29 avril 2022

Pierre de cécité

Marcel Bélanger, Pierre de cécité, Montréal, Atys, s.d [1962], s.p. [55 p.]

Pierre de cécité est le premier recueil de Marcel Bélanger (1943-2010). Il est très subdivisé : six parties. Chacune d’elles a un dédicataire : Les chants du mystère (à Rina Lasnier), Trois Picasso (à F. R. Pageau), Psaumes verts d’angoisse (à Yves Beauchemin), Guitare d’aube et d’ombre (à Manuel Betanzos Santos), Métamorphoses intérieures (à Nicole) et Cantate de l’homme nu (à Jean Ménard).

Ces « pierres de cécité » témoignent de la difficulté à trouver un sens à notre monde opaque, du désir de comprendre les « mystères de la vie », organiques et spirituels :

Je ne me souviens plus que de l'oubli
Je ne suis plus moi — et j'essaie de m'atteindre
Dans l'œil multiple de l'étoile
Et je retombe oppressé au seuil des chaos
Je ne profère plus alors d'oracles prophétiques
Je suis l'homme au creux de l'Homme
Prisonnier d'un sang ténébreux
Enchaîné au trépas d'une rouge mémoire.

La dernière suite, « Cantate de l’homme nu », résume assez bien la démarche philosophique du poète : elle comprend trois poèmes dont les titres sont empruntés à Gauguin : « D’où venons-nous? », « Qui sommes-nous? », « Où allons-nous? »

 « Joie des plénitudes – existais-tu alors que nos âmes cherchaient à être source d’elles-mêmes – alors que notre sang d’homme désirait le fruit interdit? » (« D’où venons-nous? »)

« Homme qu’es-tu au fond de nos abysses d’inexprimable? Où es-tu avec cette angoisse broyant la floraison des joies? » (« Qui sommes-nous? »)

« - Sans cesse nous rampons levant un œil violet d’envie – vers des pics de pure clémence – avec en nous des mélancolies de mystère disparu. » (« Où allons-nous? »)

La poésie de Bélanger, intellectuelle, abstraite et spirituelle, détonne dans le catalogue d’Atys. Le style est hyper métaphorique, chargé et parfois lourd : « J’arracherai les clous d’azur de l’ombre – le mutisme des mers intérieures – les algues de lumières des steppes empourprées ».

À propos de Marcel Bélanger

22 avril 2022

Électrodes

 Jacques Renaud, Électrodes, Montréal, Atys, 1962, n.p.

Le recueil est composé de quatre suites, la première n’étant pas nommée. Les trois autres s’intitulent « Au rythme des pores », « Éclats » et « No man’s ocean ».

 Le premier poème va ainsi :

« utopie d'un océan de torsions aux rivages de l'angoisse
faiblesse d'un aboiement de haine
l'amour tentaculaire
et ses dégoulinures de vanité
aux cassis des âmes tuméfiées »

 Et le reste est à l’avenant. Plus souvent qu’autrement, les mots noient le propos; ne reste qu’une longue plainte lourde et difforme, comme l’auteur lui-même le constate.

« poème de la lourdeur
poème surchargé
puant de haines bêtement haineuses
où l'espoir s'écrase sans raison
assommé
les yeux crevés
l'enfance broyée
sous des tonnes de vies stagnantes
flasques »

La vision est très noire et même apocalyptique: les quelques éclats de beauté qui apparaissent ici et là sont écrasés par les laideurs environnantes; les sujets sont plongés dans un monde de violence :

« les serpents m'enlacent visquosité somnolente
de milliers de bouches rouges qui lèchent les venins d'amour
et vomissent les filtres de haine
mon tombeau est un bal serpentaire »

Seule l’amour physique lui apporte quelques réconforts.    

« lécher ton âme et son soleil aquatique
ressacs de raz-de-marée à des récifs de volupté
flux et reflux
enroulements de hanches
spirales et tornades univers et prairies
caresser nos genèses en poudreries de vertige »

15 avril 2022

Holocauste à 2 voix

André Major, Holocauste à 2 voix, Montréal, Atys, 1961, 53 p.

Major écrit dans l’un de ses Carnets : « La poésie, pour moi, emprunte désormais l’aléatoire détour de l’anecdote, elle fait vœu de pauvreté, sinon de chasteté, elle tend au silence plutôt qu’à l’éloquence, elle prend la figure de l’ignorant que j’ai toujours été, elle suit ma pente dans le fol espoir d’étreindre une vérité plus improbable que jamais. » (Prendre le large, 2012)

On ne reconnait pas André Major dans ce recueil qui donne dans un romantisme grandiloquent. Gilles Marcotte écrit le 20 janvier 1962 dans La Presse : « André Major est sincère, énormément : cela se voit à l’œil nu ». Cependant, le reste de sa critique est sans appel : « Ce ne sont qu’images torturées, forcées, indigestes, allant plus souvent qu’il ne faut à la frontière du ridicule. » Pour employer les mots mêmes de Major, dans sa réponse à François Dumont, à propos de la dernière phrase du recueil (« QUI VEUT VIVRE S’ARME »), les « excès de rhétorique » sont très nombreux. Major enchaîne en disant qu’il ne voyait pas d’autres façons de secouer l’immobilisme dans lequel était plongé le Québec.

Va pour la situation sociale mais, s’il se peut, le style est encore plus chargé quand il parle d’amour : « Des flaques bien sales tapissent / l’aube masturbée / et nos corps en roulent de soif / nos corps aspergeant d’ombre / la forêt monastique ». (Je m’attire à toi). On lit aussi cette surenchère stylistique quand il délivre ses états d’âme : « Mon cœur me tuera / à force de faim et de soif / Yeux traqués bouées de mes braises / fondez le froid / J’aime les rayons qui me cendrifient / Étrange passion de flamber / aux torches des regards ». (Je veux vivre)

Inutile d’en rajouter, Major se cherche, expérimente, et de toute évidence tente de faire du bruit, de secouer le pommier. Situons-nous dans le temps. On est en 1961, avant Parti pris, avant le RIN, le FLQ, etc. Personne dans les années 50, hormis Gauvreau, ne pratiquait une telle esthétique de l’excès.

Le recueil compte deux parties. Dans « L’amour – Amour », le poète exprime ses sentiments amoureux, heureux ou malheureux, sa solitude, ses espoirs, son désir de vivre, ses relations d’amitié (un poème est dédié à Langevin et Gauguet). Dans la seconde partie, « La peur du froid total », le poète questionne sa présence au monde, évalue sa position sociale, ses engagements. Il dénonce un monde déshumanisé, clivant, aliénant, lâche. Le mot « Québec » n’est jamais prononcé, le discours demeurant assez général.

Voici le début de « L’âge d’or de la barbarie » :

L’Occident ronfle de son sommeil d’ogre
Son ombre de bête renifle les flancs
de ceux qui creusent leur trou d’angoisse
Et les canons ont les nerfs à fleur de bouche
Les mers ne broutent plus les rivages à l’aise
Leur peau est plaquée d’huiles
D’étranges bolides les crevassent
mais elles ont de fausses marées
Les mers ont mal elles se taisent
L’Occident n’a pas le courage de sa puissance
et de ses crocs
Il va exploser d’orgueil fauve
L’œil des habitants a couleur de ruines
Les fleurs comme tous les pièges de la Terre
n’ont plus la beauté certaine et les corolles bien fraîches

La publication du recueil ne fut pas réalisée sans problème : « Peu avant la publication d’Holocauste à 2 voix, Langevin disparaît à nouveau. Et quand l’imprimeur Pierre Guillaume m’appelle, j’apprends qu’encore une fois les frais d’impression n’ont pas été payés, mais qu’il me fera un prix d’ami si je l’aide à coller la couverture et à installer le bandeau Jasmin sur la centaine d’exemplaires. Cette fois, c’est mon père qui en fera les frais. Il n’avait pourtant jamais été question de compte d’auteur. Encore là, je dois m’occuper de la distribution et du service de presse. » (Major cité dans : Michel Biron, François Dumont, André Major, Montréal, Boréal, 2021.)

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François Dumont : « Déjà, en 1961, les mots qui concluaient Holocauste à 2 voix, « QUI VEUT VIVRE S’ARME », annonçaient ce que vous écririez deux ans plus tard dans Liberté : « La lutte est engagée, et on peut être assuré que plusieurs d’entre nous la feront les armes à la main »…

« C’était là un excès de rhétorique dicté par le fait que je ne voyais pas d’autre issue à notre immobilisme politique. Je misais sur la menace de cette violence appréhendée pour provoquer une prise de conscience dans les milieux politiques et peut-être même au sein de la population. Le Québec d’alors semblait résigné à reproduire son passé. Même le Frère Untel avait été mis en pénitence pour avoir osé dénoncer ce qui sautait pourtant aux yeux. Dès qu’une parole libre se faisait entendre, on la muselait.»

8 avril 2022

Le froid se meurt

André Major, Le froid se meurt, Montréal, Atys, 1961, [s.p.] 30 pages. (Préface des Gilles Leclerc)

Le recueil s’ouvre sur le désir, désir de départ, désir de chaleur et de lumière. Il faut sortir de la nuit, dompter le froid, rompre avec l’inertie. Cette énergie très organique le porte vers l’action; il doit bouger, agir : « insoumise ardeur de mon âge / à l’heure où viennent les oiseaux d’angoisse / se révolte mon cœur essoufflé / de fuir l’intolérable réseau des chaînes ». Le besoin de liberté s’exprime aussi dans la sexualité : « nuit propitiatoire / des corps se cherchent / sauvagement ». Le bonheur est libre, comme l’enfance, comme  le  sentiment amoureux : « incrustés dans mon visage / les glandes de tes yeux-douceurs ». La vie est là qui s’offre, il faut plonger, bousculer, défier. « seul  je ne peux racheter la vie / venez venez je vous précède / le large ouvre son œil béant ». Délesté du mal qui le gangrenait, son « moi nouveau » se sent léger, libre  : « j’ai vomi des facettes de glace /…/ j’ai chassé de mon cœur / l’odeur de pourriture ».

André Major n’a que 19 ans quand il publie ce recueil et déjà on perçoit l’écrivain engagé qu’il va devenir. Il va, très tôt dans les années 60, contribuer à secouer le joug qui écrasait la société québécoise, entre autres en fondant avec quelques amis la revue Parti pris

Voir aussi Le cabochon