29 mai 2008

La Fin des songes

Robert Élie, La Fin des songes, Montréal, Beauchemin, 1950, 256 pages.


Première partie
Bernard et Marcel, aujourd’hui dans la trentaine avancée, ont été de grands amis jusqu’à l’âge de 20 ans. Ils ont même épousé des sœurs, Nicole et Jeanne Courtois.

Marcel, journaliste, vit dans l’est de Montréal avec sa femme et ses deux enfants. Sa relation amoureuse bat de l’aile. En fait, il traverse une profonde remise en question : il n’arrive plus à se regarder dans un miroir, aux sens propre et figuré. Il a l’impression d’être un imposteur qui a abandonné tous ses idéaux de jeunesse. Bernard n’est pas très heureux non plus. À son retour de guerre, il n’a pas su recréer une vraie relation de couple avec sa femme. Plus encore, aucune profession ne semble l’intéresser. Il végète, menant sa vie en dilettante sans pour autant en tirer de grandes joies. Il est tenté par la politique, mais y renonce quand il découvre les compromissions qu’elle implique. Il finit par reprendre les riches affaires de son père.

Deuxième partie
La deuxième partie du roman est constituée du journal que Marcel a tenu entre le 5 janvier et le 19 février. Sous le couvert d’une réflexion philosophique, se cache le profond désarroi d’un homme qui a perdu contact, d’abord avec lui-même, mais aussi avec sa famille, ses amis et ses compagnons de travail. Il veut renouer avec le jeune qu’il a été, quitte à sacrifier femme et enfants. Écartelé entre le spirituel et le matériel, il se débat dans ses contradictions, désireux de conquérir la liberté, mais incapable d’abandonner certains principes qui le maintiennent dans sa vie actuelle. « Ne vaut-il pas mieux imiter ces parents qui tiennent leurs enfants bien au chaud pour que la chair soit en eux toujours plus forte que l’esprit et qu’ils se contentent du plaisir animal d’exister? » (p. 207) Il en vient à tromper sa femme avec sa belle-sœur. L’aventure est désastreuse. Il finit par se suicider.

Troisième partie
Bernard est le personnage principal dans cette partie. C’est lui qui a récupéré et lu le journal de Marcel. Il se sent coupable et pourtant, ce drame va accélérer le processus d’évolution dans lequel il était lancé. Ce drame le force à sortir de sa coquille et à s’engager davantage auprès des siens : « N’était-ce pas l’amitié qui l’avait sauvé du désespoir et quelle force n’avait-il pas puisée dans cette entente soudainement établie avec Nicole, avec Jeanne et avec Louise, retrouvées au fond de cette misère? »

Robert Élie a écrit un roman qui n’est pas sans valeur. Ses personnages masculins se tiennent tout à fait. Ce n’est pas le cas des personnages féminins. L’atmosphère est sombre, pour ne pas dire lourde, tant les personnages vivent en profondeur des drames. On suit un personnage en dépression qui finit par se suicider. Faut-il y voir le drame individuel d’un névrosé? Ou plutôt accuser la société de la grande noirceur? Il est vrai que les deux personnages masculins souffrent de leur insignifiance. Cette société ne leur offre rien de très exaltant du point de vue intellectuel. Marcel est incapable de résoudre le problème. Pour lui, la solution doit passer par une recherche spirituelle. Toujours selon lui, le travail et sa famille (sa relation avec Jeanne) ont perverti ses idéaux de jeunesse. Qu’attend-il au juste de cette société? L’amour, la passion? En fait rien n’est très clair. Il se replie sur lui-même, sombre dans une profonde déréliction, se perd dans ses contradictions. Bernard, lui, refuse le jeu qu’on veut lui imposer : pendant un temps, il choisit la fuite, puis décide de se lancer dans l’action sans trop de convictions.

Ce roman représente bien l’état d’esprit d’une époque, un mélange de grande noirceur et d’existentialisme. On pense aussi à la recherche spirituelle de Saint-Denys Garneau, un ami de Robert Élie. Ceci étant dit, l’analyse est souvent trop intellectuelle et les dialogues sont parsemés de sous-entendus que le lecteur ne réussit pas toujours à saisir. ***½

Robert Élie
Extrait
Mercredi, le 18 février — Cette lamentable soirée m'a fait comprendre que je ne pourrais trouver d'appui autour de moi. Notre société est sans exigence. A aucun moment, nous n'entrons sous le feu des réflecteurs et nous arrivons à la vieillesse sans avoir jamais été au bout de nos forces. On nous a bien appris à compter nos péchés, à mesurer nos chances de survivance, mais non pas à vivre en acceptant les risques de la liberté. L'esprit dort et tout le monde est content!
Louis a raison, mais il est aussi sans passion en dépit de tous ses grands sentiments. L'heure est passée, mon ami, et tu continueras à t'agiter comme un moulin à vent qui n'a rien à moudre. Il n'y a pas eu de révélation dans ta vie et tu es une âme morte comme les autres, sans passé, sans avenir, sans religion. Personne ne se sauvera s'il ne se convertit, et peu importent le ciel et l'enfer, mais sur terre même on n'avancera que si un éclair vient déchirer notre nuit. Une société moins confortable ou moins avare offre des occasions de conversion et tous ces croyants et ces fous qui persistent à écrire des poèmes que personne ne lit, à faire des tableaux dont on se moque, entretiennent les feux des réflecteurs qui balaient la ville et surprennent les moins endormis. (p. 203)

25 mai 2008

Par nos champs et nos rives...

Blanche Lamontagne, Par nos champs et nos rives..., Montréal, Édition du Devoir, 1917, 189 pages. (Préface de Lionel Groulx)

Le 25 mai 1958, à l’orée de la Révolution tranquille, décédait dans l’indifférence totale Blanche Lamontagne. C’est aujourd’hui le 50e anniversaire du décès de cette première femme poète au Québec, célèbre en son temps. Rassurez-vous, je n’ai pas l’intention d’évoquer la cruauté de l’histoire, l’injustice de son oubli. Blanche Lamontagne s’est contentée de répondre aux canons de son époque et en ce, l’histoire est plutôt juste à son endroit. Je sais, il n’y aura probablement personne d’autre que moi pour souligner cet anniversaire. Il est vrai que cette œuvre et son auteure incarnent tout à fait le courant « vieilles choses, vieilles gens », dont les chefs de file furent Adjutor Rivard et Lionel Groulx, et que ce courant n’a plus guère d’intérêt, même pour les littéraires.

La poésie de Blanche Lamontagne n’est pas très compliquée. Elle se présente la plupart du temps comme un chant de louanges, un hommage, une célébration, une prière, une supplication. En d’autres mots, la poète applique le modèle religieux. Les prières et les supplications s’adressent à Dieu, les chants et les louanges aux vieilles gens, à la nature, à la vie paysanne... Elle invite le lecteur à reconnaître la beauté de la nature, la bonté du cœur humain, à accepter sans révolte les affres de la vie et à remercier Dieu pour tant de richesses. « Chante quand un chagrin vainqueur / T’arrache des cris de souffrance, / Chante! Le chant met dans le cœur / Des divins rayons d’espérance!... »

Dans la première partie de Par nos champs et nos rives..., Blanche Lamontagne entend « chanter la terre canadienne / Et la campagne de chez-nous!... » Cependant, comme l’a bien vu Lionel Groulx dans la préface, la nature n’est souvent qu’un prétexte pour célébrer la religion : « Pour Mademoiselle Lamontagne, les paysages physiques ne sont que l'envers de paysages moraux, et, sous la réalité visible, elle pénètre jusqu'aux formes éternelles. Parce que toute beauté créée n'est qu'une vibration de l'harmonie infinie, toute contemplation terrestre lui devient motif à élévation spirituelle. » Souvent elle exprime directement sa foi. « Un peuple n’est grand et n’est beau qu’à genoux!... », écrit-elle. Ici, il faut comprendre « à genoux » dans le sens religieux. Elle exploite aussi la grande idée romantique qui veut qu’on puisse découvrir le divin à travers la nature. Les motifs vont de la célébration du clocher et de l’église en passant par le vent, la nuit, la pluie. Le mal est symbolisé par le vent et la neige.

Dans la deuxième partie, intitulée « La mer », la mort est le thème développé. Le motif principal, c’est le naufrage. On le sait, l’auteure est née aux Escoumins et a vécu à Cap-Chat, là où le Saint-Laurent est une mer. Pourtant, on dirait que le fleuve n’est beau que vu du rivage. Avec la complicité du vent, il vole les hommes aux travaux des champs et les précipite dans son gouffre à la moindre occasion. Malgré tout, les femmes et les enfants éplorés ne réussissent jamais à le condamner tout à fait : « Vivons près de ce fleuve ami. / Les morts qui sont couchés, pour le repos suprême, / Et que nous n’avons pas cessé d’aimer quand même, / Font qu’un lien éternel va de nos cœurs à lui!... »

Le refrain du premier poème de la troisième partie, « Moi, je chante les "habitants"!... », révèle bien le propos. C’est un long hommage au mode de vie paysan, avec les quelques motifs habituels : la célébration du cycle du pain, du vieux ber, de l’heure des vaches, du laboureur, des récits de l’aïeule, etc.

La maison, ou plutôt la « maisonnée », chantée sur le mode de la nostalgie, sert de lien aux poèmes qui composent la dernière partie. Rien de très original : cette maison, elle est plantée en pleine campagne, le dos aux champs et la face au fleuve. Elle est un abri contre les turpitudes du monde, un lieu de ressourcement pour les vieux paysans, un musée de leurs souvenirs. « O vrai bonheur! Venir, comme autrefois, s’asseoir, / À la place d’antan, chaude et familière! / Se retrouver autour de la lampe, le soir, / Tous ensemble, ô mes sœurs, ô mon père, ô ma mère!... » C’est la femme qui prête sa chaleur à la maison. Ce foyer du bonheur préfigure la dernière demeure, la maison divine : « Une sainte demeure, où nous vivrons toujours, / Loin des troubles cruels qui dévorent nos jours. »

Voici comment Groulx conclut sa préface : « Faire tenir dans un recueil de poèmes, avec l'élan mystique de notre foi, la beauté de la terre natale et la substance héroïque du passé, et faire chanter toutes ces choses dans les rythmes ailés du vers français, voilà, si je ne me trompe, qui serait assurément de la grande poésie. Et, pour ma part, je ne veux nullement prétendre que Mademoiselle Lamontagne ait atteint le Saint-Graal. Mais mieux que d'autres peut-être elle a su rester digne de sa foi et de son petit pays et faire de son œuvre le prolongement loyal de son âme. Ainsi, sans l'avoir voulu ni cherché, la jeune poétesse, avec ce mélange de mysticisme et de réalisme national, nous aura précisé la formule de notre poésie de l'avenir, celle qui, en exultant toutes nos jeunes énergies, saura chanter à la grande mesure de notre âme. »

LE POÈME DES ARBRES (extrait)
Les arbres sont des cœurs que Dieu n’a pas finis.
Altérés de lumière, avides d’infini,
Ils regardent, sans cesse, au fond des sombres nues,
Les chemins qui conduisent aux voûtes inconnues...
De même que nos cœurs tendent vers la beauté,
Les arbres, dans la vaste et pâle immensité,
Face à face au matin, d’où jaillit la lumière,
Dans une inaltérable et sublime prière,
Les arbres vers le ciel, dans l’azur suspendu,
Tendent les bras, avec des gestes éperdus!...
Quelques fois, on dirait qu’ils montent, dans l’espace,
Qu’ils vont prendre leur vol, avec l’oiseau qui passe,
Libres de toute attache au sol qui les retient,
Et délivrés, enfin, de leur terrestre lien!...
Mais non! Leur vol est court et cette joie est brève!
Ils reprennent, bientôt, leur tristesse et leur rêve,
Car, des lieux éternels, ils demeurent bannis :
Les arbres sont des cœurs que Dieu n’a pas finis!...


Lire le recueil

Blanche Lamontagne sur Laurentiana :
Par nos champs et par nos rives

22 mai 2008

Le spectre menaçant

Joseph Lallier, Le spectre menaçant, Montréal, L’Action paroissiale, 1935, 257 pages. (1ère édition, Maison Aubanel, 1932 en France)

André Lescault vient de passer trois ans en prison. On l’accuse d’un vol de banque, ce qu’il n’a jamais admis et pour cause, il ne l’a jamais commis! Ses parents, des cultivateurs qui s’étaient privés pour le faire instruire, ont dû payer 15000 $ pour compenser la perte de la Banque. Ils ont préféré quitter Verchères, sachant que la communauté s’acharnerait sur eux. Ils se sont installés sur une terre en bois debout à Sainte-Véronique, au Lac-Saint-Jean. Ce qu’ils ignorent, c’est que la construction d’un barrage à l’embouchure du Lac, près de l’Île Maligne (1924-1925 par la compagnie Alcan) va bientôt inonder leur terre.

À sa sortie de prison, Joseph n’ose pas affronter la colère de son père. Il part sur le champ au Lac-Saint-Jean, plus précisément à Alma, là où on construit le barrage. Il ignore complètement que ses parents se trouvent tout près. Là, il va se faire un nom. D’abord, avant même qu’on l’engage, il va sauver un ouvrier polonais qui était en train de se noyer, ce qui va attirer l’attention de M. Drassel, le patron, qui l’engage comme comptable. Plus encore, il va mâter une grève, car les ouvriers polonais, suite à son geste héroïque et parce qu’il parle leur langue (apprise en prison), le tiennent en considération. Il va même sauver d’une noyade une certaine Agathe, la fille du patron, dont il est amoureux, mais à qui il n’ose se déclarer vu ses antécédents judiciaires. À chaque fois, il y gagne des gallons, si bien qu’il en vient à diriger l’entreprise. À défaut de l’avoir pour fils, Monsieur Drassel veut l’avoir pour gendre et sa fille en est ravie. Il ne lui reste plus qu’à laver son nom, ce qu’il n’aura pas besoin de faire, le véritable coupable s’étant dénoncé, et à retrouver ses parents, dont il rachète la terre à Verchères.

Le roman qui se lit encore très bien présente deux faits intéressants. D’abord, il repose sur un fait historique : la construction du barrage de l’île Maligne. Ensuite, Lallier (1878-1937) accorde beaucoup de place à la religion. Il présente en quelque sorte quelques problèmes moraux posés par l’avènement du monde industriel : peut-on travailler le dimanche, jour du Seigneur, comme l’exigent les patrons de la compagnie? Peut-on se substituer à Dieu, comme le font les hérauts du monde industriel? Lallier, malheureusement, n'est pas du côté de la modernité. Le monde moderne, le monde industriel, le monde des riches, c’est le mal, la corruption, l’Étranger…

Extrait

Mme Duprix fut cependant très correcte et excusa M. et Mme Drassel, en expliquant que Mme Drassel s'était tout à coup trouvée indisposée.
La danse reprit bientôt avec une allure endiablée. Les fox-trot, turkey-trot, tango et toutes les danses animales et sauvages, se succédaient sans relâche. On dansa ainsi jusqu'à deux heures du matin, heure fixée pour l'illumination de la terrasse. Ce moment était attendu avec anxiété par tous ces gens avides de nouveau et d'imprévu.
Les invités furent priés de sortir sur la grande véranda qui donnait sur le jardin artificiel.
Une exclamation semblable à celle qui avait eu lieu à l'illumination de l'intérieur éclata, quand M. Duprix fit jaillir un nouveau torrent de lumière qui éblouit les yeux des spectateurs.
Une féerie, digne des génies qui avaient présidé à cette merveille, s'offrait à leurs yeux. Les puissants réflecteurs transportaient au loin les jets de lumière étincelants et l'on pouvait voir, à la clarté qui inondait les alentours, les terres submergées de Saint-Cœur-de-Marie, de Taillon et même de Péribonka.
M. Duprix éprouva-t-il du remords en voyant, à côté de ce déploiement de richesses, les fermes inondées de la région? Peut-être!
Il regarda longtemps, du haut de la tour où il était monté, ce contraste émouvant. Les cœurs les plus fermés ont parfois des sursauts de générosité. « Nous les indemniserons », avait-il répondu à ceux qui lui avaient reproché sa cruauté; mais peut-on indemniser une douleur comme celle des Lescault, par exemple ? Énigme qui ne s'était sans doute pas posée à l'esprit de ce grand vainqueur d'obstacles de la nature.
Cependant, toute trace d'émotion avait disparu, quand il invita ses hôtes à l'intérieur, pour continuer la fête.
Les libations continuèrent, si bien que plusieurs, et même les femmes, commençaient à être éméchées.
Tout à coup, une obscurité profonde fit place à la lumière et les mosaïques furent transformées en tableaux vivants et transparents, qui semblaient mus par une main invisible. En vain M. Duprix fit-il appel à ses électriciens qui s'étaient tenus constamment en disponibilité, pour parer au moindre inconvénient dans l'illumination, ceux-ci n'y purent rien. Les invités stupéfaits virent passer sur cet écran mystérieux des tableaux représentant la débâcle qui avait noyé cinquante ouvriers. Les ouvriers revenaient à la surface avec des airs menaçants contre cette foule de viveurs. (p. 240-242)


Joseph Lallier sur Laurentiana

Angeline Guillou

Le spectre menaçant

Allie


Pour aller plus loin

Revue dominicaine, p. 187-189

18 mai 2008

Quartier Saint-Louis

Robert de Roquebrune, Quartier Saint-Louis, Montréal, Fides, Bibliothèque québécoise, 1981, 207 pages. (1re édition : Fides, 1966)

Roquebrune poursuit dans Quartier Saint-Louis, avec le même brio, le récit de sa jeunesse amorcé dans Testament de mon enfance. Le récit commence en 1897 alors que le jeune Robert a huit ans et se termine lorsqu’il en a 15 ou 16. Après avoir quitté le manoir de L’Assomption, la famille déménage à Montréal, sur la rue Saint-Denis, dans le quartier Saint-Louis. Roquebrune décrit Montréal, avant l’industrialisation qui va complètement le bouleverser au début du XXe siècle. Subsistent encore des vestiges de la Nouvelle-France, c’est-à-dire des vieilles demeures de pierres et des parties de seigneuries que les Seigneurs vendent pour se renflouer.

La structure du récit n’est pas très rigoureuse : c’est à la fois thématique et chronologique. Il commence par décrire ses premières incursions enfantines hors du giron familial, son entrée à l’école, ses premiers amis. Il parle bien entendu de son père et de sa mère, des domestiques qui vivent avec eux, mais à peu près pas de ses frères et sœurs. Son père, comme la plupart des seigneurs, pleure sa splendeur perdue. Roquebrune prend manifestement plaisir à rappeler le nom de ces personnages titrés, se moque gentiment de leur attachement au passé... (voir l’extrait)

Son père possède un certain nombre de logements dans les quartiers ouvriers et il a un peu honte d’aller chercher le loyer. Sa mère, très différente, semble porter peu d’attention à son titre de seigneuresse. Elle s’ennuie beaucoup de la campagne, des champs et des bêtes et, chaque été, elle déménage sa famille dans un lieu de villégiature, habituellement près de l’eau. Ainsi au fil des ans, ils vont passer des étés à Boucherville, à Rimouski, aux Éboulements, à Gaspé, à Saint-Paul-de-l’île-aux-noix... Pour Robert, ces pérégrinations font partie de ses plus chers souvenirs de cette époque. Il parle du merveilleux esprit de liberté qu’il ressentait, de ses découvertes de la campagne mais aussi du Saint-Laurent, des personnages qu’ils ont rencontrés, entre autres de cette femme aux Éboulements, qui avait perdu son père et son fiancé dans un naufrage et qui inventait des histoires qui n’étaient que sa propre vie romancée. Ou encore, de cette jeune veuve rencontrée en Gaspésie, qui refusa de se remarier, par loyauté envers sa belle famille, qui avait besoin d’elle pour gérer ses affaires. Vers la fin du récit, il est devenu un grand adolescent, presqu’un homme. Il raconte ses premiers émois amoureux (pour la sœur d’un ami de trois ans plus âgée) et sa peine quand il apprend que la jeune fille va se marier.

Encore une fois, répétons-le, un charme se dégage de ces récits, pourtant bien anodins. Robert de Roquebrune ne s’en cache pas, il a sélectionné des moments heureux : « Je vois bien [...] que si je n’ai évoqué que des moments heureux, c’est que je n’ai gardé en mémoire que mon bonheur ». En fait, tout nobles qu’ils soient, fiers de leur titre sans en être imbus, bien que très paternalistes, les Roquebrune montrent un sens de la responsabilité face aux plus démunis, domestiques, valets et paysans, une authentique noblesse qui les honore. ****

Extrait
Mon frère Roquebrune et moi étions fréquemment invités chez notre grand-mère. Mes deux autres frères et mes sœurs n’y paraissaient guère parce ces agapes les ennuyaient. C’est que ces somptueux repas étaient sévères et formalistes. Mon frère aîné, qui était très « familial », y trouvait un austère plaisir et ma gourmandise de grandes satisfactions.

La tablée était généralement de quinze couverts. Les convives, tous parents, étaient placés selon un rite de degrés de cousinage. On mangeait dans de magnifiques porcelaines, une argenterie massive et revêtue d’armoiries. La conversation ne sortait guère de questions généalogiques, de regrets du passé et de critiques du temps présent. Tous ces gens si courtois et qui me paraissaient très âgés, semblaient avoir été frustrés de quelque chose au cours du XIXe siècle. Ils avaient certainement perdu une partie de leur fortunes et complètement leur importance. On ne tarissait pas sur le sombre avenir que serait le nouveau siècle. Ce pessimisme au sujet d’une époque qui serait la mienne me remplissait d’appréhension. Et je regrettais de n’être pas né soixante ans plus tôt, de n’avoir pas vécu comme eux, dans un temps où on était riche et heureux. Car tous semblaient avoir connu une existence où les gens de leur espèce étaient environnés de luxe. Ils étaient nés dans des manoirs, sur les bords du Saint-Laurent ou du Richelieu, ils avaient été des seigneurs. Les manoirs étaient disparus avec les seigneuries. Une mystérieuse catastrophe était passée sur tout cela. Ils étaient les survivants d’un naufrage.

J’écoutais leurs propos qui formaient une longue suite de mots pessimistes piqués sur la conversation générale. Et j’avais vaguement l’impression d’assister à un diner de fantômes. Ils appartenaient tous au passé. Ils étaient la fin d’une aristocratie, la mort d’un monde. Ces vieux gentilshommes et ces vieilles dames, leurs noms, leurs particules, leurs idées et leurs sentiments n’appartenaient plus à la vie. Ils étaient aussi loin de la réalité que les portraits d’ancêtres pendus aux murs de la salle. (p. 152-153)

14 mai 2008

Testament de mon enfance

Robert de Roquebrune, Testament de mon enfance, Paris, Palatine/Plon, 1951, 245 p.

« Mon enfance au Canada s'est déroulée dans un univers qui n’existe plus. » Ainsi commence le « testament » de Robert de Roquebrune. Il raconte avec émotion son enfance à l’Assomption, dans le manoir de ses ancêtres maternels (les Salaberry). Sa famille est propriétaire terrien et vit des différents héritages reçus des ancêtres. La ménagerie comprend, en plus des parents de Robert, ses trois frères et ses deux sœurs, deux ouvriers agricoles (Jacques et Godefroi), une cuisinière (la vieille Sophronie), une femme de chambre (la jeune Sophronie), un Noir qu’ils ont recueilli (Sambo), des chats et des chiens. Roquebrune raconte son enfance heureuse, protégée. Son père, toujours de bonne humeur, s’emploie à rendre tout son monde heureux. Bref, cette maison respire le bonheur. Un jour, le père est engagé comme secrétaire parlementaire par un cousin, devenu ministre. Il part pour Québec. Plus tard, son travail l’emmène à Montréal. La famille doit se résoudre à abandonner le manoir et à déménager en ville. Pour le jeune Robert, c’est la fin de son enfance, mais l’impact de cet événement est plus grand : ce monde qui s’éteint, c’est celui de l’ancienne noblesse canadienne-française.

Cette autobiographie a toutes les allures d’un roman. Malgré la manie de Roquebrune d’insérer la généalogie de ses personnages, on tient ici un excellent livre. L’auteur réussit à faire vivre toute une époque, tout un mode de vie, celui des anciens seigneurs. Même si le régime seigneurial a été aboli en 1854, certaines pratiques subsistaient encore au début du vingtième siècle. On s’attache aux personnages, à leur grande humanité et on se surprend à regretter la disparition de ce monde « romanesque ». Pour tout dire, il suffit de passer outre certains passages historiques, et on tient un livre tout à fait charmant. On se demande même comment il se fait que le cinéma ou la télévision ne s’y soient pas intéressés. Certaines scènes sont très touchantes : la mort du vieux Sambo, le départ du manoir. Roquebrune a écrit une suite tout aussi intéressante : Quartier Saint-Louis. ****

Écoutez une entrevue de Roquebrune au Sel de la semaine.

Extrait
Mon enfance au Canada s'est écoulée dans un univers qui n'existe plus. Oui, vraiment, c'était un autre univers ! La période 1890 à 1905 n'est pas seulement éloignée dans le temps, elle l'est surtout par la forme des choses, l'aspect des gens, les idées et les sentiments. Ce monde où se déroula mon enfance a si totalement disparu, il est devenu si étranger au monde d'aujourd'hui, que j'ai du mal à en rappeler même le souvenir.
Rien ne ressemble plus à ce qu'était alors l'existence. Il s'est produit une telle coupure entre cette époque et celle de maintenant, que de l'avoir connue donne la sensation d'avoir vécu sur une autre planète.
C'était un autre pays, une autre civilisation ! Et quand je rappelle, du fond de ma mémoire, les images de mon enfance, c'est comme si j'entr'ouvrais un manuscrit oublié dans un tiroir depuis cinquante ans. […]
Dans notre vieille maison au milieu de ses jardins, notre maison perdue en pleine campagne, nous vivions dans un monde retiré, très loin du reste de l'univers. Peu d'échos des événements arrivaient jusqu'à nous. Il y a ainsi des familles isolées, vivant sur elles-mêmes, habitant un petit archipel composé du jardin, de la maison, d'un bois, d'un bout de rivière, et qui ne sortent jamais de cet horizon. Au delà c'est le hasard, le grand large, l'aventure effrayante.
Mon père et ma mère continuaient à penser comme dans leur jeunesse. Tous deux perpétuaient une société qui avait été celle de leurs parents et de leurs grands-parents. Mais cette société avait à peu près disparu.
Cet état d'esprit creusait autour d'eux une solitude morale aussi profonde que la solitude d'arbres, de fleurs et de pelouses qui entourait leur maison.
Au milieu de cela nous étions dans la plus profonde paix, nous vivions dans le plus étonnant bonheur. Cette grande maison avec ses chambres à plafonds bas, ses meubles d'acajou et de peluche, ses cheminées de marbre noir et ses lampes à pétrole, a été pendant des années la maison du bonheur. Et d'y être né me prédisposait peut-être à devenir heureux.
C'est sans doute à cause de ma naissance dans ce lieu que j'ai toujours eu une passion si forte pour le bonheur. Et si je l'ai sans cesse cherché, si j'ai été sans cesse à sa poursuite c'est parce que je l'avais déjà connu et que je voulais le retrouver.
Chaque fois d'ailleurs que j'ai cru le posséder, le souvenir de ma maison d'enfance m'est revenu. Comme si tout ce qui ressemble au bonheur dans ma vie devait s'associer au lieu du monde où je l'ai rencontré pour la première fois. Ces années d'enfance, il me semble qu'elles ont duré un temps considérable. Quand j'évoque notre vie au manoir, elle me paraît longue, une sorte d'éternité heureuse. Ma vie d'enfant est comme si elle avait eu la durée d'une vie d'homme. C'est qu'elle était pleine d'événements, peuplée de tant de figures ! Et c'est aussi que ma sensibilité était alors si excessive et si neuve que tout y retentissait profondément. (p. 3-5)

10 mai 2008

Le Débutant

Arsène Bessette, Le Débutant, St-Jean, Imprimé par la Compagnie de publication « Le Canada français », 1914, 257 p. (Dessins de Théophile Busnel et St-Charles)

Paul Mirot est un orphelin (un autre!). Ses parents lui ont laissé une terre que son oncle et sa tante Batèche, sans enfants, exploitent. Il étudie et décide de devenir journaliste. Son ami Jacques Vaillant lui offre un travail dans Le Populiste, le journal d’un ami de son père député. Paul quitte sa « pure » campagne et se rend dans la ville pleine de vices, Montréal. Au journal, il accomplit de petits travaux, sous haute surveillance. N’est pas journaliste qui veut, à cette époque. Les journaux sont plus ou moins les porte-parole des partis politiques, donc mêlés à toutes sortes de basses combines. Son ami Jacques lui fait découvrir les plaisirs de la ville, en le mettant en garde toutefois contre tous les dangers qui guettent les jeunes hommes innocents comme lui. Il rencontre Simone Laperle, la cousine de Jacques, une belle jeune veuve qui a survécu à un vieux mari violent et dépravé. Elle se cache dans la zone anglaise pour ne pas scandaliser les Canadiens français. Ils ont une liaison, il veut l’épouser, mais elle refuse. Entre-temps, le parti que leur journal appuie connaît des déboires. Les deux jeunes compères, voyant venir leur fin, fondent un autre journal plus libéral, Le Flambeau. Tout finit mal. L’homme politique qu’ils appuient perd ses élections, le journal périclite, et leurs bureaux sont incendiés par des fanatiques de droite. Pire encore, la jeune veuve meurt. Paul Mirot décide de suivre son ami Jacques à New York, en espérant qu'un «homme nouveau [naisse] en lui» (p. 251).

Ce roman, édité par Le Canada français, journal où travaillait Bessette, fit scandale. Il fut condamné par Mgr Bruchési. Une conspiration du silence fit en sorte que le roman passât inaperçu. Il faut dire qu’Arsène Bessette allait à l’encontre des idées phares de son époque. Outre le fait qu’il mette en scène des amants qui ont des relations extra-maritales, il attaque la religion, du moins quand elle se mêle du temporel : « Il aimait mieux suivre la trace des grands hommes d'état qui ont fondé les démocraties, des penseurs, des philosophes dont les œuvres ont contribué à rendre les hommes meilleurs, plus justes et plus fraternels envers leurs semblables. Il revendiquait le droit de différer d'opinion avec le clergé, quand il s'agissait d'affaires temporelles, et de combattre son influence politique. » (p. 144-145). Il vilipende la politique dont les mœurs sont corrompues, le journalisme contrôlé par des bigots fanatiques de droite ou des nationalistes tournés vers le passé. « Il dénonça les petits saints et les faux patriotes se proclamant les seuls défenseurs des droits des Canadiens français et de leur religion, afin d'exploiter la crédulité populaire à leur profit, tout en commettant sans danger les pires injustices. Pour échapper au triste sort que ces faux patriotes nous préparent, dit-il, l'on doit renoncer à l'isolement dans lequel on essaie de nous maintenir, fermer l'oreille aux discours flagorneurs de Saint-Jean-Baptiste, nous proclamant chaque année, au moins de juin, les seuls êtres bons, honnêtes, courageux, intelligents et instruits qui existent au monde. On ne s'y prendrait pas autrement pour suborner une coquette imbécile et jolie. Les hommes sérieux ne doivent pas se laisser aveugler par ces louanges mensongères. Il faut avoir le courage de regarder la réalité en face. Nous occupons une situation inférieure en ce pays et par notre faute: parce que l'on ne fait pas la part assez large à l'enseignement pratique; parce que nous avons peur de raisonner et de marcher avec le siècle ; parce qu'on nous a trop longtemps habitués à vivre dans la contemplation du passé, au lieu de tourner nos regards vers l'avenir. » (p. 165).

Ce roman, « qui n'a pas été écrit pour les petites filles », parut en 1914, tout comme Maria Chapdelaine (dans Le Temps, à Paris). Alors que la jeune fille du Lac-Saint-Jean décide de rester au Québec, le héros de Bessette, à la toute fin, choisit les États-Unis. Le roman présente certaines faiblesses qui sont bien cernées sur ce site :
Lire.ca. ***



Extrait
« L’Intégral, un journal rétrograde qui en est encore à ressasser les idées du Moyen Âge, n’a-t-il pas eu la sottise d’écrire que l’aviation était un crime contre Dieu, parce que si le Créateur avait voulu que l’homme s’élevât dans les airs, il lui eût fait pousser des ailes? Les véritables ennemis des Canadiens français sont les gens de cette espèce et non l’Anglais entreprenant, progressiste, qui ne nous demande que de l’aider à faire du Canada une nation prospère et libre, à côté de la grande république américaine, accordant des droits égaux à toutes les races et admettant toutes les opinions religieuses et philosophiques.

Ses auditeurs l’écoutaient avec étonnement, mais trouvaient qu’il parlait bien, tout de même. Ils sentaient confusément qu’il avait raison. Cependant, ces gens habitués à applaudir les périodes ronflantes et connues où reviennent à chaque instant les mots magiques de gloire nationale, de destinée providentielle, de foi de nos aïeux, de traditions glorieuses, ne savaient que faire de leurs mains.

Le jeune homme résuma brièvement sa pensée. Il n’était pas question d’abandonner nos coutumes françaises, nos droits reconnus par la constitution britannique, pas plus que ce parler de France dont nous avons su conserver les mâles accents, de même que l’exquise poésie. Personne ne nous demandait ce sacrifice qui serait une lâcheté. Ce que les vrais patriotes désiraient, le député de Bellemarie, entre autres, c’était que nous nous armions pour les luttes de la vie, non avec des arquebuses à mèches, datant de l’époque de Samuel de Champlain, mais en nous procurant des armes perfectionnées modernes. En d’autres termes, si les Canadiens français voulaient avoir leur part légitime dans l’exploitation des richesses de ce pays, et, au point de vue intellectuel, jouer le rôle dont ils étaient dignes par leur intelligence, ils devaient marcher de l’avant en se mettant au niveau de la civilisation des autres peuples, au lieu de se retrancher derrière un mur de Chine, fait de préjugés illusoires qu’on aurait dû reléguer depuis longtemps au paradis des caravelles et des drapeaux fleurdelisés. » (p. 165-166)


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5 mai 2008

Les Plouffe

Roger Lemelin, Les Plouffe, Québec, Bélisle, 1948, 470 pages.

Théophile et Joséphine Plouffe vivent dans le quartier Saint-Sauveur à Québec avec leurs « grands enfants » : Cécile, Ovide, Napoléon et Guillaume.

Première partie (été 1938)
Denis Boucher s’est lié d’amitié avec le révérend Brown, un pasteur protestant dont l’amie étudie à l’Université Laval. Comme celui-ci est aussi recruteur pour les Reds de Cincinnati, Denis veut lui présenter Guillaume Plouffe, l’athlète de Saint-Sauveur. Tout tombe pour le mieux puisque Guillaume doit participer, le soir même, au championnat d’anneaux de la ville de Québec. Le pasteur est tellement impressionné par sa performance qu’il demande qu’on organise un match de baseball pour qu’il puisse le voir lancer. Le curé Folbèche est furieux : il reproche à Denis Boucher d’avoir introduit le loup protestant dans sa bergerie catholique. Pour l’amadouer, mais aussi parce qu’il a besoin de son appui pour devenir journaliste, Boucher le convainc de lancer la première balle du match contre le pasteur qui agit comme frappeur. Le curé le retire au bâton et Guillaume accomplit une performance. Ovide, le frère de Guillaume, un intellectuel très peu porté sur le sport, assiste au match avec Rita Toulouse. Celle-ci ne s’intéresse guère à lui. Ovide compte sur ses qualités de chanteur pour la conquérir. Quelques jours plus tard, avec des amis, il monte à son intention un opéra dans la maison des Plouffe. Le tout tourne au désastre quand la belle disparaît avant la fin du spectacle avec Guillaume et, encore plus, quand le lendemain elle le ridiculise devant tous les employés de l’usine où les deux travaillent. Dépité, Ovide décide de rentrer au monastère.

Deuxième partie (printemps 1939)
Un événement va bouleverser la vie des Plouffe : la visite du roi et de la reine. Tout le monde décore sa maison de drapeaux, sauf Théophile Plouffe qui refuse par patriotisme. Le défilé vient près de tourner mal quand Guillaume, pour attirer l’attention des souverains, lance une balle qui les effleure. Denis Boucher, promu journaliste à L’Action chrétienne, écrit un article vitriolique pour dénoncer la visite royale et félicite Théophile Plouffe, le seul qui ne s’est pas abaissé à garnir sa maison de drapeaux anglais. Comme par hasard, Théophile est remercié de ses services par le journal L’Action chrétienne qui l’employait comme typographe. Boucher organise une rébellion, mais le mouvement se dégonfle rapidement, d’autant plus que Théophile est victime d’une crise qui le laisse paralysé.

Troisième partie (septembre 1939)


La guerre est déclarée. Ovide, obsédée par le souvenir de Rita, quitte le noviciat et renoue avec la jeune fille qui est beaucoup plus sensible à ses avances. Il l’invite au Château Frontenac. Napoléon a aussi une amoureuse : elle est malade, confinée dans un sanatorium, et s’appelle Jeanne Duplessis. Quant à Cécile, elle continue de recevoir Onésime, son ancien amoureux, marié et père de famille, jusqu’au jour où il meurt, victime d’un accident. Guillaume, lui, a reçu une avance des Reds de Cincinnati et il vit dans l’attente de son départ.

Quatrième partie (mai-juin 1940)
Ovide est maintenant ambulancier. Il n’attend plus qu’une amélioration de sa situation financière pour épouser Rita. La conscription est déclarée. Les religieux organisent une immense procession de la Fête-Dieu pour l’éviter. Pourtant, le cardinal Villeneuve surprend tout le monde en encourageant les Canadiens français à s’enrôler. Un télégramme arrive des États-Unis : le contrat de Guillaume est annulé à cause de la guerre. Le père, Théophile, meurt.

Épilogue (mai 1945)
Ovide et Rita sont mariés et ont un enfant, mais leur relation va mal. Napoléon et Jeanne sont aussi mariés et ont quelques enfants. Cécile vit toujours avec sa mère : elle a adopté un enfant d’Onésime. Quant à Guillaume, il est en Europe et il attend d’être rapatrié, après avoir participé à la guerre.



Le roman se présente comme une suite de tableaux. Les descriptions n’envahissent pas le récit, l’auteur préférant mettre en scène ses personnages. On comprend qu’il ait été tentant d’en faire un téléroman, puis un film, tous les deux réussis d’ailleurs. Cela peut aussi expliquer son succès populaire : Lemelin a l’art de développer des scènes savoureuses, tantôt montrant deux personnages (Guillaume et Rita dans l’escalier ou encore Ovide et Rita au Château), tantôt tout un groupe (la partie d’anneaux, la procession [voir l’extrait]). Il réussit même à faire vivre tout un quartier, comme il l’avait déjà fait dans Au pied de la Pente douce. On peut aussi expliquer le succès de ce roman par le choix et le développement des personnages qui sont juste assez caricaturaux, tous sympathiques tout compte fait. Pensons à la bonne mère Plouffe qui écrase pourtant sa famille de son autorité, au père qui fanfaronne à la taverne mais qui s’écrase devant sa femme, à Cécile la vieille fille frustrée mais généreuse, à Ovide l’intellectuel raffiné mais incompris, à Guillaume le super sportif peu intelligent, à Rita la belle frivole... Pensons aussi au curé Folbèche, un prêtre d’une autre époque, ancré dans un patriotisme chatouilleux, plus préoccupé à maintenir son pouvoir sur ses ouailles qu’à répandre le message évangélique.

On voit très bien dans ce roman le lien entre l’église et la politique (le curé Folbèche est un patriote aveugle), le fossé entre le bas clergé et le haut clergé acoquiné avec le pouvoir, la complicité entre les curés et les mères de famille, piliers de la morale chrétienne. Bien que nous soyons en ville, la mentalité paroissiale est très forte, ce qui n’est pas si difficile à imaginer aujourd’hui : il suffit de faire le décompte des églises qui continuent de pointer leurs clochers dans le ciel de Québec. On voit bien aussi les difficultés économiques et l’absence de débouchés pour les intellectuels, tels Denis Boucher et Ovide Plouffe. *****

Extrait
Une intense atmosphère dominicale s'abattait sur cette soirée de vendredi où cent mille personnes sortirent d'une table de semaine pour entrer dans un après-souper solennel. Il faisait une chaleur humide, amortissante, et la ville, sous un lourd baldaquin de nuages, semblait condamnée à un orage certain auquel personne pourtant ne croyait à ; cause de la puissance du Sacré-Cœur.

A mesure que l'heure de la cérémonie approchait, la ville subissait une curieuse transformation. La circulation cessa, ou presque, et les quelques voitures ou tramways qui avançaient encore avaient l'air de véhicules sacrilèges égarés sur des pavés mutiles.

Car une nouvelle hiérarchie des rues s'installait. La Foi déjouait les règles de la topographie: de grands boulevards se transformaient en cul-de-sac et des ruelles devenaient des voies royales. Les rues élues par le défilé serpentaient triomphalement de l'église St-Roch à l'Hôtel de Ville, flamboyantes de drapeaux et de banderoles, laissant dans l'ombre la multitude des chemins qui drainaient jusqu'à elles la population vibrante.

À sept heures les cloches sonnèrent la mobilisation des croyants et des patriotes, et l'exode vers le point de départ du défilé, l'église St-Roch, commença. Les hommes, les femmes, les jeunes filles, les enfants surgissaient de partout, grossissant les cohortes attirées par le tracé lumineux. On s'étonnait même qu'il y eût tant de monde dans cette, cité paisible, comme on est surpris de constater la multitude des papillons qui peuplent les nuits d'été quand une lumière s'allume soudain. Seuls des malades, des infirmes et des vieillards semblaient encore habiter quelques maisons, où des radios transmettaient les premières rumeurs de la cérémonie. (p. 432-433)

Roger Lemelin sur Laurentiana

Les Plouffe
Au pied de la pente douce
Fantaisies sur les péchés capitaux

À lire : Les Plouffe chez les anglophones
Visionner l'extraordinaire jeu de Gabriel Arcand
Le film

Le bandeau



1 mai 2008

Au pied de la pente douce

Roger Lemelin, Au pied de la pente douce, Montréal, L'Arbre, 1944, 332 pages.

Tit-Blanc Colin a promis de se venger d’Anselme Pritontin, qui l’a traité d’ivrogne et qui a mis en doute l’honnêteté de sa femme Feda, dite la Barloute. En pleine église, avec la complicité du jeune Denis Boucher, il lui fait éclater un pétard aux fesses. La jeune Lise Lévesque, fille de Zéphirin, s’évanouit, ce qui permet à Denis Boucher de la ramener chez elle, au grand dam des vieilles filles Cécile et Peuplière Latruche, deux punaises de sacristie qui voient le mal partout. Il faut dire ici que Boucher, même s’il lutte contre ses sentiments, lui le petit chef de gang, lui le dur, il est amoureux de cette fille. Tout irait pour le mieux si ce n’était que son meilleur ami, Jean Colin, le fils de Tit-Blanc, ne lui avait pas déjà avoué son amour pour la belle évanouie.


Le roman va évoluer autour de deux intrigues majeures. D’une part, il y a les luttes entre les habitants du quartier Saint-Sauveur, luttes pour savoir qui exercera le plus d’influence, surtout auprès du curé Folbèche. Zéphirin Lévesque a réussi à évincer Anselme Pritontin pour le poste de marguillier. Comme le curé Folbèche veut ériger une nouvelle église, à la mesure de ses ambitions, ses collaborateurs déploient des trésors d’ingéniosité pour ramasser de l’argent et se démarquer aux yeux de leur pasteur, qui se garde bien de mettre un frein à leurs ambitions : l’un organise un bingo, l’autre une soirée de lutte, etc. Des intrigues secondaires se nouent, entre autres autour des deux commères du quartier, les sœurs Latruche qui ont entrepris de faire canoniser un jeune homme mort en bas âge. Et, dans une moindre mesure, la lutte a aussi lieu sur le plan social, entre les plus aisés (les Soyeux) et les plus pauvres (les Mulots).

D’autre part, et c’est l’intrigue la plus intéressante bien que moins signifiante, il y a le triangle amoureux que vont former Lise, Denis et Jean. Denis et Jean aiment Lise qui n’aime que Denis. Mais Denis est rétif, craignant que le piège de l’amour l’enferme à tout jamais dans le quartier Saint-Sauveur. Le tout se terminera par la mort de Jean Colin, à qui on offrira un service funéraire digne d’un évêque (voir l’extrait).

D’autres personnages hauts en couleur entourent ces protagonistes, dont les trois assistants du curé Folbèche, Bederovsky le guenilloux polonais, Flora la mère castratrice de Denis, Gaston son frère handicapé qui va mourir d’insuffisance cardiaque, Germaine, la sœur de Jean, qui voue un amour sans espoir à Denis, Gus Perreault le caïd du quartier, les Clichoteux, Bison Langevin et ses jumeaux, etc. Vous l’aurez compris, le roman fourmille de personnages et de petits événements qu’il est impossible de raconter dans le détail.


Dessin à la plume par Jean Soucy en frontispice
On a reproché à Lemelin, avec raison, son écriture souvent brouillonne. Quand il s’agit de peindre une action ou de tracer un dialogue, le style est vif, sans bavure. Cependant, Lemelin s’en tire moins bien dans les descriptions et les analyses, souvent lourdes et confuses. (« Boucher se débattait en vain contre ce « quelque chose » qui le dénonçait au néant, d'en haut. Le passé se pressa devant ses yeux, significatif. La paroisse le trahissait d'une façon autre qu'il n'avait cru. Ce n'était pas par l'amour, mais par une sorte de séquestration. Boucher était la victime de la somnolence malheureuse d'une classe de gens pour qui l'éducation est un soulier, ou un chapeau. Tant que l'éclair n'avait pas déchiré les horizons que la paroisse s'était imposés, la supériorité quiète de Boucher, cet adolescent inquiet par ambition, s'était plu à découvrir l'ennemi dans l'amour, ce sentiment que, par pudeur, il préférait voir issu de sa chair plutôt que de son cœur. » p. 301) On pourrait aussi lui reprocher le début du récit. Il introduit tellement de personnages qu’on ne sait plus à quel saint se vouer. Il faut attendre le deuxième tiers avant de comprendre que Denis Boucher en est le fil conducteur. Il faut sans doute autant de pages au lecteur pour finalement saisir à peu près le caractère de ce personnage.

Comme il le fera dans Les Plouffe, il procède par séquence : le vol des pommes, l’affaire du pétard, la chicane des restaurants, le pique-nique, la soirée de lutte, etc. Disons que la seconde partie du roman rachète entièrement les faiblesses citées ci-dessus. Le roman devient intéressant quand on suit de plus près Denis Boucher, dans les différentes virevoltes de son amour pour Lise, dans ses aspirations sociales et littéraires. Boucher, personnage infatué, un Jean-Lévesque en moins cynique, a décidé de s’en sortir en étant écrivain, sans renier les siens, même s’il a bien du mal à supporter leurs petitesses, leurs vulgarités. Bref, on peut aussi y voir le cri angoissé d’un adolescent trop lucide, un rebelle qui refuse de s’engager dans une petite vie qui ferait tout au plus de lui un Soyeux de la Basse-Ville. ****

Le roman a connu un succès commercial dès le départ: 35,000 exemplaires ont été imprimés entre 1944-1948. Il a été publié par Reynald and Hitchcock à New York en 1948 et chez Flammarion en 1949. 

Extrait
Flora compta les cartes mortuaires qui envahissaient le cercueil. Elle cacha son dépit de les voir plus nombreuses que pour Gaston. La bande chez Bédarovitch s'était cotisée et avait offert une couronne démesurée qui contenait la liste de tous les membres du club qui avaient fourni leur obole.


Puis ce fut la cérémonie funèbre. Un vrai triomphe de noir strié de flammèches dorées. L'abbé Charton, qui avait manœuvré pour célébrer, portait une chasuble qu'il déployait en éventail quand il ouvrait les bras. Le bedeau, guéri de sa jambe, courait comme un lapin, ajustait sans relâche ses bannières. Il y eut aussi beaucoup de commérages de jaloux. Le fils du Colin au pétard avait pour $30 un service qui valait $200. Et par-dessus tout, il sortait par la porte centrale.


Quand le cortège se mit en marche, le temps tourna à la brume. Tit-Blanc se traînait derrière le chariot, abattu par une vieillesse précoce. Suivaient quelques oncles, puis Denis, qui, après l'inhumation, commencerait son premier cours de lettres d'un professeur privé. Il y avait aussi les Langevin et toute la bande Bédarovitch. On croisa Chaton qui avait attelé son chien St-Bernard à sa voiturette. Sa clientèle augmentait tellement qu'il devait cueillir ses vers le jour, en creusant la terre. Au pied du cap, comme on passait, un coup de sifflet coupa l'air. Le cortège s'immobilisa comme au guet. Des gamins dégringolaient la pente, poursuivis par les policiers. Les rangs du cortège s'ouvrirent, complices, laissant passer les fugitifs, pour se refermer devant les poursuivants.


On s'engagea ensuite dans la côte. Denis se retourna et contempla le quartier. Les bicoques pointaient comme des pieux calcinés sur une terre qu'on désespère d'avance de labourer. Il se dégageait des habitations tassées une odeur de vie tenace, rétive au progrès; et tout cela, malgré sa honte, refusait avec obstination tout changement, parce que tout changement est opéré par les autres. Des hommes étrangers s'étaient brûlés pour avoir voulu remuer le quartier et l'embellir. Seuls les prêtres y étaient écoutés. C'est vers eux que les yeux se tournaient.


D'ailleurs, cette pauvreté ne demandait rien. Du milieu de la Pente Douce, les maisons sales qu'on apercevait semblaient se moquer des belles choses, parce que les belles choses tournent toujours aux larmes et fondent. Jean était mort aussi.


Denis n'avait pas encore l'esprit social. Il ne révolutionnerait rien de cela. Boucher se disait laid: il voulait sans humiliation s'établir un commerce d'épicerie dans son quartier, où il se créerait une supériorité protégée par l'hermétisme de la paroisse. Et la littérature commençait à rapporter. Déjà on lui confiait la rédaction d'adresses pour enterrements de vie de garçon, d'anniversaires, de mariages. Ainsi, il s'éviterait les frottements des salons littéraires où des dames intéressées et coquettes accaparent les jeunes talents.


Il trébucha soudain et grommela. Il s'était accroché à une crevasse qui zébrait le ciment. A cet endroit se trouvait un ancien dépotoir. Maintenant, le pavage travaillait. Pour se punir de ses espoirs, il s'imagina à la place de Jean. Le vent se mit à souffler. Le soleil creva les nuages et rampa dans les champs. Les bosquets rutilèrent: une obsession traversa Boucher, amollit tout son être: avant l'automne, il faudrait rire et chanter dans ces bosquets avec Lise.


D'en bas arriva une rumeur de vie. Des épousailles se préparaient dans l'enthousiasme: l'église était neuve, et les jeunes Mulots se tranquillisaient après la vingtaine, devenaient des ouvriers rangés, de bons pères de famille, d'excellents paroissiens. (p. 331-332) 


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