21 juillet 2012

Aïcha l’Africaine


Jacques Hébert, Aïcha l’Africaine, Montréal, Fides, 1950, 150 pages. (« Orné de 18 dessins et d’une couverture de Normand Hudon »)

Jacques Hébert a laissé sa marque dans plusieurs domaines. Du point de vue littéraire, son projet le plus lumineux fut la création de la célèbre collection des années 60 : « Les romanciers du jour ». Il a écrit plusieurs livres, la plupart racontant ses pérégrinations autour du monde. Entre autres, en  1950, il a publié les deux tomes d’Autour de l’Afrique : La Route du désert et La Route noire.

 Aïcha l’Africaine s’inscrit aussi dans la foulée de son voyage africain. Hébert présente dix-huit courts récits (pour lui, ce sont des contes) qui constituent des étapes de son voyage : du Maroc, on se rend en Algérie, on descend au Tchad, au Cameroun, au Congo et en Afrique du sud, puis on remonte vers le Kenya, le Soudan et l’Égypte avant de revenir en Espagne. On peut donc imaginer que l’ordre des « contes » épouse le parcours de l’auteur en Afrique.  Ce qui ajoute encore à l’idée du voyage, c’est que le narrateur du récit est le « héros » de plusieurs des aventures racontées. Malgré tout, on sait peu de choses de lui, sinon qu’il est jeune, Canadien… et souvent amoureux.

On s’attend à beaucoup d’exotisme, mais rien de tel. Le regard d’Hébert n’est guère ethnologique, c’est davantage celui d’un humain à la recherche de ses frères, d’un homme en quête de l’Autre. Plus encore, c’est la recherche amoureuse qui semble aiguillonné le voyageur : « À peine débarqué, je m'inquiète : ‘’Qu'es-tu venu faire ici ? Que cherches-tu ?`` Et je ne sais que répondre. Bien sûr, je cherche. Mais quoi ? Quoi? Peut-être une belle dame qui sort d'un puits... » Et plus loin : « Et quand je me penche dans mon cœur pour y puiser une belle image, cette image a souvent le regard mystérieux d'une femme marchant sur une route marocaine, d'une Noire du Tchad pilant le dur maïs. Ne sois pas jalouse, petite fille, car ces femmes sont tes sœurs. Sœurs lointaines, elles habitent des pays que tu ne saurais désigner sur la mappemonde... Et pourtant, elles sont tes sœurs, tu dois les aimer. Pour les aimer, les connaître, les appeler par leur nom : Laïla, Aïcha, Miriam... Aujourd'hui Miacha. » On l’aura compris, l’Afrique, c’est une femme.

Aïcha, qui a donné son nom au livre, sera la première qui ravira son cœur : « À Tanger, la première que je rencontre est assise dans un jardin de fleurs rares. Princesse marocaine oubliée dans la ville-de-tout-le-monde, réfugiée dans un jardin, comme un chat apeuré au faîte d'un arbre. » Le style est très lyrique, et même un peu naïf. On se croirait dans Le cantique des cantiques : 
« Enfin je vous parlerai de ma tendre Aïcha, ma sœur d'Afrique. Elle est belle. Et puis un jour, je me suis dit : « Je pense que je l'aime ». Or, je pensais juste !
Elle est frêle, elle est seule, elle a peur... Sur mon épaule, ma sœur, laisse rouler ta tête brûlante, que mes doigts légers brouillent les eaux d'or de tes cheveux. Dans mes bras, ma sœur, ne tremble plus. Oublie tout. Loin le mal et loin le malheur. Seulement l'amour. Tu m'entends, ma sœur ? Seulement l'amour...
Au pays de l'amour je suis allé pour toi cueillir une fleur sauvage. Ses pétales de satin frais me rappellent tes joues, et tes joues, la fleur. Regarde-la, tandis que je vous regarde toutes les deux, ne sachant plus quelle est la fleur et quelle est ma sœur. Respire-la, je respire le parfum de ta chevelure. 
Et maintenant, dis-moi que tu m'aimes. Avec des mots, avec tes lèvres rosées qui ne savent me dire autre chose. Bouton de rosée qui ne connaît pas le mensonge, répète-moi les vieux mots, les mots vieux comme le monde et jeunes comme le matin.
Aïcha, dis encore... Et tous les deux, inondés de joie et d'amour, nous ne disons plus rien pendant que la nuit se répand sur Tanger. »
Bien entendu, les 18 histoires ne sont pas toutes aussi sentimentales. On y voit une Européenne qui rêve de retourner en Europe, un jeune idéaliste qui se rive le nez contre des fonctionnaires blasés,  on entrevoit la haine raciale en Afrique du sud… Par contre, presque rien sur la société coloniale, bien en place à l’époque. 

Malgré ce regard superficiel posé sur l’Afrique, un certain charme se dégage de ces « esquisses » (Hébert emploie aussi ce mot pour désigner ses petits contes). On est loin toutefois de la grande qualité littéraire d'Avant le chaos de Grandbois, autre recueil de récits de voyage de la même époque.



9 juillet 2012

Zirska immigrante inconnue


Jean-M. Carette, Zirska immigrante inconnue, Montréal, Serge Brousseau, 1947, 336 pages. (Préface de Rivein Ducault)

Jean Delande travaille comme rédacteur maritime au journal La Vérité. Il rend compte des arrivées et départs au port de Québec. Sans qu’on sache pourquoi, il surveille aussi les groupes communistes qui pourraient s'immiscer parmi  les immigrants qui débarquent au Canada. Il faut le préciser, beaucoup d’Européens arrivent à cette époque et la plupart font escale à Québec avant de se diriger vers l’Ouest. Delande et ses amis voient d’un mauvais œil cet afflux d’immigrants, recrutés sous de fausses représentations (une vie facile), pour peupler et coloniser l’Ouest canadien. On pense que le but caché, c’est de minoriser davantage les Canadiens français. 

Un jour débarque Zirska, une jeune Polonaise de 15 ans. Elle doit rejoindre un oncle qui n’est pas au rendez-vous. De concert avec l’abbé Paquin, Jean s’occupe de lui trouver un logement et un petit travail dans une pension de famille. Il tombe amoureux de cette fille qu’il nomme  « l’enfant » ou même « la fillette ». Lui-même a 21 ans. Elle l’aime aussi, mais elle lui apprend que, malgré ses 15 ans, elle est déjà fiancée à un compatriote, ingénieur minier : Freddy Groversky. Son amoureux étant on ne sait où, le curé la libère de sa promesse. Elle épouse Jean. Tout irait pour le mieux si Groversky n’apparaissait pas. C’est un homme jaloux et ombrageux. Pour mieux l’avoir à l’œil et lui faire entendre raison, Jean l’invite à fêter les 16 ans de sa jeune épouse. Il se présente et en profite pour empoisonner Zirska qui meurt dans les heures qui suivent. Groversky, plein de remords, avoue son crime et est condamné à la prison à vie.

Jean est dévasté, mais il se console rapidement. Jeannine Laurin, la sœur de son meilleur ami, est pour ainsi dire une sosie de Zirska. Il tombe amoureux d’elle et l’épouse un an plus tard. Entre-temps, il a perdu son travail de journaliste maritime et a décidé de fonder un hebdomadaire en Beauce. Dans le dernier chapitre, on apprend que sa petite entreprise prospère.

Est-ce vraiment un roman? Tout le laisse croire jusqu’à ce qu’on  tombe sur une photo de Jean Delande à la page 97. Pourtant, le préfacier le présente comme un roman et nous raconte les circonstances de son écriture : « … bien que mordu par la maladie, l’auteur  a limé ces pages à coups de persévérance, dans une chaise roulante. » 

En plus de l’histoire sentimentale qui nous laisse souvent pantois, Carette, lui-même journaliste, raconte les misères de sa profession, soit les bas salaires, mais aussi l’embrigadement dont ils sont victimes : 

« Et réalises-tu, mon cher Laurin, que nous ne pouvons même pas défendre nos idées, notre politique, enfin notre manière à nous, d'envisager les problèmes? Non, c'est l'opinion du patron. Combien de fois, j'ai écrit des articles pour protester contre les mauvais immigrants qu'on nous a amenés au pays. Jamais une seule protestation n'a trouvé place dans le "journal". Mes articles n'ont pas dépassé le bureau du chef des nouvelles. De plus, ces critiques dont le patron a eu vent ne le disposent pas en ma faveur. Sans raisonnement, il faut savoir se courber en face d'un gouvernement qui représente la force, ou un parti, enfin. Et le moyen à notre disposition pour nous affranchir est paralysé par la finance. Fonder un quotidien publié par une association de journalistes et de typographes! L'idée est bien belle, mais la finance qui est à la base de cette entreprise manque à tous et tu sais comment.
"Pour ma part, je songe, oh! je ne sais comment, à publier un hebdomadaire où je pourrais écrire mon opinion, défendre les causes que je crois bonnes, protester contre les scandales comme ceux que j'ai vus au port, et encourager les mouvements qui méritent de l'être.
— Ainsi, dit Laurin, as-tu songé dans quel cercle vicieux nous sommes? À Trois-Rivières, à Sherbrooke et à Québec, c'est le même magnat qui contrôle les journaux. De l'est à l'ouest, il faut chanter avec lui les gloires du gouvernement ou critiquer les gouvernements qui lui déplaisent. Va à Montréal. Le plus grand quotidien français est encore entre les mains d'un magnat et si tu veux choisir le second sur la liste, eh ! bien, tu t'aperçois que c'est le même conseil d'administration qui a Ie contrôle. Comment veux-tu sortir d'une telle impasse? » (p. 168-169)

La presse québécoise des origines à nos jours (Volume 6, pages 251 à 253) retrace en partie la carrière journalistique de Carette.

1 juillet 2012

Charles et Éva


Joseph Marmette, Charles et Éva, Montréal, Lumen, 1945, 189 pages. (Préface de Léo-Paul Desrosiers et quelques illustrations anonymes)

Le roman a été publié en feuilleton dans la Revue canadienne à partir de décembre 1866. La première édition en livre, c’est celle des éditions Lumens. 

On retrouve les deux ingrédients du roman historique : des événements véritables et une histoire sentimentale. Le fondement historique, c’est la bataille que les Canadiens livrent à Schenectady en 1690. Suite au massacre de Lachine, commandé aux Iroquois par les Anglais, Frontenac décide de représailles contre ces derniers. Il compte les surprendre à Albany en portant une attaque en plein hiver. Le commandement est confié à Messieurs d’Ailleboust de Mantet et LeMoine de Saint-Hélène. La petite armée compte 98 Canadiens, quelques Abénakis et 120 Hurons. Il faut marcher une quinzaine de jours. Fatigués, le 8 février au soir, on décide d’attaquer plutôt un petit bourg à quelque cinq milles d’Albany : Schenectady. On surprend les habitants en pleine nuit. S’ensuit un massacre innommable : « Alors commença l'une de ces effroyables luttes où l'homme emporté, exalté, n'a plus l'instinct de la conservation et cherche à frapper, à frapper toujours sur ce qui s'oppose à ses efforts. / Ce fut une épouvantable mêlée, une horrible boucherie. On n'entendait que le bruit des casse-tête qui fracassaient les crânes, que le râle de ces mourants sublimes, que les dernières imprécations qu'ils lançaient, en expirant, à leurs vainqueurs. Une demi-heure après, cette tuerie finissait par la mort du dernier des assiégés. / Les assaillants étaient vainqueurs, mais leurs pertes étaient considérables. Plus de trente Canadiens et sauvages étaient tués ou blessés. / On incendia la maison et le feu acheva bientôt ceux auxquels le fer avait laissé un souffle de vie. Les vainqueurs continuèrent ensuite leur œuvre dévastatrice. » Le retour à Montréal est plus pénible : la température est exécrable, on ramène des prisonniers et des blessés, ce qui ralentit la marche. En plus, les Agniers, qui ont eu vent du mouvement des troupes françaises, les attaquent en pleine nuit. Les Alliés remportent la bataille mais s’ajoutent d’autres blessés. Bientôt les vivres manquent. Les hommes bien portants décident de filer vers Montréal et d’envoyer des renforts à ceux laissés en arrière. Finalement, la petite troupe atteint Montréal en laissant quelques morts de plus derrière elle. Voilà pour la partie historique. À quelques reprises, Marmette cite l'historien Garneau (son beau-père).

L’histoire sentimentale : Charles Dupuis s’est joint à l’armée de d’Ailleboust. À Shenectady, à la tête d’un petit détachement, il attaque une maison dans laquelle ne se trouvent qu’une vieille servante et une jeune fille. C’est le coup de foudre : « Quand ses regards tombèrent sur Éva, il resta stupéfait.   La pâleur répandue sur le visage  de  la  jeune  femme,   la  frayeur à laquelle elle était en proie, ne servaient qu’à la rendre plus belle.  Les boucles de sa chevelure en désordre inondaient ses blanches épaules et les voilaient à demi. » Il décide de la ramener en Nouvelle-France. Éva est une Française, orpheline, dont le père s’est établi dans la colonie newyorkaise à cause de sa foi calviniste. Durant le voyage, Charles la protège. Bientôt la jeune fille lui manifeste son amour. De retour, ils se fiancent et on peut compter qu’ils vont se marier.

Même si les personnages sont à peine esquissés, même si l’intrigue est livrée sans les recettes du suspense, en dépit de l’histoire sentimentale mielleuse à souhait, des digressions qui suspendent l’action et de la narration écolière… il faut admettre que le récit de Marmette se lit bien et rapidement. En un peu plus d’une heure, le tout est expédié et on ne s’est pas ennuyé.

Il me semble qu’en mon temps on passait sous silence ces épisodes moins glorieux de l’histoire de la Nouvelle-France. Il faut le dire, les Canadiens et leurs alliés apparaissent sous un jour plutôt odieux et on a de la difficulté à considérer cette attaque comme un acte de patriotisme. On encourage ces soldats de circonstances à donner libre cours à leurs instincts les plus sanguinaires. Autre temps, autres mœurs.

EXTRAIT : (au lendemain du combat contre les Agniers)
Le soleil se lève radieux à l'Orient, et jette mille rayons de lumière à travers les arbres dont les branches, chargées de neige nouvellement tombée, s'inclinent vers le sol. Le froid est devenu un peu plus intense, depuis que le souffle de la tempête s'est évanoui avec les dernières clameurs du combat de la nuit. Tout dans la nature annonce un beau jour.
A part quelques officiers, Canadiens et Hurons dorment dans le camp. La nature a repris ses droits sur ces hommes au cœur d'airain, et le sommeil a vaincu ceux que l'ennemi a trouvés inébranlables.
Le camp et ses abords présentent un spectacle navrant et rendu plus triste encore par la lumière du soleil levant. A chaque pas, des traces de sang sur la neige; ici, des débris d'armes, là des membres humains et des morceaux de chair sanglante que l'explosion du baril de poudre a fait se séparer des corps qui les animaient quelques heures auparavant: et, au milieu de ces affreux débris, des hommes endormis, et qu'à leur pâleur on prendrait aussi pour des cadavres, si leur respiration régulière n'indiquait le sommeil.
En dehors du camp, la scène est plus repoussante encore. Les loups ont passé par là, et ont achevé l'œuvre commencée par les hommes. De tous les cadavres agniers, que les Canadiens ont jetés hors des limites du camp, il ne reste plus qu'un amas sans nom de lambeaux sanglants, d'os à demi rongés, de squelettes incomplets et dépouillés de leur chair.

Joseph Marmette sur Laurentiana