et apprends-moi l’effleurement amoureux des surfaces joyeuses, le tendre ghssement du soleil sur la terre.

Âme paresseuse, apprends-moi le renoncement. Retiens-moi de l’agitation stérile, de la turbulente action, pour me garder immobile et satisfait au creux des heures lentes, comme un arbre arrêté sous la lune frivole. Ame égoiste, enseigne-moi la grâce de la contemplation. Délivre-moi des regards extérieurs qui me distraient d’habiter ma maison. Apprends-moi la douceur et l’audace d’être moi-même, attentif à ma vie comme à la seule générosité possible… (P. 91-92)

29 mars 2024

Jos Carbone

Jacques Benoit, Jos Carbone, Montréal, Éd. Du jour, 1971, 120 p. (Coll. Les romanciers du jour R-25) (1ère édition : 1967)

Jos Carbone et Myrtie vivent dans une cabane en bois, au coeur d’une forêt très dense. Pourquoi se sont-ils retranchés de la civilisation? On ne le saura pas. Un jour, pendant l’absence de Jos, Myrtie aperçoit un homme qui la zieute à travers la fenêtre. Lorsqu’elle apprend la nouvelle à son compagnon, ce dernier n’a qu’une idée : éliminer l’intrus. On apprend alors que le couple n’est pas seul dans ce coin perdu : Pique, l’ami de Jos, s’est construit un peu plus loin une maison souterraine. Germaine, sa copine vit avec lui. Jos lui demande de l’aide. Ils repèrent l’intrus, un grand bellâtre niais et violent du nom de Pierrot, mais n’arrivent pas à s’en saisir.  S’en suit un chassé-croisé, je t’attrape, tu m’attrapes, je t’assomme, tu m’assommes. À la fin de l’histoire, c’est Germaine qui tue Pierrot, lequel a tué Pique. 

Il y a un peu de Thériault chez Jacques Benoit, ne serait-ce en raison du décor et du type de personnages qu’il campe dans son récit. La forêt joue un rôle important : elle agit comme une menace mais aussi elle imprègne les personnages de sa sauvagerie. Ceux-ci sont dominés par leurs pulsions sexuelles et meurtrières. Les femmes sont des proies pour lesquelles les mâles s’étripent. On a l’impression d’être retourné aux temps des hommes des cavernes.

Le roman est très court, très riche en dialogues, plein de rebondissements, donc de lecture facile. Jos Carbone est le premier roman de Jacques Benoit. Il va en écrire six autres.

Extrait

« Quel âge il a, ton vieux ?

— Mon vieux, il a jamais voulu dire son âge, répondit Germaine d’un air insouciant.

— Crétin ! » rugit Pierrot, et il le frappa à la figure de toute sa force.

Le sang coula.

« Regarde-moi, Germaine ! »

Il poussa un cri. Puis il se mit à courir autour de Pique en secouant sa chevelure comme un Indien.

« Yahou ! Yahou ! » faisait-il.

Il était pris à son propre jeu. Il enleva ses souliers, saisit le couteau et se remit à sauter. Germaine commença à rire.

« Vas-y ! Vas-y ! »

Ce fut le dernier geste de Pique. Bandant ses muscles, il se jeta tête première sur Pierrot qui roula à la renverse. Pique lui-même demeura étendu sur le plancher, face contre terre.

Pierrot se releva. Il était furieux.

« Salaud, salaud ! » hurla-t-il.

Il leva le pied et le frappa à la tête brutalement. Puis il lui bourra le ventre et les côtes de coups.

« Maudit sale cochon ! Puant ! Maudit chien sale ! Crapaud ! »

Germaine ne riait plus.

« Relève-le, dit-elle d’une voix blanche.

— Crapaud pourri ! continua Pierrot. Chien !

— Arrête ! » hurla-t-elle.

Elle se jeta sur lui.

« Arrête !

— Quoi ? »

Il sembla surpris un moment avant de réagir.

« Ôte-toi de mon chemin ! menaça-t-il.

— Non. Relève-le.

— Toi, relève-le. »

Elle le regarda. Puis elle saisit Pique par les épaules et alla l’appuyer contre le mur. Il pleurait.

« C’est assez », dit Germaine. Il la repoussa.

« Ôte-toi. Ça, puis c’est fini », dit-il en déchirant la jambe de pantalon de Pique d’un coup de couteau.

Il le prit par la lame, traça trois entailles parallèles dans les chairs de la jambe. Pique semblait insensible. Le sang gicla. Germaine était au bord des larmes.

« C’est assez ! répéta-t-elle. C’est plus drôle !

— Je vais te remettre ça, le vieux ! »

Et Pierrot lui cracha au visage.

« Si j’avais envie de pisser, je te pisserais au visage, maudit sale ! ajouta-t-il en se relevant. Tes chanceux ! (p. 109-110)

22 mars 2024

La cité dans l’oeuf

Michel Tremblay, La cité dans l’oeuf, Montréal, Éditions du Jour, 1969, 181 p. (Coll. Les romanciers du jour R-38)

François Laplante hérite d’une somme colossale d’un oncle dont il ignore même le nom. Pour obtenir son héritage, il doit se rendre dans un pays africain du nom de Paganka. Là, il découvre que son oncle exploitait des mines de graft et qu’il possédait tout un village habité par des Louniens, qu’on appelle aussi les hommes bleus. Tout va pour le mieux, il s’attache même au lieu et aux gens. Un jour, il découvre dans l’immense villa que son oncle lui a léguée un mystérieux œuf de verre. Les Louniens l’ayant aperçu avec l’œuf, porteur de maléfices selon eux, changent du tout au tout et veulent le tuer s’il ne s’en défait pas sur le champ. Il réussit à s’enfuir avec l’œuf.

Quelques années plus tard, François Laplante fils en hérite. Il est fasciné par l’œuf : il l’observe, le manipule, le traîne partout et il en rêve. Il perçoit qu’il y a de la vie à l’intérieur.  Il va réussir à y pénétrer et il découvre qu’il abrite une cité. 

« Je levai donc le bras et plaçai l’œuf entre la lune et mes yeux. Une chose extraordinaire se produisit alors : la lune disparut complètement dans l’œuf et celui-ci sembla frémir dans ma main. La lueur qui l’illuminait vibra, ondula, tourna sur elle-même et se déroula comme un nuage. Et l’Œuf se mit à mollir, devenant peu à peu comme une boule d’eau que j’aurais pu percer, pénétrer, fouiller. Soudain, au cœur de cette boule d’eau brûlante, la Cité m’apparut telle que je l’avais aperçue dans mes rêves : attirante comme un aimant, belle et majestueuse et surtout flamboyante comme un diamant. La Cité était dans l’œuf ! Je tenais la Cité dans ma main ! Elle était enfin devant moi, bien réelle et . . . Oui ! Oui ! Accessible ! »

Ce qu’il ignorait c’est qu’en pénétrant dans l’œuf, il allait se retrouver dans un panier de crabes. Dans la cité, il découvre un monde très ancien, mythologique, à moitié détruit.  Chacun des cinq quartiers de la cité est habité par un dieu ou une déesse et plusieurs êtres aussi étranges les uns que les autres. Laplante est perçu comme un sauveur. Tout ce monde veut en quelque sorte se servir de lui. Il y a des milliers d’années, Ghô, le dieu de la beauté a été transformé en un nain hideux et cruel par Ismène, sa mère. Il veut se venger en utilisant Laplante pour quitter l’œuf après l’avoir détruit. Pour y arriver, il lui faut tuer les « les Khjœns, les Suppliantes, les déesses qui crient le Temps ! Sans elles, les autres dieux n’existeraient pas. La Cité disparaîtrait. »  

Je n’expliquerai pas comment Laplante passe d’un quartier à l’autre, mais dans chacun des quatre autres, il va rencontrer des êtres qui vont lui demander d’éliminer Ghô afin de sauver la cité. Il rencontre Lounia, la « déesse de verre » qui l’hypnotise par son chant; Waptuolep et Anaghwalepdes, jumeaux fusionnels, dieux de la guerre, qui sont contre la guerre; Wolftung le solitaire « au cerveau démesurément développé », enfermé dans sa tour; la déesse-mère Ismonde et M’ghara, le « père de tous les dieux », les deux « drapés dans leur costume de métal ». Les dieux et déesses sont entourés, comme je l’ai déjà dit, d’une panoplie de créatures, mélange de minéral et d’animal : les Warugoth-Shalas « dieux triangulaires aux ailes diaphanes » et les oiseaux-hyènes « gargouilles de pierre » volantes, des êtres à dimension variable. 

Finalement, n’ayant pas réussi à éliminer Ghô, Laplante est expulsé de la cité, « comme si l’œuf [l]e vomissait », sans pour autant en être libéré : 

Oui, Ismonde a crié mon nom!

Vingt-cinq jours se sont écoulés depuis mon retour et la Lune est de nouveau ronde comme un œil maléfique ! La vie reprend peu à peu dans l’Oeuf sacré et tous les dieux m’attendent, la rage au cœur ! Si Ghô a assassiné un Grand Prêtre à chaque cérémonie depuis mon départ il n’en reste plus qu’un !

J’ai entendu la voix de la déesse-mère et je sais que les Warugoth-Shalas vont venir me chercher ! J’ai peur ! Je veux sauver la Cité, je veux devenir un Grand Initié, connaître les secrets de tous les Mondes existants et surtout sauver la Terre mais comment ferais-je pour atteindre le quartier de Wolftung avant qu’il ne soit trop tard ? Si Ghô tue les deux Suppliantes avant que je n’aie pu l’en empêcher, le Monde entier est condamné à mourir dans l’ignorance ! Et si Ghô s’empare de moi et m’oblige à le ramener sur la Terre après avoir détruit l’Œuf sacré de M’ghara, la planète entière est condamnée à périr sous son joug ! (p. 181)

Michel Tremblay a écrit ce roman, lors d’un séjour à Acapulco, entre janvier et mars 1969. C’est tout simplement renversant. Le roman n’est peut-être pas parfait, mais génial en matière d’invention et si bien écrit. Le seul reproche : il est parfois un peu difficile à suivre avec ses chapitres « intercalaires ». Pour bien faire, il faudrait le lire deux fois.

Tremblay, dans La cité dans l’œuf, développe une intrigue déjà esquissée dans la nouvelle « L’œil de l’idole » parue trois ans plus tôt dans Contes pour buveurs attardés. Il reprend aussi le personnage du Warugoth-Shala dans la nouvelle du même nom.


Michel Tremblay sur Laurentiana

Contes pour buveurs attardés

15 mars 2024

Contes pour buveurs attardés

Michel Tremblay, Contes pour buveurs attardés, Montréal, Éditions du Jour, 1966, 158 p. (Coll. Les romanciers du jour R-18)

Dans Contes pour buveurs attardés, que le titre sert plus ou moins bien, Michel Tremblay a réuni 25 contes dont la très grande majorité appartient à ce que Todorov appelait le fantastique merveilleux : les personnages ne remettent pas en question les éléments surnaturels qui surgissent dans leur vie. Ainsi en est-il, dès le premier conte, de ce pendu dont on ne retrouve pas la tête (Le Pendu), ainsi que des sorcières (Amenachem), des diables (Wolfgang, à son retour), des succubes (Le Warugoth-Shala), de tous ces êtres étranges sans nom (La chambre octogonale), etc. qui côtoient les personnages sans que ceux-ci s’en étonnent.

Quelques contes ne doivent rien au fantastique : ce sont des histoires d’horreur comme dans ce récit où un aristocrate sadique attire des jeunes filles pour les faire cuire et les manger (Douce chaleur), ou encore celui où un roi tue ses épouses et les cache derrière une peinture qui les représente (La 13e femme du baron Klugg). On pourrait aussi dire que quelques contes sont seulement bizarres (aucun surnaturel). Je pense à cette aristocrate célibataire qui n’a cessé de sa vie de parler de son fils et qui finit par avouer qu’elle n’en a jamais eu. Pourtant, ce dernier apparaît au terme du conte (Jocelyn, mon fils).

Tremblay a divisé son recueil en deux parties : « Histoires racontées par des buveurs » (6 contes) et « Histoires racontées pour des buveurs » (19 contes). Entre les deux, il a inséré une drôle histoire qui sert de pont entre les deux parties. Je dois avouer que cette structure m’apparaît un peu inutile. Et pourquoi les buveurs?

Les histoires se déroulent le plus souvent dans des milieux sophistiqués (beaucoup de châteaux) ou étrangers (surtout européens : l’Angleterre, l’Allemagne…) dans la grande tradition des contes fantastiques à la Edgar Poe. Rien de québécois, ce qui n'est pas un reproche. Dès ce premier livre, Michel Tremblay démontre son talent de raconteur. Les contes n’ont pas tous la même qualité, mais tout cela se lit encore très bien.

En guise d’extrait, je vous présente une histoire très courte, pas la meilleure du recueil, je tiens à le préciser.

LA FEMME AU PARAPLUIE
— Tiens, drôle d’endroit pour perdre son parapluie.
Il se pencha, ramassa le parapluie.
* * *
Le téléphone sonna.  
— Allo.
— Bonsoir, monsieur. Vous avez trouvé mon para­pluie ?
—  Pardon ?
—  Je vous demande si vous avez trouvé mon para­pluie. Un parapluie noir avec...
—  Oui, en effet, j’ai trouvé un parapluie, ce matin. Mais comment savez-vous, madame, que c’est moi qui l’ai trouvé ?
—  Mais, mon cher monsieur, je l’ai perdu précisément pour que vous le trouviez ! Et maintenant je voudrais le ravoir. Vous voulez bien venir me le porter ? Je vous attendrai ce soir au milieu du pont de bois, à l’est de la ville, à onze heures. Bonsoir, monsieur.
* * *
— Vous êtes en retard, je vous attends depuis dix minutes.
— Je m’excuse, j’ai été retardé... Voici votre parapluie, madame.
— Merci, monsieur.
Elle le regardait droit dans les yeux.
— Et maintenant, sautez. Votre heure est venue. Il est temps. Allez...
Il enjamba le garde-fou et se jeta dans la rivière.
Et elle repartit, laissant son parapluie au milieu du pont de bois, à l’est de la ville... (p. 137-138)

8 mars 2024

Mon cheval pour un royaume

Jacques Poulin, Mon cheval pour un royaume, Éditions du Jour, 1967, 130 pages. (Coll. Les romanciers du jour, R 23)

Le premier roman de Jacques Poulin est très court. Si on enlève les pages blanches, il ne fait pas 100 pages. Le contenu est plutôt disparate. Par moment, on lit un récit très simple comme Poulin en fera par la suite; ailleurs, la description ou le discours discontinu de la conscience envahissent le récit. Poulin cite L’année dernière à Marienbad de Robbe-Grillet, ce qui constitue peut-être une influence.

Si on exclut les retours en arrière, l’action se déroule sur deux jours. Poulin raconte une histoire à deux volets. Le narrateur principal, l’écrivain Pierre Delisle, et un caléchier nommé Simon partagent l’amour de la même fille (Nathalie). Un jour, on retrouve la calèche sans son caléchier sur le pont de l’île d’Orléans. Le caléchier s’est jeté dans le fleuve. Pourquoi? Simplement parce qu’il avait décidé que 40 ans (c’est son âge), ça suffisait. L’histoire d’amour à trois se continue cependant avec l’apparition de Mathieu, un double de Simon aux yeux de Nathalie. 

L’écrivain est aussi un « anarchiste » : c’est le second volet. Il a proposé au Front de faire sauter un monument. Il se rend à la Gare du palais, on lui remet une bombe qui, pendant la nuit, va pulvériser la statue d’un soldat anglais dans le Parc de l’Esplanade, près de la Porte Saint-Louis, où logent des calèches. 

Cette double action nous rappelle Prochain épisode d’Aquin. L’intérêt du roman tient en partie à la description du Vieux-Québec. Jacques Poulin, deux ans plus tard, publie Jimmy, un roman beaucoup plus achevé, dans lequel il trouvera sa « manière ». 

Extrait

Personne n’a beaucoup parlé pendant notre retour à la Place d’Armes. Là, Simon a abandonné la calèche. Je trouve que ce n’est pas prudent; il a dit qu’il voulait marcher un peu.

Nous avons suivi le parcours habituel : rue des Remparts, d’Auteuil, Sainte-Geneviève, et retour en marchant sur les murs jusqu’à la Porte Saint-Jean. La même impression — que le triangle formé par les murs s’était resserré — m’est encore venue. Il m’a semblé aussi que le Vieux-Québec avait commencé à mourir.

Nous remontons la rue de la Fabrique, Nathalie entre nous deux; nous nous arrêtons en face de la Basilique.

Je regarde Nathalie, qui aussi me regarde. Je me dis la douceur de sa peau, la chaleur de son lit. Je ne sais à quoi elle pense, n’ayant pas comme elle cette faculté de lire dans la pensée; il me faut un mot, un signe. J’attends.

À la longue, je finis par découvrir dans ses yeux une sorte de désordre: les cils battent très légèrement. Patiente, elle a attendu sans doute que je m’en aperçoive. Ces battements me révèlent l’intrusion entre nous deux d’une troisième personne; je me tourne vers Simon. Lui aussi regardait Nathalie. Il n’est jamais facile de savoir ce que pense le caléchier, mais les yeux de Nathalie reflètent à mon intention le désir de Simon. Lui et moi, nous ressentons le même besoin. Ce n’est pas désagréable. Nous avons en commun le même désir. (p. 39-40)

Jacques Poulin sur Laurentiana
Jimmy

1 mars 2024

Jimmy

Jimmy Jacques Poulin
Jacques Poulin, Jimmy, Montréal, Éditions du Jour, 1969, 158 p. (Coll. Les romanciers du jour, 39)

Le jeune Jimmy habite Cap-Rouge, dans un chalet « sur pilotis », avec ses parents, Mamie et Papou, et le chat Chanoine. Le père travaille comme psychanalyste et la mère se remet difficilement d’une fausse-couche. Tout comme le chalet dont les pilotis pourris risquent de s’affaisser lors des grandes marées d’automne, le mariage de Mamie et Papou bat de l’aile, malgré la bienveillance qui subsiste entre eux. Depuis qu’ils ont perdu un enfant mort-né, Papou s’enferme dans le grenier pour écrire un livre sur Hemingway et Mamie emplit sa chambre de poupées et de parfums qu’elle collectionne. « C’est une histoire de zouave, mais. Beaucoup de choses étranges ont commencé quand Mamie est allée à l’Hôtel-Dieu : les parfums et les poupées dans sa chambre, le travail de Papou au grenier, mes visites derrière la fenêtre à la clinique, et cette histoire de zouave au sujet des autos. » Entre eux, Jimmy, 11 ans, cherche un peu de réconfort et se réfugie dans l’imaginaire pour calmer sa détresse.

Le chalet voisin est habité par le vieux Commodore, son fils Thiers « le meilleur pilote de bateau », sa femme « la nageuse de longue distance » et leurs six filles. Parmi elles, il y a la « petite Mary » qui, contrairement à ses sœurs, parle un peu français. Jimmy l’adore parce qu’elle entre dans son monde imaginaire sans poser de question.

Il s’entend bien aussi avec Mamie qui, contrairement à Papou, lui donne de l’attention. Mais Mamie est aussi perdue que lui et ne peut pas vraiment l’aider. Heureusement, le Commodore comprend la détresse du petit garçon et tente tant bien que mal de le rassurer. « Ce que j’aime, avec le Commodore, il ne s’énerve jamais. Je veux dire, quelqu’un pourrait vraiment s’énerver, te dire qu’on est pas au bord de la mer, que les éléphants de mer ne viennent pas dans le fleuve ou quelque chose. Mais le Commodore, non; il dit qu’il n’y a pas fait attention, c’est tout. Alors je lui explique toute l’affaire d’homme à homme, cette pluie comme une espèce de déluge, Papou qui ne descend même plus pour dire si j’ai les pieds sales. Mamie qui parle dans sa chambre et finalement les éléphants de mer. »

Comme Jimmy le répète à maintes occasions, il est « le plus grand menteur de la ville de Québec ». Aussi ne faut-il pas tout tenir pour vrai ce qu’il raconte. Souvent, son récit déborde dans l’imaginaire, il est tantôt un pilote d’hélicoptère survolant la jungle, tantôt le célèbre coureur automobile Jimmy Clark zigzaguant dans les rues de Monaco, tantôt un naufragé sur une île volcanique dans les mers du sud.

Le récit n’a pas vraiment de fin. Tout au plus entend-on l’appel de détresse de Jimmy depuis son chalet-bateau imaginaire dérivant sur le fleuve. « Besoin de tendresse! Crotte de chat! »

Si vous aimez les romans sans conflit, sans obstacle rabâché à toutes les pages, bref sans intrigue, Jimmy est pour vous. On ne vogue pas sur un long fleuve tranquille pour autant : Jimmy, c’est l’histoire d’un petit gars complètement perdu entre deux adultes à la dérive. Ce qui empêche toute lourdeur, c’est la finesse de l’écriture de Jacques Poulin et le traitement du drame à travers l’imaginaire fantaisiste d’un enfant.

C’est bon de temps à autre de lire un livre plein de bienveillance, de délicatesse et de tendresse, crotte de chat!

Extrait

« Mary choisit une guimauve rose et elle me tend sa branche sans dire un mot ni en français ni en anglais.

     Mary ! dit la nageuse d’un air complètement découragé.

     Qu’est-ce qu’on dit ? intervient Thiers.

     If you please.

     Et en français?

     S’il vous palit!

Je lui fais griller sa guimauve exactement comme il faut sur la braise, je veux dire juste bien, sans la brûler ni rien. Je lui remets sa branche. La petite Mary! Elle enlève la guimauve de la pointe de sa branche, entre son index et son pouce, sans l’écraser du tout, elle me fait signe avec sa bouche d’ouvrir la mienne et puis elle me dépose sa guimauve sur la langue en poussant un peu, très délicatement, avec son doigt. Elle ne pousse pas vraiment comme tu pousses dans ta bouche à toi : elle pousse avec le bout de son doigt, juste un peu, je le jure. Ensuite elle se lèche le pouce et l’index à petits coups de langue, très délicatement aussi, l’air sérieux et les yeux verts un peu brillants. Elle aurait vraiment pu manger la guimauve elle-même, c’est ce que j’aurais fait, pour être honnête, mais Mary, non. Tu fais griller une guimauve rose sur la braise au bout d’une branche et elle te fond dans la bouche comme du miel, je le jure. »

23 février 2024

Dans un gant de fer (2 t.)

Claire Martin, Dans un gant de fer, Montréal, Cercle du livre de France, 1965, 2 tomes, 235 p., 208 p.

Le récit autobiographique de Claire Martin compte deux parties, chacune dans un tome différent.  

Tome 1 : La joue gauche

Le père de Claire Martin était un pervers narcissique. En sus, un violent. Tout le monde devait se plier à ses horaires, à ses idées, à ses diktats qui concernaient même la nourriture. Il battait sa femme et ses enfants violemment pour un oui ou un non. Et quand il n’y avait pas de raison, il s’en trouvait. Il était ingénieur et disparaissait par moments pour le plus grand plaisir de la famille. Pour son bien-être ou la réalisation de ses rêves, toutes les dépenses étaient justifiées; pour les autres, ce n’était que gaspillage.  Heureusement Claire avait une mère et surtout des grands-parents maternels qui lui prodiguaient beaucoup d’amour.

Comme toutes ses sœurs, dès le primaire, elle rentre au pensionnat, un couvent tenu par des religieuses, ce qui à première vue lui plaît. Mais comme elle est une enfant qu’on ne peut casser, les sévices corporels et les humiliations reprennent. Certaines religieuses n’ont rien à envier au père. Et malgré le puritanisme du milieu, on comprend qu’il existe des personnalités déviantes, qui se défoulent dans les couvents à défaut de mieux, et qui se servent de la religion pour apaiser leur conscience. Dans un second pensionnat, trois ans plus tard, les choses sont tout au plus un peu mieux. Sa mère, longtemps malade, finit par mourir.

 Tome 2 - La joue droite

Après le décès de la mère, si faire se peut, le père est encore plus violent. La terreur règne dans la maison mais, dans son dos, les enfants forment un clan solidaire. À défaut de défier le père, ils passent outre aux interdits quand il n’est pas là. Ils continuent de communiquer avec les grands-parents maternels et un oncle (ce qui leur est défendu), ils fument, ils organisent même des séances de danse à la maison. À l’école, Claire continue de se faire des ennemis et, finalement, elle est renvoyée sans avoir obtenu son diplôme de dixième année. L’arrivée d’une belle-mère n’y change rien. Claire a développé une telle rancoeur face aux hommes qu’elle ne tient guère à se faire un copain. Le récit se termine par le mariage de sa sœur. Elle comprend que c’est sa seule voie d’évasion.

Le père est un monstre. Un pervers narcissique à qui les règles de l’époque permettaient de pratiquer ses vices sans être inquiété. Il exerce un contrôle de tous les instants au nom de la morale, morale que lui-même bafoue. Un sadique égoïste qui contrôle sa femme et ses enfants par la violence et le dénigrement, qui s’attribue tous les mérites. Il joue ses enfants les uns contre les autres et récompense la délation. Aujourd’hui, il serait en prison. Le comportement du père, criminel dans son cas, ne sort pas des limbes. Sans être universel, ce modèle éducatif, en plus civilisé, était plus répandu qu’on le pense. À preuve, on le retrouve (sévices corporelles, humiliation) dans le pensionnat à ceci près que certaines religieuses compensent pour celles qui sont presque aussi pires que le père. (On ose à peine imaginer ce que devaient vivre les Autochtones.)

Cette autobiographie était nécessaire. Cependant, Claire Martin n’en finit plus d’enfoncer le même clou et son récit devient répétitif. Au bout de 200 pages, on a compris que le père est un salaud. On regrette qu’elle n’ait pas resserré le récit de son enfance-adolescence et qu’elle ne soit pas allée plus loin dans le temps. Comment survit-on à une telle enfance-adolescence? Comment Claire Montreuil (son vrai nom) est-elle devenue Claire Martin?

Le discours féministe qu’elle tient et la misogynie à saveur religieuse de l’époque ne sont pas exagérés. Sa vie de femme était toute tracée : couture-cuisine-sois-belle-tais-toi-et-enfante. Et surtout, ne t’avise pas d’aguicher un homme! Le poids de la vertu, toi seule tu dois le porter! Sans remettre en cause ce paradigme, on aurait aimé en savoir plus sur ses frères : ont-ils aussi fréquenté des pensionnats? La violence et les dénigrements du père s’exprimaient de quelle façon ?

Finalement, la « sainte famille canadienne-française » et la religion sortent on ne peut plus meurtries de ce témoignage.

Extrait

Nées trop tôt dans une société où les femmes se mariaient ou n’existaient pas, que de filles laides, à cette époque, prenaient le chemin du couvent où on les engluait dans la bêtise la plus plate et où leurs talents, souvent réels, ne leur servaient qu’à développer une bonne technique de la gifle ou du coup de poing. Nous ignorions que ces violences sont les soupapes de la sexualité contrariée. C’est dommage. La sexualité des sœurs, c’est ça qui nous aurait fait rire. […]

Elle s’était levée, comme j’entendais dire en mon jeune âge, « le gros bout le premier » et elle se mit tout de suite à houspiller celle-ci et celle-là. Nous n’avions pas offert, et elle avec nous, notre journée à Dieu depuis dix minutes que, déjà, les coups pleuvaient. Puis sa rage se cristallisa sur une petite Leblond après qui elle se mit à courir le poing levé, la petite trottant devant. Au bout du dortoir, il fallut bien s’arrêter. Mais il y avait là un escalier qui ouvrait une gueule tentatrice. La grosse sœur n’y put résister. Elle y précipita la petite Leblond qui, avec une magnifique présence d’esprit, se mit à crier des injures de choix. C’était d’un dramatique inouï et nous prenions toutes un plaisir extrême à entendre la sœur se faire appeler « grosse vache », si bien que nous pensions peu à l’infortune de notre compagne dont c’était le corps, pourtant, qui faisait ces affreux bruits de chute derrière les cris.

— Que se passe-t-il ici ? tonna une voix venue des profondeurs.

Arrivée au bout de sa dégringolade, l’enfant était tombée dans les bras de la Supérieure et c’était la grosse voix asthmatique de l’autorité que nous entendions sans parvenir à y croire, tellement c’était inespéré. (t. 1, p. 214-215)

Claire Martin sur Laurentiana
Avec ou sans amour
Doux-amer