27 avril 2010

Gustave ou un héros canadien

Alphonse Thomas, Gustave ou un héros canadien, Montréal, Librairie Beauchemin, 1908, 376 pages. (3e édition revue et corrigée) (1re édition : 1882)

Le roman est sous-titré « Roman historique et polémique ». Le projet d’Alphonse Thomas est expliqué clairement dans l’avant-propos : « Dans un pays habité par une population mixte en fait de croyances religieuses, il est bon et utile que les catholiques aient sous la main un manuel de controverse qui soit comme un arsenal où ils puissent trouver avec facilité une réponse aux arguties qui leur sont tous les jours répétées par les protestants. Mais un manuel de controverse est généralement trop sérieux et par conséquent d'une lecture peu attrayante ; il lui manque la forme dialoguée et populaire accessible à tous.

L'auteur de Gustave a cru combler une lacune et rendre service à la cause catholique en présentant sous forme de roman les questions de controverse qui surgissent le plus ordinairement et qui peuvent offrir quelque danger pour la foi. »

L’action commence à Montréal en 1854. Encore enfant, Gustave Dumont a été confié à ses grands-parents, de fervents catholiques. Son père et sa mère se sont exilés aux États-Unis et ont embrassé la religion protestante. M. Dumont, le père de Gustave, est même devenu pasteur à Burlington. Aujourd’hui, leur fils a 16 ans. Il a décidé de le rapatrier et d’entreprendre sa conversion. Mais les grands parents et les professeurs de Gustave ont prévu le coup et lui ont donné les moyens de défendre sa foi, soit un livre qui fournit des réponses à toutes les objections. Dans la suite du roman, le lecteur a droit à d’interminables discussions entre Gustave et son père ou les amis protestants de celui-ci. Tous les différends entre les catholiques et les protestants y passent : la confession, le pape, les saints, les statues, le purgatoire, l’immaculée conception…. Gustave n’en finit plus de confondre les détracteurs de sa foi.

Quelques mois passent. Ses parents déménagent à Saint-Louis, puis à Saint-Joseph, à 96 milles plus au sud, pour fonder une nouvelle secte protestante, « l’Église évangélique du Christ ». Les nouvelles convictions de M. Dumont durent peu : il rencontre des Mormons qui le convertissent. Il décide de partir au Lac-Salé (Salt Lake city). Comme sa femme, reconvertie au catholicisme, refuse de le suivre, M. Dumont l’abandonne, tout comme sa fille. Lui et son fils se rendent à Omaha, pour rejoindre une caravane de convertis mormons en route vers le grand Lac-Salé.

À partir d’ici, on délaisse les discussions religieuses; le roman devient un véritable récit d’aventures. Plusieurs événements se succèdent : la caravane vient bien près de se faire écrabouiller par un troupeau de buffles, une jeune fille est enlevée par un Autochtone, Gustave sauve la vie d’un de ses compagnons lors d’une chasse aux buffles, Gustave avec deux de ses amis s’égarent dans l’immense plaine et échappent de justesse à des loups, la caravane est attaquée par des Autochtones. Dans toutes ces aventures, Gustave, qui manie aussi bien le fusil que la Bible, se comporte en héros. La caravane arrive finalement à Lac-Salé, la Jérusalem des Mormons. La ville est belle et harmonieuse, mais Gustave a tôt fait de découvrir que les prophètes, polygames, s’en mettent plein les poches.

Le gouvernement américain impose à la communauté mormone un gouverneur. Plusieurs décident de quitter la ville sainte. M. Dumont et son fils décident de se joindre à une caravane vers le Canada. Cependant, ils s’arrêtent à Fort Larimée où M. Dumont trouve un travail rémunérateur. Le colonel du fort, ayant appris le désir de Gustave de revoir sa mère et sa sœur, lui confie une mission qui doit le mener à Saint-Louis. Comme il a promis à sa mère de lui ramener son père, il ne fait que s’enquérir de ses nouvelles sans la rencontrer. Il poursuit sa route vers Montréal pour accomplir une autre promesse, cette fois-ci à ses grands parents : les revoir lorsqu'il aura 20 ans. Pendant ce temps, dans un moment d’ennui, son père lit le livre que les enseignants ont confié à Gustave pour se défendre contre les protestants. L’illumination se fait en lui, il retrouve sa foi catholique et décide de revenir vers sa femme. Gustave, sur la route du retour, le rencontre miraculeusement à St-Louis. Les retrouvailles sont émouvantes. Tout le monde habite un temps chez M. Lewis, un ami qu’il s’était fait à leur arrivée. Celui-ci a une fille. Elle et Gustave se font les yeux doux. La famille décide de rentrer à Montréal, mais quelques mois plus tard, revient à Saint-Louis pour s’y établir. Gustave épouse Clara.

Très pénible à lire, surtout dans la première partie, à moins que vous aimiez les longues discussions sur le sexe des anges. « GUSTAVE OU UN HÉROS CANADIEN pourrait être considéré comme l'aboutissement de la campagne contre les mauvaises lectures inaugurée officiellement en 1845 par la fondation de l'Œuvre des bons livres. On voulait combattre les mauvais romans, en particulier par la rédaction d'honnêtes ouvrages. On sacrifiera à l'imaginaire pour mieux faire passer le message. Mais, avec le temps, le camouflage disparaît et le souci didactique se révèle sans pudeur. C'est Alphonse Thomas qui est allé le plus loin en ce sens en présentant sous forme de dialogue un véritable traité d'apologétique. » (DOLQ)

Extrait
— Vous prétendez donc que nous adorons la sainte Vierge ?
— Non, je ne prétends pas cela.
— Alors, nous ne rendons pas à Marie ce qui n'est dû qu'à Dieu. Nous avons pour principe que celui qui honore la mère honore le fils davantage. Si le catholique vénère Marie et lui rend hommage, c'est parce qu'elle est la mère d'un Dieu, la mère de Jésus-Christ, qui a lui-même aimé et honoré sa mère plus que nous pouvons le faire nous-mêmes. Comme lui, nous aimons à l'appeler notre mère, à l'invoquer, sachant d'avance que son Fils ne saurait rien lui refuser.
— Mais, dit madame Dumont, ceci ne démontre pas que Marie a été conçue sans péché.
— Maman, que veulent donc dire ces paroles que l'ange a prononcées, lorsqu'il vient annoncer à Marie le mystère de l'Incarnation : Je vous salue, pleine de grâce.
— Qu'est-ce que cela prouve ?
— Cela prouve que Marie n'aurait pas joui de la plénitude des grâces, si elle eût été entachée du péché originel.
— Je ne comprends pas bien, reprit madame Dumont, explique-toi mieux.
— Être pleine de grâce, maman, veut dire jouir de la plénitude de la grâce. Or, si Marie eût été entachée du péché de nos premiers parents, lors même qu'elle aurait joui de toutes les grâces, l'ange envoyé de Dieu n'aurait pu lui dire : Je vous salue, pleine de grâce. Mais afin de mieux m'expliquer, je vais vous lire les remarques suivantes que je trouve dans mon catéchisme; les voici :
Nous, catholiques, croyons que Marie est immaculée, parce que Dieu en a fait une créature toute spéciale et plus élevée que les autres. Quand il a dit au serpent : J’enverrai une femme qui t'écrasera la tête, cette seconde Ève fut créée à l'instant même. La première Ève ayant été la cause de la chute de l’homme, cette seconde devrait le relever. Marie est donc venue au monde par la volonté et la parole de Dieu. Si elle n'est apparue que plus tard, nous n'avons rien à y voir. Dieu avait ses desseins. Non, Marie, comme fille de Dieu le Père, mère de Dieu le Fils, et épouse du Saint-Esprit, dignités que Dieu seul peut conférer, dignités qui n'appartiennent qu'à elle, Marie n'a pu être coupable ou souillée d'aucune tâche du péché. Cette pensée est certainement contraire à la raison et à la foi. Nos frères séparés croient pourtant à l'œuvre du Saint-Esprit dans l'incarnation de Jésus ; pourquoi leur serait-il plus difficile de croire que Marie est l'œuvre de Dieu ? Les deux œuvres sont les mêmes ; il y a parfaite liaison entre elles et on ne peut, avec raison, les séparer. (pages 56-57)

24 avril 2010

Contes rustiques et poèmes quotidiens

Louis-Joseph Doucet, Contes rustiques et poèmes quotidiens, Montréal, Yon, 1921, 93 pages.

Louis-Joseph Doucet a écrit beaucoup de livres qu’il a publiés à son compte, ayant hérité des éditions Yon de son beau-père. Il a commencé à publier en 1908 et Contes rustiques et poèmes quotidiens est son vingt et unième livre en 13 ans! Et, comme le laisse penser cette petite introduction, il aurait été préférable qu’il ne publie pas tout ce qu’il a écrit et, plus encore, qu’il se donne la peine de bien éditer ce qu’il publiait. La composition typographique et la révision linguistique sont pitoyables.

On pense avoir tout vu. Mais je n’avais jamais rencontré un tel fouillis, à tel point qu’on se demande si ce collage n’est pas ce qu’il y a de plus significatif dans ce livre. Bien entendu, telle n’était pas l’intention de l’auteur. Le livre commence par une nouvelle, « Contes des maquignons ». Quelque part au nord de Saint-Vallier, à Québec, un maquignon violoniste est tué en tentant d’intercepter un cheval fou qui menaçait d’écraser une fillette malade. Dans la partie suivante, on s’attend à trouver une autre nouvelle, surtout que le titre « Oraison funèbre d’un copain par Berthel » nous semble très éloigné de l’univers rustique de la première nouvelle. Surprise, nous sommes toujours dans le même récit. Il en sera ainsi pour les cinq chapitres qui suivront, même si les personnages du début disparaîtront. Au chapitre suivant, sans autre indication qu’un nouveau titre, « Le vieux missionnaire », nous voici transportés dans une autre histoire, celle d’un vieux prêtre qui, à l’hôpital, reconnaît un ancien converti, lui aussi au seuil de la mort.

Au-delà de ces deux récits, on lit un ensemble de textes qui ressemblent à des parties de journal intime. Suivent deux lettres, puis 10 poèmes, un autre récit, puis pour finir quatre autres poèmes. L’unité de tout cela? La réponse est simple : il n’y en a pas!

J’ai déjà donné un aperçu des deux premiers récits. Le journal, les lettres mettent en scène l’auteur, un homme à l’âge des bilans, qui a renoncé à ses rêves de gloire et d’argent, qui a vécu sans doute beaucoup de misères (désillusions professionnelles, morts de jeunes enfants…). Il sait que le temps joue dorénavant contre lui (il n’a pourtant que 47 ans!). Il se pose des questions sur la part du fatum et celle du talent dans le déroulement d’une vie («Il y a certainement des penchants qui nous poussent, nous ne sommes libres que jusque dans une certaine mesure dans nos actions éloignées, c'est-à-dire plutôt dans l'ensemble de notre morale et de notre conduite. N'est-il pas vrai que l'existence est remplie de contingences imprévues... », p. 46-47). Il se permet quelques remarques sur certains événements de son temps. Il égratigne au passage les Exotiques : « Il y en a eu à Montréal, plutôt deux qui ont fait des succès par reflets d'occasion, du byzantisme. Allons, n'en parlons plus. L'art véritable vient du ciel, et c'est une autre histoire. » (p. 53). Il laisse paraître une certaine irritation face aux suffragettes, ce qui mérite une longue citation : « Et il songea que cette femme était une suffragette effrénée, qui se donne, et que l'on prend souvent, comme un de ces caractères forts et bien formés. On se sent alors porté à demander à cette madame aux yeux farouches: "En quel couvent avez-vous reçu et pris celle éducation ? / "Quelle fierté romaine vous anime ?" […] Qu'ont-elles donc les femmes à se rebeller contre rien et contre tout ? Quand elles se marient, elles devraient savoir qu'il est probable qu'elles auront et élèveront des enfants, que la vie partout est une misère si l'on ne prend que le mauvais côté des choses. C'est aux femmes à être meilleures que les hommes, - et c'est là leur honneur-. N'étant pas aux prises comme les maris à lutter au long des chemins, dans les occasions non recherchées de l'ébranlement de toutes les bonnes résolutions; la femme n'a qu'à travailler au foyer, en s'habituant à la patience. / La femme doit elle-même montrer sans cesse et partout de la bonté et tâcher d'attirer et retenir son mari par tout autre moyen que la menace et l'intimidation, quand elle sait que l'homme est instinctivement rebelle. »

Quant aux 14 poèmes, la plupart sont un peu tristes, ceux d’un homme désillusionné. Tout de même, deux de ceux-ci sont des déclarations d’amour, la première dédiée à la France (une adresse au maréchal Foch en visite à Québec), la seconde dédiée à sa femme dont voici un extrait :

ÉPOUSE DU PASSANT
Dédié à ma femme YVONNE

Épouse du passant, et toi-même passante,
Que dirais-tu de moi si je t'offrais des vers
Saisirais-tu l'écho du refrain que je chante.
Ne verrais-tu toujours mon cœur qu’à son revers

Tu sais que je t’aimais et que je t’aime encore,
Que tous tes dévouements gardent en moi leur prix […]

Tu vieilliras, ployant sous ton joug vertueux.
Si tes pas sont plus lents, tu connaîtras la route
Pour l’avoir parcourue en souffrant pour nous deux.

Moi je ne me plains pas, je finis ma carrière :
J'avance lentement avec humilité.
Les pleurs ne tremblent pas au bord de ma paupière :
J’ai nettoyé mon cœur de toute vanité.

[…]
Mes vers sont maladroits, et pourtant je les aime
Après une retouche en leur humanité:
Ils savent mes aveux, ignorent le blasphème;
Je veux les corriger avec sincérité.

[…]
Toi qui, sans le savoir, soutenais ma chimère.
Aux jours où ma pensée errait dans un grenier;
Toi qui versas pour moi quelques larmes amères.
Reine des premiers vers, inspire mes derniers.

Le silence et l'oubli couvriront ma poussière,
Les herbes sur le marbre assombriront mon nom,
Mais toi tu reviendras répandre une prière
Au-dessus de la fosse où tous nous nous tournons.

Harmonie! harmonie immuable et divine,
Toi qui soutiens l'espoir que la vie a lassé,
Sous ton souffle pieux mon pauvre front s'incline,
Et tu gonfles le cœur du passant délaissé…

Louis-Joseph Doucet sur Laurentiana

Contes rustiques et poèmes quotidiens
La Chanson du passant

20 avril 2010

La Vie s’ouvre. Intimités

Alberte Lanctot, La Vie s’ouvre. Intimités, Montréal, Le Devoir 1935, 151 pages.

« MME ALBERTE LANCTÔT a écrit deux volumes en prose rythmée : La Vie s'ouvre ... Intimités (1935), Les Joies certaines (1942). Dans le premier, c'est une maman qui raconte, avec des mots charmants, avec des notations fines et légères et, à certains moments, avec des phrases bien senties et pleines d'émotion, « les menus faits d'une vie d'enfant, sa studieuse et attachante jeunesse ». […] Ces poèmes apparaissent comme autant de croquis sans surcharge, d'une simplicité gracieuse, d'un charme exquis. » (Camille Roy)

Rien n’est plus simple que « La vie s’ouvre… »! Alberte Lanctot raconte, dans un récit versifié, sa relation amoureuse avec son fils Jacques, à partir du moment où elle le porte jusqu’à ce qu’il devienne prêtre. Le ton enfantin y est : « Tu veux, mon trésor, essayer tes premiers pas / tout seul, comme un vrai petit homme? » Ainsi on va de la première dent aux premiers pas, du premier mot («Ce tout petit mot de "maman" / tu viens de le dire pour la première fois») aux premières prières, des premiers jeux à la découverte de la neige…

Son fils va grandir, se consacrer corps et âme aux sports, rencontrer des filles, avant d’annoncer à sa mère qu’il veut devenir prêtre, ce qu’elle acceptera difficilement : elle le voyait déjà comme un grand avocat. Veuve, ce fils deviendra son soutien. Ce sont de véritables lettres d’amour qu’elle lui écrit depuis l’Europe où elle voyage : « Eh bien! ces lettres que je t'enverrai, / je les ferai si longues et si tendres / tu y trouveras, à la fin, tant de baisers, / que tu auras vite fait de comprendre / entre les lignes, et de découvrir / ce que je ne voudrai pas dire: / l'ennui, le grand, l'immense ennui / que j'ai de toi toujours, mon unique chéri! »

Ce n’est pas vraiment de la poésie, malgré la disposition du texte en vers. Il n’y a aucun travail sur le langage. Il n’y a pas la moindre idée originale dans tout le recueil. Les faits, les sentiments sont évoqués en toute simplicité, comme sait le faire une mère aimante pour ses enfants.

POUR TOI... VERS TOI

Pour toi, je me suis oubliée
tendrement, constamment,
mais je ne saurais m'en glorifier,
je t'aimais tant!
Puis, ce que je faisais pour toi
tu me le rendais en bonheur, en joies,
et lorsque l'épreuve est venue
mettre son ombre sur ma vie,
c'est ta tendresse qui m'a soutenue,
consolée et m'a prêté son appui.
Maintenant que tous mes rêves en toi
se sont réalisés,
sais-tu bien ce que je voudrais?...
Te ressembler.
J'en serais plus près, il semble, du cher enfant
que la vie éloigne de moi fatalement.
Il faudra te quitter pourtant,
te dire adieu un jour, ma chère joie.
Alors, dans un dernier élan,
ma pensée s'en ira vers toi!

14 avril 2010

Le Carrousel

Marie-Rose Turcot, Le Carrousel, Montréal, Beauchemin, 1928, 120 pages.

Marie-Rose Turcot, un peu comme Michelle Le Normand dans Autour de la maison, nous raconte ses souvenirs d’enfant. Disons-le, dès le départ, le recueil de Turcot n'a pas la qualité de celui de Le Normand, entre autres au point de vue littéraire. Le Normand avait su donner une composition d’ensemble à ses souvenirs : des personnages récurrents servaient de fil conducteur entre les récits disposés de façon chronologique.

Rien de tel chez Turcot. Voici à gros traits les sujets traités dans ses 14 nouvelles : la visite du cirque et l’attirance des chevaux de bois; les jeux et les contes qui ont enchanté son enfance; les frasques des petits garçons qui réussissaient à émerveiller les filles par leur audace; son premier voyage à Montréal marqué par différentes emplettes dans les grands magasins; sa première communion et la peur du péché qui tétanise son âme d’enfant; sa découverte de l’amour alors qu’elle est pensionnaire; le souvenir de Julie, l’idiote du village, happée par un train; l’histoire de Paddy, le chien de Miss Lucy; l’histoire de Sabin, un jeune homme arriviste qui finit par se faire déculotter à la Bourse. Finalement, Turcot présente trois courtes histoires qui mettent en scène Riquet et Criquette, deux jeunes enfants très éveillés : elle décrit une visite à leur grand-mère et leur participation aux événements qui ont marqué les soixante ans de la Confédération : les fêtes du jubilé (60e de la Confédération), la visite de Lindbergh (lire l’extrait) et celle du prince de Galles.

Les récits de Turcot manquent de vivacité. Les enchaînements temporels ne sont pas toujours bien marqués, la description a peu de consistance, les personnages flottent dans un flou narratif. Plus encore, le récit est trop souvent mené comme un résumé et ainsi se succèdent les anecdotes trop vite racontées.

Extrait
Enfin, le grand jour a lui : — c'est le 1er juillet, le Soixantième Anniversaire de la Confédération.
La foule afflue au cœur de la ville, vers la Colline du Parlement. Le soleil auréole de gloire ce réveil de fierté nationale. L'air bruit de murmures joyeux
Sur les pelouses ensoleillées, dominées par les monuments de nos grands hommes, la masse émerveillée a l'œil tendu vers la Tour de la Victoire, comme le minaret d'où s'élèvera bientôt la prière du muezzin
Sur la base que forme la ruche en effervescence, les commandements militaires coupent l'air, tranchent les régiments qui se dispersent pour venir s'aligner à l'entrée de l'Édifice Central.
Le radieux été inonde de clartés la foule en fête. C'est un flamboiement, une lumière vivante sur les temps héroïques reculés; une trouée lumineuse ouvrant une clairière sur l'avenir de notre jeune pays.
Le clairon annonce l'instant qui va suivre. L’ivresse se mêle à la curiosité intense ; la multitude se cabre dans une sorte de ronronnement, le frisson sacré d'un peuple sur lequel passe le souffle de l'histoire.
L'allégresse se traduit par le piaffement des chevaux, le vol léger des panaches blancs sur les casques de cuivre des dragons, le pas alerte des Écossais, des Marins et des Cadets et enfin l'arrivée du carrosse vice royal, portant Leurs Excellences Lord et Lady Wellingdon.
Les trois coups de l'heure se détachent clairs et solennels. Le carillon en branle soutenu par un chœur de mille voix lance aux quatre vents des cieux l'hymne O CANADA ! qui prélude à l'ouverture du Grand Jubilé.
Dans un étonnement ravi. Riquet contemple le miracle. […] Mais Riquet a survécu à la parade des pageants, procession de chars allégoriques illustrant les faits et symboles de notre épopée nationale : les Forêts et leurs défricheurs, M. de Monts et les Loyalistes en Acadie, l'arrivée de Jacques-Cartier, Champlain à Québec, Pierre de la Vérendrye explorateur de l'Ouest canadien ; la Traite des fourrures, les Troubadours de Bytown; la Gendarmerie à cheval dans les solitudes de neige ; l'immigration avec son apport divers à la fusion des races ; le Premier Chemin de Fer Canadien , les Pêcheurs sur nos côtes ; l'Histoire du Blé d'or ; le Progrès, l'Électricité ; les Dix Provinces Sœurs ; les Trappeurs et les Indiens et enfin les Arts durai il la Paix. […]
Enfin, des chuchotements, des regards espion ni le firmament. Un vrombissement d'aéroplanes qui tournoient comme une noce d'hirondelles. L’esprit de Saint Louis est signalé solitaire et majestueux. Il fait le plongeon dans l'éther. La nue s'entrouvre, les pieds se dressent, les mains battent l'air, Lindbergh atterrit.
Soudain, un crépitement, une collision ; deux hélices se sont touchées. La queue d'un oiseau vole en éclat! Le compagnon de Lindbergh voyant son avion frappé se lance hors du biplan pour amortir le choc de la chute. Malheureusement, il est trop près de terre, le parachute refuse de s'ouvrir et il est projeté sur le sol horriblement mutilé. (p. 109-111)

Marie-Rose Turcot sur LaurentianaLe Caroussel L'Homme du jour Nicolette Auclair

13 avril 2010

L'Homme du jour

Marie-Rose Turcot, L’Homme du jour, Montréal, Beauchemin, 1920, 206 pages.

Recueil de sept nouvelles.

L’homme du jour
Alberte vient d’épouser Lucien, un jeune avocat ambitieux qui la délaisse.Il veut devenir candidat libéral dans le comté des Deux-Montagnes. Sa jeune femme s’ennuie, revoit un ancien compagnon. Avant que l’irréparable ne soit commis, les deux époux se retrouvent.

Les impressions d’un homme dans une carafe
Scipion Fatout (sic) est un original qui courtise une petite maitresse d’école. Un soir, après une beuverie, il s’endort dans un fossé et il meurt. Son ami Gaspard est chargé d’accomplir ses dernières volontés : le faire incinérer. Gaspard se rend à Montréal et revient avec l’urne. Quand, à son tour, il courtise la petite maitresse d’école, les cendres de Scipion s’animent dans leur urne.

La brodeuse de dragons
Une jeune fille, pour attirer l’attention d’un jeune homme indépendant, lui fait courir le poisson d’avril. Elle l’appelle sur les lieux de son travail et lui demande la couleur des yeux des dragons. Tout tombe bien, puisque le jeune homme, qui se doute de son identité, est aussi attiré par elle. Lors d’une rencontre, chacun abat son masque.

Isola
Isola Julien a eu une enfance difficile entre un père autoritaire et paresseux et une mère bonne mais résignée. Sa famille a souvent déménagé. Isola a travaillé dans une manufacture, mais maintenant elle tient un courrier dans un journal de Winnipeg. Quand ses parents déménagent encore, elle est obligée de les suivre, laissant sur place un jeune homme attristé. Rassurez-vous, les deux finissent par se retrouver.

Nestor et Piccolo
Un mauvais garnement, jeté hors de chez lui à 16 ans, finit par devenir médecin.

Tante Emma
Tante Emma n’a jamais connu l’amour. Pourtant elle est une femme aimante et encore très séduisante malgré ses quarante ans. Elle tombe sous le charme d’un beau jeune homme qui arrive dans la pension où elle habite. Pourtant, c'est à sa nièce que le jeune homme s’intéresse, ce que Tante Emma comprend... non sans un pincement au cœur.

La pupille de tonton Manuel
Bibiane, une jeune orpheline, vit seule avec Tonton Manuel, un pharmacien, et deux vieux serviteurs. Elle s’ennuie dans ce « monde d’antiquités ». Tonton, un vieux garçon, bien qu’il l’aime beaucoup, lui rend la vie difficile. Un jour elle s’en ouvre à un ami de son oncle, le docteur Germain Guérimaux (sic), qui lui déniche un travail dans la fonction publique à Ottawa. Bientôt, elle apprend que son oncle est en train de perdre son commerce. Se sentant responsable de ses malheurs, elle tombe malade. Pendant que son oncle, pour se reprendre en mains, décide de s’engager dans l’armée, le docteur Guérimaux est aux petits soins pour elle. Il en est amoureux (bien qu’il ait 20 ans de plus) et quand il lui déclare sa flamme, elle découvre (eh oui!) qu’elle aussi est amoureuse de lui.

L’auteure commence bien ses histoires, mais ne sait pas comment les développer et encore moins les conclure. La fin arrive sans aucune préparation, comme si l‘auteur voulait se débarrasser de ses personnages devenus encombrants.
Au départ de plusieurs nouvelles, on trouve un conflit de génération ou de classe sociale ou de couple. Pourtant, à l’arrivée, tout se résout dans un « happy end » sentimental. Dans certaines histoires, on rencontre des jeunes femmes qui cherchent à s’émanciper, mais qui refusent d’assumer pleinement leurs choix. Voir l’extrait.

Extrait

Désormais, elle n'avait d'autre parti à prendre que d'accepter sans retour cette vie de bureau dont elle était lasse.
Comme les choses lui étaient apparues d'une façon différente lorsque, dans son lit à colonnettes, Bibi, songeait à venir demeurer en ville! Elle n'avait pas pensé alors à la routine des jours, à la monotonie des heures qui pèsent, à l'entourage de figures ennuyées assoupies sur des dossiers. Elle n'avait pas pensé que, lorsqu'elle serait malade, elle devrait rester seule dans une chambre de pension à regarder passer les lourds camions et les coupés fermés. Elle n'avait pas songé à l'isolement qui la guettait lorsque Marthe Leblond serait mariée. Elle n'avait pas songé à ces examens ennuyeux qu'il lui fallait subir pour assurer sa position. Ses études venaient d'être interrompues, et il lui faudrait tout recommencer, car la fièvre avait démeublé son cerveau, et sa mémoire était vide.
Et puis, Marthe lui avait infligé l'humiliation suprême, l'autre jour, lorsqu'elle lui avait dit, à propos de Maurice Grand-train pour qui elle avait un faible :
« Tu sais, Maurice n'épousera jamais qu'une jeune fille riche. »
Marthe n'aimait pas son cousin, et elle devinait que Bibi était sur le point de s'en éprendre. Elle disait qu'il ruinait son père par ses extravagances d'étudiant, voulant ainsi enlever à Bibiane toute illusion sur ce mauvais sujet. (p. 187-188)


Marie-Rose Turcot sur Laurentiana
Le Caroussel
L'Homme du jour
Nicolette Auclair

9 avril 2010

L’Ineffaçable souillure

Arsène Goyette, L’Ineffaçable souillure, Sherbrooke, La Tribune, 1926, 259 pages.

Qu’est-ce que cette « ineffaçable souillure » à laquelle le titre fait allusion? Blasphème, apostasie, adultère, crime sexuel?
Voyons un peu l’intrigue que nous a concoctée l’abbé Arsène Goyette. Le juge Madore, un libre-penseur, a deux filles : Ruth et Gratia. Il a convenu avec sa femme que son aînée, Ruth, recevrait son éducation chez les Anglo-protestants dont il admire l’école non confessionnelle. La plus jeune irait dans les couvents des bonnes sœurs, comme le veut sa mère.
Le juge Madore a un ami, libre-penseur comme lui, qui dirige un journal, La Sensation. Langlais, c’est son nom, a aussi envoyé son fils, Kenneth, à l’école des Anglo-protestants. Après leurs études, Ruth et Kenneth se sont fiancés. Ce que cette dernière et son père ignorent, c’est que Kenneth fréquente des tripots malfamés, qu’il a une maîtresse, qu’il est un joueur de cartes compulsif, en plus de spéculer dangereusement avec l’avoir de ses clients (il est notaire) à la Bourse. Ce qu’ils ignorent aussi, c’est que Kenneth se trouve dans de mauvais draps après avoir perdu beaucoup d’argent, dont une partie de la dot de sa fiancée qu’il a réussi à lui extirper par la ruse. Ce que le père ne sait pas, c’est que sa fille et son futur gendre ont fouillé à son insu dans sa bibliothèque et qu’ils se sont farci tous les livres à l’index qu’elle contenait.
Le Juge est en train d’écrire un livre dans lequel il veut démontrer la supériorité du système scolaire anglo-saxon. Il a même visité une prison, croyant y trouver la preuve que l’endoctrinement et la réglementation étriquée des écoles catholiques ne faisaient que conduire au crime. Déjà avec son ami Langlais, il savoure l’énorme remous que devrait créer la sortie de son livre. Les choses basculent quand Kenneth tire sur deux joueurs qui avaient triché aux cartes. Il est emprisonné et toute son histoire est mise au jour, avec une forte insistance sur l’éducation neutre qu’il a reçue. Ruth, apprenant la nouvelle, l’esprit trop longtemps nourri par les livres impies de la bibliothèque paternelle, sombre dans la folie. On l’envoie se reposer à la campagne. Kenneth est condamné à trois ans de travaux forcés.
Madore et Langlais finissent par reconnaître qu’ils ont erré, que leurs convictions ont créé à tout jamais une tare dans l’esprit de leurs enfants, en d’autres mots une « ineffaçable souillure ». Ils décident de s’amender. Le juge organise un autodafé dans lequel il brûle tous les livres à l’index que contient sa bibliothèque. Langlais renonce à publier son journal à sensations.
Heureusement il y a Gratia, elle qui fut élevée par les Sœurs : elle refuse les avances d’un ami anglophone de son père et se fiance à un jeune avocat canadien-français qui a renoncé au monde matériel pour se consacrer aux faibles et à la justice.

Vous l’aurez compris, on est devant un livre de propagande de bas étage. Pour Goyette, tous les maux de la société ont comme source le jaunisme des journaux à sensations, les mauvais livres et l’éducation neutre. Chacun de ces aspects fait l’objet de longues dissertations – il serait plus juste de dire de sermons. Tous les clichés de la vieille droite chrétienne y passe. La vieille Europe et surtout la France de Jules Ferry, les Encyclopédistes, le Canada anglais et les Juifs sont tous des dégénérés. Bref, la religion doit trôner sur tous les aspects de la vie, c’est elle la gardienne de la famille et de la nation.
Je ne m’acharnerai pas inutilement sur cet auteur que même Camille Roy a ignoré dans son Manuel. Je pourrais citer des passages sexistes, racistes. Je me contenterai de courts passages, qui parlent d’eux-mêmes, en lien avec les trois aspects développés dans le roman :

Sur les méfaits de l’éducation neutre :
« Pendant les longues heures de la nuit, Kenneth repassait dans son esprit les prodromes de sa perversion.
Comme par magie, son enfance revenait avec ses innocents plaisirs et son cortège de douces illusions. .. puis, à l'âge de douze ans, bambin, il avait été envoyé à une école dont les manuels taisaient le nom de Jésus-Christ et de son Église... Dans ce milieu protestant et anglais, il avait oublié ses prières et ses pratiques religieuses... le high-school et l'université neutre avaient consommé la ruine de sa mentalité catholique et française. . .
Songeant à l'éducation tronquée dont il avait été la victime par la faute d'un père maladroit, le malheureux se roulait sur son grabat en exécrant la formation, convenable peut-être et moins périlleuse pour des Anglais hérétiques, mais radicalement insuffisante pour un Canadien français : "O école de malheur! tu ne m'as pas fortifié contre les tentations de la vie comme tu aurais dû!... Né dans une ambiance de foi et de patriotisme, j'aurais mieux tourné si j'avais été confié à des éducateurs de ma religion et de ma nationalité. Ils ne m'eussent pas seulement instruit, ils m'auraient éduqué!... O école maudite!..." »

Sur le jaunisme :
« Je vous ai déjà dit que ces sortes de récits constituent un véritable danger social. Ils déposent ou réveillent dans les cœurs et les imaginations des germes de perversion et de contagion. Ce sont des leçons de choses funestes et terribles dans leurs conséquences. Combien de lecteurs y font l'apprentissage du vice et de la débauche ? Les annales judiciaires, les moralistes et les médecins, je vous le rappelais aussi, sont unanimes à reconnaître qu'il se dégage de ces descriptions circonstanciées des meurtres les plus horribles comme un entraînement irrésistible au crime. Le journal qui revient tous les soirs ou tous les matins, avec ses colonnes, pour ainsi dire, pleines de sang, de haine farouche et d'instincts pervers, forme peu à peu, mais fatalement, autour de ses lecteurs, une atmosphère pernicieuse, capable de corrompre à la longue les âmes les mieux trempées. Comment les faibles, et ils sont le grand nombre, pourraient-ils résister à cette influence délétère ? »

Sur les mauvaises lectures :
« Le médecin sourit tristement devant cette erreur de jugement dans un homme aussi instruit.
—A la suite de tous les symptômes qui manifestent l'état morbide de Ruth, me permettez-vous, monsieur le juge, de vous dire franchement ce que je pense de son cas? —Parlez, docteur, je vous accorde toute liberté. —Dans mon humble opinion, la crise de votre fille est l'aboutissement naturel d'une débauche de lectures immorales. […]
—Mais comment diagnostiquez-vous que Ruth a lu de la canaille de littérature ? Et puis, où s'est-elle procuré ces livres néfastes? Vous me remplissez d'étonnement, docteur. […]
—Je suis certain, affirma le praticien, de ce que je vous signalais tout à l'heure. D'abord les paroles que proférait la malade, je les connais depuis longtemps. Elles ont été empruntées à un livre que je possède et que vous avez, vous-même, dans votre bibliothèque. Cet ouvrage a pour titre: Voleurs de vertus et Assassins des cœurs. L'auteur, l'abbé Vincent, y décrit minutieusement les méfaits des écrivains licencieux qui ravissent à leurs lecteurs les plus nobles habitudes et tuent chez eux la foi et la pureté chrétienne. »

L’autodafé
« Monsieur Madore exécutait son plan de désinfection.
Il avait réuni chez lui le notaire Dubuc, le docteur Bert, l'avocat Fontaine et deux Français très instruits: messieurs Lafitte et Duval. […]
Au lieu de veiller dans le salon, selon l'habitude, les amis avaient été priés de monter à la bibliothèque pour être témoins, avait averti monsieur Madore, de l'exécution générale. […]
— Mes amis, dit-il, je vous ai réunis pour accomplir un acte de justice qu'en conscience je dois accomplir. Tout homme se trompe au cours de sa carrière. Moi, j'ai commis l'erreur de garder sous mon toit de père de famille et d'homme public les profanateurs des lettres et du journalisme. J'ai manqué.
— Mais alors, diagnostiqua le docteur Bert, vous purgerez ces rayons des livres qui les déshonorent ?
— Et vous condamnerez au supplice du feu, continua Marc Fontaine, les auteurs coupables de libelle contre Dieu, les écrivains qui insultent à la vérité et aux bonnes mœurs, les romanciers enfin qui se sont repus de sang et de boue? […]
— Expulsez tout d'abord Voltaire, commanda le juge. […]
— C'est un misérable, repartit le notaire Dubuc. Ce coryphée des libres-penseurs mettait ses délices à ridiculiser les dogmes chrétiens: "Le fond de Voltaire, remarque monsieur Lanson, c'est l'irréligion... […]
Quand la face cynique du faux philosophe eût été jetée dans la charrette et que ses œuvres flambèrent dans la cheminée, il y eût comme un soulagement dans la physionomie des invités. Il leur semblait que l'assassin et le corrupteur de tant d'âmes françaises venaient d'expier sur un gibet ses infamies de toutes sortes.
— Après Voltaire, sortez le dégoûtant Zola, ordonna l'exécuteur des hautes manœuvres.
Au moment où les bourreaux d'occasion traînaient l'ignoble plâtre vers la ruelle et pendant que ses œuvres pétillaient dans l'âtre, les veilleurs s'étaient éloignés de la flamme comme si elle eût dégagé des odeurs nauséabondes. […]
A la suite du littérateur ordurier, Diderot, d'Alembert, Renan, Georges Sand, Jean-Jacques Rousseau, Victor Marguerite, furent jetés à la voirie pendant que leurs productions alimentaient le foyer. […]
— Il est vrai que déjà nous avons exécuté les chefs de la racaille, mais il en reste encore d'autres qui allégueront diverses excuses pour ne pas monter au bûcher ou pour ne pas gagner le dépotoir. […]
Sur une table, étaient entassés les livres de Balzac.
— Au feu! au feu! réclamèrent les invités.
Seule, une voix était discordante.
Monsieur Lafitte plaidait la cause de l'inculpé.
—Mais c'est le père du roman moderne, interjetait-il, il est universellement connu et admiré; il a illustré le génie français.
—La Comédie humaine est à l'Index, rétorquait Marc Fontaine. Il est dangereux, cet auteur prolifique. Dans cette centaine de romans où il y a beaucoup d'imagination, le critique littéraire est scandalisé par la licence qui dépare presque tous les volumes. Parmi les cinq mille personnages qui détiennent les rôles dans cette profusion de livres, c'est toujours l'argent et les femmes qui prédominent. C'est scabreux, c'est impudique.
—Au feu! au feu! décrétèrent les jurés d'occasion.
Monsieur Lafitte intercéda en vain...
Les flammes crépitaient en dévorant: Berthe la repentie, Les Cent contes drolatiques, Contes bruns, Les Employés, Esther heureuse, L'Excommunié, La Femme supérieure, La Fille aux yeux d'or, Le Père Goriot, Béatrix, Les Célibataires, Étude de femme, Une passion dans le désert, etc... etc... etc...
Assez d'obscénités pour pervertir un pays!...
—Après Balzac, soumit monsieur Madore, se présentent les Dumas: le père et le fils. Dois-je les envoyer au bûcher ? » (p. 192-199)

7 avril 2010

Le Vierge incendié (suite)

Le Vierge incendié est devenu une véritable pièce de collection. Voici quelques images de l'exemplaire de Michel Beaulieu, maintenant à l'Université de Montréal. 










5 avril 2010

Le Vierge incendié

Paul-Marie Lapointe, Le Vierge incendié, Montréal, Les éditions Mithra-Mythe, 1948, 106 feuillets. (Dessins de Pierre Gauvreau et photos de Maurice Perron) (Le texte a été repris en 1971 dans Le Réel absolu : mes citations proviennent de cette édition.)

Paul-Marie Lapointe n’a que 19 ans lorsqu’il publie Le Vierge incendié. Il vient de quitter le Lac-Saint-Jean pour poursuivre des études à Montréal. La genèse du recueil est connue. L’auteur l’a racontée à Jean Fisette et Michel Van Schendel dans une entrevue qu’on peut lire sur internet. Réalisant qu’il n’est pas à sa place à l'École des Beaux-arts, il commence à écrire. Il montre ses écrits à Robert Blair, les deux vont rencontrer Claude Gauvreau et c'est lui qui déblaie le terrain pour que l’œuvre soit publiée. Le livre est réalisé de façon artisanale : « C'est Pierre Gauvreau qui, avec moi, a travaillé là-dessus et surtout Maurice Perron. Maurice Perron, qui était avec le mouvement automatiste: un photographe exceptionnel. Maurice a même avancé l'argent; il était le seul à gagner des sous parmi nous. Pour ma part, je vivais avec les deux ou trois dollars par semaine que mes parents m'envoyaient. Alors, Maurice avait fourni 100 $ pour acheter le papier et louer la « Gestetner ». À l'époque, je vivais dans une chambre, rue Amherst, près du parc Lafontaine. J'y avais installé la « Gestetner » et on imprimait le soir, après les cours, Pierre Gauvreau, Maurice Perron et moi. Évidemment, au cours de cette période, j'ai été amené à rencontrer un peu plus souvent les autres automatistes. »

Bien entendu, on ne résume pas un tel livre. Au plus, on peut discerner quelques thèmes, donner une idée de la manière. C’est ce que je vais essayer de faire, en citant abondamment.

Le titre nous permet d’entrer dans le recueil. Le « vierge incendié », c’est un jeune homme qui entre dans la vie, qui jette par-dessus bord tabous et interdits pour jouir de sa nouvelle liberté. Il a quitté son Saint-Félicien natal et le séminaire de Chicoutimi pour vivre dans les quartiers mal famés de Montréal. On peut comprendre que le choc est brutal. Le titre de chacune des cinq parties du recueil est évocateur de l’inspiration souvent surréaliste de l’auteur : « Crânes scalpés », « Vos ventres lisses », « On dévaste mon cœur », « Il y a des rêves », « La Création du monde ». Le ton est le plus souvent paroxystique : Lapointe cherche l’adjectif percutant, l’image provocante. Le recueil compte 100 poèmes : certains sont en vers libres, d’autres en prose et un certain nombre, disposés dans en bloc (pas de saut à la ligne après un vers, texte justifié).

La révolte semble l’axe thématique auquel viennent se greffer tous les autres motifs du recueil : la religion, le corps, les animaux, la ville, le politique, la femme. Beaucoup de termes guerriers, d’images de violence traversent le recueil. Le poète donne et subit cette violence. Donnons quelques exemples empruntés aux premiers poèmes : « Ceux qui roulent dans les cabs / sont fusillés par les innovations »; « On ne peut dormir / quand on a la tête coupée. »; « Le pays est coupé / par une épée ». Beaucoup d’images fustigent un présent aliénant. Les figures du passé, la religion, certains comportements sociaux sont vertement attaqués : « la lourdeur d’hier », « les professions fondues dans la morve », « les églises de faux sentiments », « l’écroulement des cadavres », « ceux qui sont dans les rideaux des fausses monnaies », « les escrocs », « les médecins pestiférés », « les légistes emprisonnés ».

Ceci ne veut pas dire que l’amour ou la tendresse soient absents du recueil. L’auteur semble appeler de toutes ses forces un monde nouveau où la violence serait exclue : « ressuscités par une main de feu », « J’ai des maisons dans le demain », « Horizon neuf », « toute la richesse de l’amour multiple », « Je suis une main qui pense à des murs de fleurs », « L’horizon que je vois libéré / par l’amour et pour l’amour ». L’érotisme, l’amour et la fraternité, bien que soumis à la tension violence-douceur, semblent être les voies royales de la libération de l’individu.

L’érotisme, par lequel doit passer la libération, n'est pas accepté d'emblée : « il pleut des cœurs sur la rage des saintes rongées par le milieu du sexe il pleut des doigts sur les seins un laid rongeur de mamelles frôle sa plante de genoux dans l'aisselle du désir monté à la gorge reflet de lampadaire rouge qui regarde la cage avec une moue de joconde sourire aux mollets des arbres qui poussent des garces comme des lunes ». Contrairement à ce que laisse penser la citation précédente, la femme, fondue à la nature, est aussi douceur, apaisement : « Une fille, visage de fleur, balancement de parfum, capture le vent du soir, grandes ailes de vert, feuilles d'oiseau autour du corps, et tout le plumage de l'amour. Parterre du corps où râlent les masques, les barbes postiches, délires, fièvres, larmes. Tu mets la plante du pied sur l'eau calme du printemps, rêves de bouquets jusqu'à la mer; jambe lisse, ventre rond des pêches, vigne des seins, et le cou, le visage d'une lampe à brûler l'encens, noyée des nuits entrelacées de lichens et d'algues, marée de voies lactées où boire les mains jointes. »

Rien n’est simple, parce que le poète arrive difficilement à se libérer de ses vieux schèmes de pensée, de l’environnement moral dans lequel il a baigné; on perçoit son malaise : « Une mère, corps battu des saintetés salvatrices, liera, des doigts fébriles, une myrtille à des ronces, sur les tertres de terreau. Vous écouterez, mes frères, l’enseignement paternel de ma damnation grasse. » Ou encore : « le remords du luxe aboli / me torture de griffes rouges ». Ou encore dans un paradigme plus religieux : « seuls les gens qui marchent sur leur tête peuvent se permettre de parler avec leur sexe je me permets de vous désirer chair rose des statuettes d’enfants-jésus ai-je les bras en croix pour souffrir la fourche des enfers ». La fuite pourrait peut-être le débarrasser de ses remords : « Il ne faut pas oublier / qu’on oublie de partir quand on est parti. » Pourtant, il en vient à l’idée que seuls un cheminement personnel et l’avènement d’un monde nouveau peuvent dynamiser sa vie. Je cite quelques vers qu’on retrouve dans la dernière partie du recueil : « toutes les routes sont ouvertes les troupeaux de buffles embauchés pour la conquête »; « la plante des pieds sur la tête du scrupule je suis le vierge au serpent »; « tant de murs d’en arrière à démolir / à reconstruire demain »; « Un monde se repentirait / de n’avoir point tué / d’avoir laissé paître des lâches / dans le café des veines tordues »; « Mais qu’on emboîte le pas de l’idée neuve »; « J’ai des frères à l’infini / j’ai des sœurs à l’infini / et je suis mon père et ma mère ».

Il est difficile de comprendre qu'un jeune Canadien français de 19 ans ait pu écrire un tel livre, compte tenu de son éducation et du contexte social de la fin des années 1940. On n’y retrouve pas la vision torturée des Garneau, Hébert, Lasnier et même Grandbois. Le recueil, dans la foulée de Refus global, préfigure la grande libération des années 1960. Ne serait-ce pour cela, il faudrait l’admirer.

Certes, il y a beaucoup de mots, une véritable orgie de mots. Il y a beaucoup de poèmes qui répètent la même idée. En même temps, l’auteur fait montre d’une imagination verbale admirable. Il a une vision claire de lui-même et de son environnement social. Ses positions sont audacieuses, iconoclastes. Plus encore, il réussit à rester debout malgré l’immense pression morale qui écrasait les artistes de son époque. Il est dommage que l’œuvre, passée sous silence, n'ait été redécouverte qu’en 1972. Peut-être que la littérature des années 50, si morne, en eût été changée.


Paul-Marie Lapointe et Le Vierge incendié sur le net
Écouter une entrevue donnée à Michel Roy.
Écouter Axel Maugey sur Canal académie.
L’introduction de Pierre Nepveu pour l’édition Typo.


Voir aussi
Choix de poèmes Arbres
Le Vierge incendié (suite)

1 avril 2010

Rivages de l’homme

Alain Grandbois, Rivages de l’homme, Québec, s.n., 1948, 96 pages.


Comme les titres des recueils Les Îles de la nuit et Rivages de l’homme le suggèrent, il y a chez Alain Grandbois le grand voyageur une « fascination de l’ancrage », selon la belle expression de Jacques Brault. L’ancrage ultime, bien entendu, c’est la mort. En exergue de son recueil, Grandbois a placé cette phrase de Tolstoï : « Si un homme a appris à penser, peu importe à quoi il pense, il pense toujours au fond à sa propre mort. »

Les critiques ont tous repris l’image romantique d’un Grandbois, poète voyageur, ayant fui la petitesse de notre grande noirceur. (Grandbois déclare qu’il aurait écrit les mêmes poèmes s’il était resté à Québec ou à Montréal. Radio Canada) Même si le thème du voyage est présent dans ses récits et sa poésie, il me semble que la grande pérégrination de Grandbois est beaucoup plus temporelle. N’oublions pas qu’il a dépassé la quarantaine quand il publie ses recueils. L’espace s’est dissous dans le temps. La vie fastueuse sur la Côte d’Azur, ses nombreux voyages, ses relations amoureuses n’appartiennent plus qu’au souvenir. Ce ne sont que figures du passé.

La mort de sa mère (en 1944) semble avoir beaucoup influencé la thématique du recueil : « On pleure sa mère / Qui était une belle jeune femme rieuse / Il y avait les grands ormes ombreux de l'allée / Les parterres frais de dix heures / Et soudain ce silence parfait ». Cette mère fut une des îles (ou l’un des rivages) toujours fuyantes dans sa quête du bonheur : « Je la cherchais je l'atteignais / J'allais la saisir elle disparaissait / Elle jouait dans l’ombre de son ombre ». Ou encore : « Je la cherchais encore au dernier feu / Du premier astre éteint / Je soulevais une à une / Les couches brûlées des millénaires / Je m'enfonçais au fond des âges / Les plus fatalement reculés ».

Même si toute quête du passé semble inutile, Grandbois n’en continue pas moins de chercher « ses morts » : « Ils sont pleins de sourires / Ils voient à travers moi / Je vois à travers eux. // Je les porte ils me portent / Ils me font plus fraternels / Que tous mes vivants ». Cette communication « fraternelle » avec ses morts ne fait que souligner son présent désespéré : « Mais c’est vain / O beaux fantômes blancs / O sourds fantômes vainqueurs ». Même rappelé à la mémoire, ce passé ne peut plus le nourrir. Ainsi en est-il des amours anciennes : « Elles sont peut-être / Sous une terre rongeuse / Avec leurs ongles secrets violets / À creuser de sourds couloirs / Nous appelant épelant / Chacune des lettres de votre nom // Mais vos phalanges disjointes / O belles mortes adorées / Ne peuvent rien / Contre le plomb de nos mains ». Ce passé est définitivement perdu : « Îles frontées de rubis / Îles belles perdues / O lumineux sarcophages / Vos purs doigts repliés / Me trouvent insaisissable ».

On l’aura compris, il n’y a aucune nostalgie dans cette attitude ; le passé, il le porte en lui, sans doute il y reconnaît des moments heureux, mais il sait aussi qu’il contient les stigmates de sa propre mort : « Le temps tombe de la terre / Mes fleuves clairs me fuient / La mer est couverte de noyés ». Coincé entre « ses morts » et sa mort, le poète n’espère du présent qu’un sursis : « Ma mort je la repousse jusqu'à demain / Je la repousse et je la refuse et je la nie / Dans la plus haute clameur / Avec les grands gestes inutiles / De l'écroulement de mon monde ». Il n’est pas sûr qu’un sursis lui sera accordé : « Et soudain l'âge bondit sur moi comme une panthère noire ». Il n’y a pas mille façons de se libérer de l’emprise de la mort, il suffit de l’accepter : « Je lui tendrai demain / Mais demain seulement / Demain / Mes mains pleines / D’une extraordinaire douceur ». Ou encore : « Je peux parler librement / Car je possède ma mort ». Rien ni personne ni le passé ni même l’amour ne peuvent le sauver : « Taisons-nous oublions tout / Noyons les mots magiques / Préparons nos tendres cendres / Pour le grand silence inexorable ».

Le dernier poème, celui qui a donné son titre au recueil, mérite qu’on s’y arrête. On y trouve un bilan et une prière. Grandbois jette un regard sans complaisance (ou trop sévère?) sur sa vie : il avoue avoir cédé à la facilité (Qui ne jaillisse pas du miracle / Qui pour une seule fois / Surgisse de la sourde terre); il reconnaît l’inanité de l’amour (Des femmes trop tôt négligées / Nourrissant la revendication / D’un autre bonheur illusoire) et l’inutilité du voyage (Sans les ruses pathétiques / Sans ce poison des routes / depuis longtemps parcourues). Sa prière est moins claire : la métaphore de la « colonne », à cause de sa verticalité, suppose un voyage d’un autre ordre, sans doute spirituel : « Si pour une seule fois / S’élevait cette colonne libératrice / Comme un immense geyser de feu / Trouant notre nuit foudroyée ». Le dernier mot du recueil, c’est « Dieu ».

Ce recueil, moins célèbre que Les Îles de la nuit, demeure quand même une œuvre de très grande qualité. Les poètes Jean-Guy Pilon, Paul-Marie Lapointe et surtout Fernand Ouellette vont être fortement influencés par Grandbois. Les thématiques du temps et de la mort me semblent traitées avec profondeur et originalité. La poésie de Grandbois a peut-être un peu vieilli (le haut lyrisme, le ton incantatoire, l’usage des adjectifs, la posture romantique), mais n’en demeure pas moins une référence dans l’histoire de la littérature québécoise.

RIVAGES DE L'HOMME
Longues trop longues ténèbres voraces
Voûtes exagérément profondes
O cercles trop parfaits
Qu'une seule colonne
Nous soit enfin donnée
Qui ne jaillisse pas du miracle
Qui pour une seule fois
Surgisse de la sourde terre
De la mer et du ciel
Et de deux belles mains fortes
D'homme de fièvre trop franche
De son long voyage insolite
À travers l'incantation du temps

Parmi son pitoyable périple
Parmi les mirages de sa vie
Parmi les grottes prochaines de sa mort
Cette frêle colonne d'allégresse
Polie par des mains pures
Sans brûler de ses fautes
Sans retour sur le passé
Qu'elle lui soit enfin donnée

Les cris n'importent pas
Ni le secours du poing
Contre le rouet du deuil
Ni le regard angoissé
Des femmes trop tôt négligées
Nourrissant la revendication
D'un autre bonheur illusoire
O corps délivrés sans traces

Mais si pour une seule fois
Sans le fléchissement du geste
Sans les ruses pathétiques
Sans ce poison des routes
Depuis longtemps parcourues
Sans la glace des villes noires
Qui n'en finissent jamais plus
Sous la pluie le vent
Balayant les rivages de l'homme

Dans le ravage le naufrage de sa nuit
Dans ce trop vif battement de son artère
Dans la forêt de son éternité
Si pour une seule fois
S'élevait cette colonne libératrice
Comme un immense geyser de feu
Trouant notre nuit foudroyée

Nous exigerions cependant encore
Avec la plus véhémente maladresse
Avec nos bouches marquées d'anonymat
Le dur œil juste de Dieu

Alain Grandbois sur Laurentiana

Avant le chaos
Les Îles de la nuit
« Les mille abeilles »
Rivages de l’homme

Né à Québec