28 février 2013

Le sanglot sous les rires


Marie-Antoinette Grégoire-Coupal, Le sanglot sous les rires, Montréal, Albert Lévesque, 1932, 175 pages. (Le livre eut droit à une 2e édition : Fides, 1948)

Le recueil contient quatre nouvelles. En avant-propos, l’auteure présente ainsi son projet : « Ce sont des pastels; d'une main hâtive, je les ai crayonnés pour les toutes jeunes filles, celles dont l'illusion berce encore l'âme candide et vibrante et qui demandent à leurs lectures un peu de la vie réelle, mais surtout beaucoup d'idéal et beaucoup d'amour. / L'idéal, n'est-ce pas un temple somptueux, construit à mi-chemin entre le prosaïsme et la chimère, dont la base repose sur la réalité terrestre et dont les voûtes touchent le ciel, un temple dans lequel toute jeune fille devrait enfermer le tabernacle de son cœur, tabernacle d'amour fermé aux regards profane? »

Elle souhaite qu'on accueille ses nouvelles « avec cette souriante indulgence que l'on réserve à l'œuvre d'une amie, indulgence qui voile les raideurs et donne à l'auteur l'illusion consolante d'être classée parmi les artistes, l'ambition et le courage de viser toujours plus haut, jusque vers les inaccessibles sommets de la perfection ».

Le sanglot sous les rires
Un jeune homme vient rejoindre son amoureuse pour planifier leurs fiançailles. Elle lui apprend qu’elle vient de se fiancer à un autre. Pour se venger, il épouse la première venue. L’arrivée d’un enfant vient adoucir son malheur, sauf que sa femme ne s’en occupe pas  et que l’enfant meurt. Avant de devenir fou, il retourne vers son ancienne amoureuse pour la maudire. Celle-ci mettra au monde un enfant infirme.

L’envers d’un rêve
Un jeune tombe amoureux des vers d'une poétesse. Il veut la rencontrer, ce qu’elle refuse. Il se contente de lui écrire jusqu’au jour où il décide de forcer les choses. Il se présente chez elle et découvre qu'elle a un handicap physique. Il la fréquente, s'en amourache. Elle n'y croit pas. À titre d'épreuve, elle exige qu'il s'éloigne pendant six mois. Quand le délai est passé, il revient mais découvre qu'elle est mourante.

Tragiques fiançailles
Le narrateur retrouve son amour de vingt ans. Elle a épousé un autre homme qui l'a abandonnée. Malade et gagnant péniblement sa vie, elle vit avec sa fille de six ans. Son ex a même tenté de l'assassiner. Elle fait promettre au narrateur qu'il va s'occuper de sa petite fille à sa mort et qu'il va l'épouser lorsqu’elle sera en âge de le faire.

Le lien brisé
Denise a épousé Lucien et est allée vivre avec lui. Sa belle-mère habite avec eux et lui rend la vie impossible. Elle finit par retourner chez sa mère et Lucien vient habiter avec eux. Cette fois-ci, c'est la mère de Denise qui rend la vie impossible à Lucien. Ils se séparent et même quand elle donne naissance à un enfant, ils ne se revoient pas. La vie passe, les belles mères meurent et pourtant ni l'un ni l'autre ne fait le premier pas qui aurait pu mener à une réconciliation.

Les titres et les résumés disent tout. Histoires sentimentales, avec les pires clichés mélodramatiques. Ce recueil a mérité le prix d'action intellectuelle (?).  Marie-Antoinette Grégoire-Coupal va écrire beaucoup de romans sentimentaux. Pauline Gill lui a consacré une biographie : Marie-Antoinette. La dame de la rivière rouge.

17 février 2013

Entre deux rives


Renée des Ormes (Léonide Ferland), Entre deux rives, Québec, L'Action sociale, 1920, 139 pages.

Entre deux rives n’est pas un roman, mais la correspondance (probablement corrigée et réécrite) entre une marraine de guerre et son filleul belge.

Le tout débute en septembre 1917 par une lettre que Raymond D., un officier belge, adresse au directeur du journal Le Soleil afin de trouver une marraine  de guerre. En préface, Renée des Ormes ne s’en cache pas, elle est la marraine même si, quand elle s’adresse à son filleul de guerre, elle signe « Louise ». Ils vont entretenir une correspondance, pas très personnelle tout compte fait, jusqu’en mars 1919. On comprend que ces lettres étaient ouvertes par des lecteurs qui s’assuraient que rien ne fût révélé qui aurait pu mettre en danger l’armée.

Que contiennent ces lettres? Ils échangent des informations sur leur pays respectif, ils essaient  de décrire ce qu’il y a de beau à visiter. Elle lui envoie des cartes postales des lieux touristiques et parfois de petites gratifications : écharpe, sucre d’érable, et quelques livres : Lozeau, Adjutor Rivard… Elle ne parle pour ainsi dire pas d’elle-même, de sa vie. Est-elle mariée? A-t-elle des enfants? Il lui raconte la Belgique, il décrit sa famille et la petite entreprise qu’il dirigeait avant le conflit. Et la guerre? Il n’en dit presque rien, si ce n’est qu’il fait suivre à l’occasion des découpures de journaux qui sont reproduites dans le livre. On assiste à la fin des hostilités, sans qu’il y ait d’explosion de joie. Et leur échange se termine un peu comme elle a commencé, c’est-à-dire sans beaucoup d’éclats.

Léonide Ferland
Mars  1919.
Raymond à Louise

Votre lettre, la dernière hélas ! qui doit me venir de vous, m'est justement remise.

Je suis en garnison à Bruxelles maintenant. Mon cantonnement est à dix minutes de « chez-nous » et je peux donc passer chaque nuit dans un lit que petite sœur a le soin de bien border, et goûter encore à la « popote » maternelle... Enfin, d'ici quatre mois j'aurai repris le chapeau et la canne comme tout le monde !... Depuis mon retour j'emploie toutes mes heures de liberté à la remise en état de mon usine. Les affaires reprennent peu à peu leur cours d'autrefois, mais le coût de la vie est fort élevé... Oh ! pauvre petit peuple de Belgique, on ne saura jamais assez ce que tu as souffert sous la botte germanique... Mais il nous faut à présent remercier Dieu et les Alliés, ceux qui ont compris nos douleurs et qui les ont soulagées, et prier pour ceux qui ne sont plus.

Je vous envoie sous le même pli quelques notes qui m'ont été données, concernant les pertes approximatives subies par notre armée durant la dernière offensive. Ces détails témoignent avec éloquence de l'héroïsme de nos vaillantes troupes... Mais si tous les enfants de la Belgique sont fiers de leurs exploits, nous n'oublions pas la part glorieuse qu'ont prise les Canadiens au cours de cette guerre terrible, et quand le Canada applaudit ses fils qui reviennent, meurtris et victorieux, nous saluons de loin, avec respect, le noble drapeau dont ils ont fait flotter les couleurs harmonieuses jusqu'ici.

Cousine, j'ignore ce que l'avenir me réserve, mais j'ai confiance que vos bons souhaits seront exaucés du Très-Haut... Et puisque le jour est arrivé de nous dire adieu, permettez-moi de vous affirmer que vous resterez toujours pour moi l'amie lointaine et bonne qui a su mettre des fleurs sur mon dur chemin et rendre mon cœur plus fort au sein des heures les plus sombres... Je vous félicite de ce geste, je vous remercie de vos gâteries et je vous jette bien haut, de toute mon âme, le cri de ma reconnaissance : «  Vive le Canada !   Vive la Canadienne ! »

Adieu, marraine... (p. 123-125)

14 février 2013

Antoinette de Mirecourt


Rosanna Leprohon, Antoinette de Mirecourt. Mariage secret et chagrins cachés, Montréal, J. B. Rolland, 1881, 343 pages. (traduit de l’anglais par J. A. Genand?) (1re édition: Secret Marrying and Secret Sorrowing, John Lovell, 1864) (1re édition en français: C. O. Beauchemin et Valois, 1865)

L'action se situe quelques années après la Conquête. Lucille D’Aulnay, mariée à un homme plus âgé qui s’intéresse peu à elle, vit rue Notre-Dame dans le « quartier aristocratique » de Montréal. Son mari lui laisse toutes libertés. Elle a décidé que le deuil de la Conquête avait assez duré et que le temps était venu de relancer la vie sociale. Elle organise des bals et comme la noblesse française est pour ainsi dire toute retournée en France, elle invite des officiers anglais. Parmi eux se trouvent le major Audley Sternfield et le colonel Evelyn.

Antoinette de Mirecourt, orpheline de mère, n'a que 17 ans. Elle vit dans le domaine seigneurial de Valmont avec son père. Elle est invitée par sa cousine Lucille à passer quelques mois dans le  milieu mondain de Montréal. Comme toutes les femmes, elle est séduite par le major Sternfield qui la poursuit de ses avances. Elle sait pourtant que son père n'acceptera jamais qu'elle épouse un Anglais. D'ailleurs, il lui a déjà trouvé un mari en la personne de Louis Beauchesne, un ami d'enfance.

Pour empêcher ce mariage qu’Antoinette ne désire pas, Lucille D’Aulnay, elle-même victime d’un mariage arrangé,  la convainc de faire un mariage secret avec le major Sternfield. Elle hésite, se culpabilise mais les deux intrigants finissent par lui forcer la main. Elle épouse donc en secret le major, malgré la certitude que son père va la déshériter. Le major lui propose de garder secret leur mariage jusqu'à ce qu'elle atteigne ses 18 ans, année où elle pourra au moins jouir de la rente de sa défunte mère. En retour, elle exige que leur mariage, contracté devant un officier anglais, ne soit pas consommé tant qu’il n’aura pas été officialisé par un mariage catholique.

Cette situation ne tarde pas à la torturer. Elle découvre assez vite que le major n'est qu'un intrigant, un joueur compulsif et un coureur de dot. En plus il se montre jaloux et irascible lorsque d’autres hommes, qui ignorent son statut matrimonial, lui font la cour. Elle regrette d’autant plus son erreur qu’elle s’attache au colonel Evelyn, un homme juste et respectueux des Canadiens français, que son père a connu pendant un voyage. Ce dernier lui fait une cour respectueuse qu’elle doit repousser. Cette situation finit par la rendre malade. Après bien des misères, que je vous épargne, les choses vont finir par s'arranger quand le major Sternfield se fait tuer dans un duel avec Louis Beauchesne. Du coup, son mariage secret est dévoilé au plein jour, ce qui entraîne une condamnation de la « haute » société. A toute chose, le malheur est bon : le colonel, toujours amoureux d’elle, et au fait des manigances de Sternfield qui ont entraîné sa chute, lui demande de l’épouser, ce qu’elle accepte.

Contrairement à ce qui se passe dans Les Anciens Canadiens et dans quelques œuvres de l’époque, l’Anglais n’est pas repoussé par la jeune fille canadienne-française sur fond de patriotisme. Chez Leprohon, il n’y a pas de revanche sur le plan amoureux. En même temps, ce jeune Sternfield est un personnage détestable, faux, profiteur, qui donne une piètre image de l’Anglais. Cependant, le colonel Evelyn est juste et honnête, ce qui équilibre le portrait.

Bizarrement, si les pères semblent animés d’un sentiment patriotique, qui repousse toute alliance avec le colonisateur, les filles ne semblent guère s’en préoccuper. Elles sont d’une naïveté sentimentale incommensurable (et le mot n’est pas encore assez long). On sait que c’est une des règles du genre. Il faut une jeune fille pure et naïve, des intrigants qui la piègent. Alors commence son calvaire, mélodramatique et larmoyant à souhait, qui se clôt par un « happy end ».

Rosanna Leprohon - BAnQ
Le roman souffre beaucoup d’invraisemblance, le caractère des personnages varie selon les circonstances. On voit très peu le contexte historique, si on excepte les quelques pages du chapitre 4 qui font état de la situation au lendemain de la Conquête. Les nobles français, restés sur place, moins intéressants que ceux qui sont partis, sont allés pour la plupart se perdre au fond des campagnes, au dire de l’auteure. Aucun personnage historique n’apparaît dans le récit. Le roman se veut une charge contre les mariages secrets. Leprohon intervient dans son roman pour faire la morale à ses personnages. Ceci étant dit, il est facile de comprendre le succès de cette auteure : c’est une raconteuse de talent.

Extrait
Deux minutes après, le major Sternfield et le docteur Ormsby, après s'être débarrassés de la neige qui s'élit amassée sur leurs paletots, entraient dans le salon. Le militaire présenta aux deux dames le jeune chapelain du régiment, lequel ne répondît que très brièvement et presque froidement à la bienvenue pleine d'empressement de la maîtresse de céans.
Après le premier échange de politesses, on s'assit. Le ministre se mit à observer d'un œil scrutateur la jeune fille vers laquelle Sternfield était déjà penché. Ni la nuance animée de sa robe, ni la chaleur de l'atmosphère, ni même la présence de son fiancé n'avaient fait naître la moindre couleur sur ses joues ou communiqué la plus légère animation à ses yeux. La physionomie du docteur Ormsby devenait plus sérieuse, son attention plus soutenue, à mesure qu'il continuait cet examen.
Cette scène passablement singulière se serait pro longée si madame d'Aulnay, déjà piquée par le manque de galanterie dont son nouvel hôte, le ministre, faisait preuve en ne tenant aucune conversation avec elle, ne s'était levée en disant :
— Ma chère Antoinette, nous ne devons pas abuser des moments si précieux que veut bien nous accorder le docteur Ormsby.
Antoinette se leva à son tour, et d'une voix sèche, presque vive :
— Je suis prête ! dit-elle.
Madame d'Aulnay alla fermer la porte sans bruit et s'approcha ensuite de la table, autour de laquelle les trois autres personnes se tenaient déjà debout. Pendant un instant, le docteur Ormsby regarda fixement Antoinette ; puis, s'adressant à elle :
— Vous me paraissez bien jeune, mademoiselle de Mirecourt, dit-il, et c'est un engagement pour toute la vie que vous allez contracter dans quelques instants : avez-vous bien réfléchi aux devoirs qu’il impose ? Avez-vous bien pesé toutes ses obligations ?...
— Votre question me paraît vraiment singulière et parfaitement inutile, monsieur Ormsby, interrompit Sternfield d'un air sombre et courroucé.
— Je ne fais que remplir mon devoir, major, répondit le ministre d'une voix grave et sévère ; ou plutôt, je crains de le dépasser en remplissant la promesse que je vous ai faite. Cependant, puisque je suis ici, si mademoiselle de Mirecourt est encore décidée à contracter ce mariage aussi secrètement et avec tant de précipitation, il ne m'appartient pas de m'y opposer.
En ce moment suprême, Antoinette répéta d'une voix presqu'inintelligible :
— Je suis prête !
Quelques minutes après, les mots solennels  « Que l'homme ne sépare pas ce que Dieu a uni » étaient prononcés : Audley Sternfield et Antoinette de Mirecourt étaient mari et femme. (pages 108-110)

Rosanna Leprohon sur Laurentiana

8 février 2013

Rêveries


William Athanase Baker, Rêveries, Montréal, Beauchemin, 1915, 15 pages.

William Athanase Baker (1870-1949) était avocat. Il a été membre de l’École littéraire de Montréal à partir de 1909. Il a publié six recueils de poésie, mais la plupart ne sont que des fascicules. C’est le cas de Rêveries publié en 1915 qui ne contient que 12 poèmes. Il va reprendre la plupart de ses poèmes déjà publiés dans son principal recueil, Les Disques d’airain en 1918.

Sa poésie n’est ni patriotique ni régionaliste. On disait avec raison de Baker qu’il était un poète philosophe. Ses thèmes sont universels. Dans son poème « Au poète », il définit sa conception de la poésie : « Tu vis dans ton rêve, et le monde est un hochet / Dont tu dis la romance éternelle et profonde ; / Ton âme est l'infini, car c'est l'âme du monde. » Le poète est en quelque sorte « la voix de la Nature ». Même quand il aborde un thème comme la guerre, Baker est plus enclin à célébrer la « Pensée » que les héros : « Ton espoir est sorti de l'auguste Pensée, / Ce refuge de l'homme en face du brutal ». Même le romantique thème de la solitude se termine par une réflexion mystico religieuse : « Le renoncement divin par quoi l’homme / Échappe à l’homme ainsi qu’au lourd destin, / Et devient libre et calme et pur, tout comme / La nature à l’aube d’un calme matin. »

SOIR RUSTIQUE

La corolle des fleurs par la brise inclinée
Exhale, près d'un lac, d'enivrantes senteurs,
Comme un lustre qu'allume au mois de l'hyménée
Le soleil créateur de parfums, de couleurs.

Ouvrier du futur au soir de sa journée,
Le poète vibrant à toutes les douleurs,
Se repose en ce lieu de sa verve indignée,
Et se reprend à vivre en des espoirs meilleurs.

Puisant l'auguste paix en ce divin nectar,
Il voit languir aux cieux la lumière en retard,
Et résigné devant les sources éternelles.

Invoquant la nature aux forces maternelles,
Le poète serein, en son rêve s'endort,
Comme un astre couchant tombe dans un ciel d’or.

2 février 2013

Les Blessures

Jean Charbonneau, Les Blessures, Paris, Alphonse Lemerre, 1912, 228 pages.

Contrairement à ses confrères de l’École littéraire de Montréal (Charles Gill, Gonzalve Desaulniers, Arthur de Bussières et Lucien Rainier), Jean Charbonneau n’attendra pas la fin de sa vie pour publier un recueil. Dès 1912, paraissait Les Blessures chez Lemerre à Paris. Charbonneau publiera cinq autres recueils, ce qui en fait le poète le plus prolifique de l’École littéraire de Montréal, dont il fut l’un des fondateurs et son historien.

Son recueil est long, très long : 219 pages et 12 parties! Je cite Camille Roy, pas très tendre à son endroit : « Il se complaît surtout dans les spéculations philosophiques, et traite des grands problèmes de l'homme et de ses destinées. Son esprit, qui paraît plongé dans une sorte de panthéisme inconsistant, cherche à résoudre l'énigme des choses, sans d'ailleurs rencontrer de solution. Le poète aborde dans ses poèmes des sujets où sa pensée se dilue, se noie, ou se perd dans le vide. Les sujets dépassent souvent l'envergure des ailes de la muse. » Il est clair qu’on se méfiait de Charbonneau, sa pensée n’étant  pas teintée de vision chrétienne. Malgré quelques éclaircies bien timides, cette poésie est très pessimiste, ce qui est annoncé dans le poème liminaire.

SONNET   LIMINAIRE
Livides, vous voyagez au gré du flot des mers,
Amour, Force, Génie, et la Gloire vous leurre;
Et, même lorsque l'homme est à sa dernière heure,
L’espoir remplit ses yeux voraces et pervers.

Moi, j’ai beau regarder, vos désirs sont amers;
La vaste Humanité m'épouvante et m'écœure;
Et l’exécrable Orgueil sur vos néants demeure :
Je n’attends plus que vous, sanglots de l'Univers.

Toute la première partie du recueil traduit un désespoir total, le nihilisme le plus pur. Aucun espoir religieux ne vient alléger son malheur. Ni l’amour, ni la gloire, ni le génie ne peuvent endiguer le malheur. « La plus noire, la plus longue des agonies / … / C’est de ne rien laisser après toi qui demeure, / De croire en ton néant jusqu’à la dernière heure, / Et de savoir ton nom s’abimer dans l’oubli. » On comprend les grincements de dents de l’abbé Roy qui ne devait guère apprécier ce désespoir athée. Même le décor familier est à l’avenant : « Triste ma chambre avec ses tentures funèbres ».

Plus loin dans le recueil, le tableau s'éclaircit quelque peu. On apprend que la Beauté, le rêve et la nature peuvent servir d’exutoire. On s’épanche sur les fleurs, les papillons, sur les jardins refleuris, sur le souvenir d’amours anciennes. Il y a même cette « aurore fleurie » : « La route commencée et par l’heure suivie / A de nouvelles fleurs dans les sentiers joyeux : / Recommence d’aimer et de vivre la vie / Car l’espoir n’est pas mort dans ton cœur ténébreux » Remarquons que le poète s’exhorte pour se convaincre, procédé souvent employé dans son recueil. Les élans de bonheur ne sont jamais bien longs et le désespoir, même dans des poèmes qui commencent sur un mode souriant, a tôt fait de revenir : « Pour une heure de joie à ta beauté ravie, / Une heure seulement de rires sans sanglot, / Où les pleurs malgré nous ne coulent pas à flot, / Prends mon sang et ma chair, nature, prends ma vie! » Même les thèmes du terroir deviennent sous sa plume de sombres tableaux, par exemple dans « La fileuse » : « Voici le vieux rouet. La marâtre, la Vie, / Y file l’écheveau du Temps entre ses doigts. »

Contrairement à ce que prétend Camille Roy, Charbonneau n’est pas confus. J’ajouterais aussi que cette poésie, inspirée des symbolistes et des décadents français, coule de source. Je termine par ce poème, tout à fait dans la veine panthéiste que lui reprochaient Roy et les critiques de l’époque.

AUX   ÉTOILES
Astres, divines fleurs aux profondeurs écloses,
Lumières qui rendez soucieux notre front,
Pourquoi me cachez-vous les effets et les causes,
Muets contemplateurs du firmament profond?

L’'obscurité du doute en mon esprit pénètre
Quand j'affronte, le soir, votre regard divin;
Et l'abîme se fait plus sombre dans mon être
Chaque fois que mon cœur vous interroge en vain.

Qui donc pourra savoir d'où vous êtes venues
Et comprendra le sens de vos lointains printemps?
Étoiles, vos splendeurs me restent inconnues,
Et ma raison s'égare en l'espace et le temps!

Qui pourra calculer le nombre des atomes
Jetés dans l'au-delà du silence éternel?
Astres vivants ou morts, mystérieux fantômes,
Pourquoi demeurez-vous muets à notre appel?

Que ne dévoilez-vous devant nos yeux avides
L'impalpable, la blanche et sainte vérité,
Si par delà l'éther les cieux ne sont pas vides
Et si nous devons croire en l'immortalité?

Jean Charbonneau sur Laurentiana : L’École littéraire de Montréal