17 juin 2022

L’exode ardent

Gilbert Moore, L’exode ardent, Montréal, Atys, 1971, s.p.

Le recueil compte deux parties, non titrées.

La première traite des relations du poète avec son entourage, mais surtout de relations amoureuses plutôt tortueuses : « Je n’aurai été qu’un lys d’eau taché de sang / un noble naufrage aux berges de son corsage. » La seconde partie nous plonge dans un monde en guerre. Une menace plane au-dessus de nos têtes (motif de l’oiseau), d’autant plus grave que les « camarades » semblent avoir abandonné la partie. « Je ne vous retrouve plus dans ces déserts de lave / où les uns dormaient / pendant que les autres veillaient / Pour éloigner la mort / Camarades ». Dans le dernier poème, celui qui donne son titre au recueil, le poète proclame le nouvel homme qu’il est devenu, un homme debout qui tire sa force de la nature et des êtres (lire le poème ci-dessous).

Gilbert Moore était journaliste. Il a écrit d’autres livres dont des recueils de poésie. Dans L’exode ardent, il dédie des poèmes à Gilbert Langevin, Claude Péloquin, Pierrot Léger... Plusieurs sont rimés, ce qui est quand même surprenant en 1971.  On en lit aussi quelques-uns en prose. La poésie de Gilbert Moore est peut-être « sentie », mais peu originale.

L'EXODE ARDENT
Je suis debout sur les tremplins du sang lâché dans la lumière
Je suis fort de la force de la rose
mordant à la chair du soleil
Je suis fort de la force du poisson
frayant sa survivance de l'eau à la terre
Je suis fort de la force de l'esclave
arrachant à ses os ses chaînes premières
Je suis fort de la force de l'arbre
dénouant ses racines
malgré la terre trop dense de son pays
Je suis fort de la force de l'infanticide innocenté
au seuil de tous les gibets
Je suis fort de la force du saumon
remontant
à la rançon de sa vie
le cours dangereux de tous les fleuves
pour que ses petits vivent et s'attaquent à leur tour
à tous les remous
Je suis fort de la force de la mère
donnant son fils au monde
au prix de sa chair en charpie
Je suis fort de la force de l'homme
arrachant au feu son secret

Je gicle à grands cris de mes crues baptismales.


10 juin 2022

Kir-kouba. Incantations. Rivière aux mille détours

Robert Lalonde, Kir-kouba. Incantations. Rivière aux mille détours, Montréal, Éditions Atys, 1971, 82 p. (Le dessin de la couverture et les trois illustrations pour séparer les parties (?) du recueil sont anonymes. Sur trois d’entre elles est écrit le mot « silence »)

Déjà, le titre surprend. On suppose que c’est le nom autochtone d’une rivière. La lecture des titres des poèmes retient aussi l’attention. On va lire des odes, des ballades, des fables, des hommages (à Godin, Péloquin, Juan Garcia, Chamberland, Gauguet, Langevin, Claude Laurier, Gilbert Moore, Miron…) et même une vieille chanson folklorique (Piquette ne veut pas sortir du trou). 

Les premiers poèmes (des odes d’un lyrisme surprenant) nous plongent dans un mélange d’anciens procédés et de modernité : « Ô temps de baume, temps de baume / quel homme ici-bas / n’a pas sa part de tracas ? / séismes où il mesure les murs de sa masure / entre la vie et la mort à l’attente de l’azur cru / au barrage des brumes, mordante saison / quand vire le vent ». On reconnait la manière Lalonde avec les allitérations, les appositions et l’impression que certains vers en contiennent deux.

Pour Lalonde, l’explicite n’est pas nécessairement une obligation. Cependant, ici et là dans le recueil, on lit des poèmes sans fla-fla, comme dans les deux disposés à la verticale sur plus de trois pages repliées sur elles-mêmes : « Vents froids, vents chauds, vents des villes, vents des forêts / Vents de rêves blêmes d’hôpital / où le temps essaime / Vents des pommiers du printemps la laine / Vents d’hiver pinçant le jour vif du sang / du linge gelé sur la corde raide / Vents des mers où le marin nage pogné d’algues / Vents de terre battue des femmes nues de cœur ». Comme en fait foi cet extrait, la poésie de Lalonde est musicale, lyrique, incantatoire. Il utilise très souvent le procédé de l’anaphore, le retour d’un vers. Hors de tout doute, Lalonde aime les mots, les expressions du crue, les métaphores surprenantes.

Certains poèmes sont un feu roulant de mots, sans qu’un sens bien net émerge; la pensée vagabonde d’une isotopie à l’autre : « eau d’érable ou charmeur d’une terre à bois / si parfois le cœur s’égare par malentendus / dans un corbillard, l’escale de l’illimité / en ce jour d’érosion entre le rêve et la réalité ».

Pour ce qui est du sens, Lalonde célèbre les grandeurs et les misères de la vie, l’amour, le moment présent, les relations amoureuses, l’amitié, la poésie… mais aussi il relève les injustices, les espoirs brisés… avec une pensée bienveillante pour les laissés-pour-compte, les Métis. 

5 juin 2022

Charivari des rues

Robert Lalonde, Charivari des rues, Montréal, Atys, 1970, 72 pages
(Illustration de la couverture : Carlos Labrosse)

Disons-le dès le départ, l’écriture est plus contenue que dans le recueil précédent, même si on lit encore quelques poèmes qui valsent en tout sens. Le recueil est plus lisible et plus attachant. 

Il me semble que deux sujets alimentent le recueil. Le poète est au cœur de plusieurs poèmes et on découvre un être désillusionné (les mots « rêve » et « illusion » et d’autres synonymes reviennent sans cesse), en désaffection de soi, inquiet de son avenir : « l’impasse du lendemain » succède à la « remorque des rêves » et aux « tams tams des déboires ». La désillusion qu’on lit dans « La rengaine du p’tit vieux » est sans doute aussi la sienne : « un jour de plus, un jour de moins / au bord de la mort, sans ami / trop vieux et de trop dans la vie ». C’est peut-être dans le poème « Portrait d’un enragé » qu’on comprend mieux la source de son mal de vivre. Je cite le début : « Sans le sou, sans terre et fier de son coup / sans but ni métier, sans rêve ni papier // Sans joie, capable de tout et de rien / nomade sans parole et sans foyer ». 

Le second sujet — qui le rapproche de Jean Narrache — n’est pas très éloigné du premier. Lalonde trace un portrait poétique de la petite faune urbaine qu’il côtoie, celle des déshérités, des laissés-pour-compte, des personnages qui, à bien des égards, ne sont que des doubles de lui-même. Ainsi en est-il des poèmes « Camelot des quatre saisons », « Portrait d’une catin », « Balayeurs des rues », « Rues », « L’entrecroisé des rues » et « Le marginal des rues » dont je cite deux strophes : « l’on te voit, homme des rues, déserter le cafard / par les cahots et les bruits, avec ton chien de hasard / nez-à-nez au carré des bancs délabrés // à tourner la meule du quotidien pas à pas / de la plainte des mains à la racine des rides ».

On l’a dit, Robert Lalonde était métis et s’en réclamait. Doit-on y voir une cause de son malaise social? L’auteur lui-même ne fait pas ce lien, pourtant… En guise d’extrait, je vous propose un poème dédié à son père et à sa ville natale.

PORTRAIT D’UN MINEUR
pour mon père, pour Sudbury, Ont.

ville aux mille visages
où le temps ravage les mirages

dur d’oreille à l’appel 
des monts noirs et chauves

crue des saisons de boue et de slague 
où l’homme pétrit dans le roc son image

nickel à l’abandon d’un crique vert acide 
où l’air de sulfure plein de brûlure drague

mines où l’homme s’affronte sous terre 
de la sueur au cuivre la rouille et le fer 
crachant dans le noir son espoir et son rêve 
à l’usure son sang perfore la nuit,

coi d’ardeur à l’attente d’une femme en émoi 
marteau-piqueur à l’étincelle de froid 
l’éclair au cœur à briser la lie 
dans cet enfer trime de son bras une trêve.