9 janvier 2013

Émile Nelligan et son œuvre

Louis Dantin, Émile Nelligan et son œuvre, Montréal, Beauchemin, 1903 [1904], 164 pages. (Préface de Louis Dantin)

Pourquoi le recueil est-il  attribué à Louis Dantin? C’est lui qui a entrepris la publication des poèmes de Nelligan, ce dernier étant interné. Comme il n’a pas pu mener à terme l’entreprise, ayant dû fuir le pays, ce sont la mère de l’auteur et les éditions Beauchemin qui ont terminé le travail, d’où les deux dates, 1903 et 1904.

Le recueil contient 107 poèmes, surtout des sonnets et des rondels, répartis en dix parties. Nelligan avait envisagé la publication de ses poèmes, puisqu'il avait esquissé un plan, dont Dantin s’est servi. Plutôt que de progression, il vaudrait mieux parler de variations sur un même thème : le désespoir (n’importe lequel autre synonyme sera aussi bon). Voici un survol de chacune des parties. 

I- L’âme du poète contient trois poèmes connus : « Clair de lune intellectuel », « Mon âme » et le célèbre « Vaisseau d’or ». Le poète est un être d’exception, aérien, idéaliste, pur comme un enfant, qui vit loin des laideurs du monde matériel. «  Ah ! la fatalité d’être une âme candide / En ce monde menteur, flétri, blasé, pervers, / D’avoir une âme ainsi qu’une neige aux hivers / Que jamais ne souilla  la volupté sordide ! » Déjà l’exclusion, le sentiment de rejet, la chute et la souffrance.

II- Les jardins de l’enfance contient 14 poèmes, dont « Ma mère » et  « Devant deux portraits de ma mère ». Le poète pleure le paradis perdu de l’enfance. Pour retrouver un peu de ce bonheur, il se remémore d’anciens souvenirs. Apparaissent la figure de ses sœurs et surtout celle de sa mère : « Ma mère, que je l’aime en ce portrait ancien, / Peint aux jours glorieux qu’elle était jeune fille, / Le front couleur de lys et le regard qui brille / Comme un éblouissant miroir vénitien ! » L’enfance, tout comme la beauté, porte en elles les germes de leur perte : « Les rides ont creusé le beau marbre frontal ».

III- Amours d’élite contient 12 poèmes, dont « Rêve d’artiste » et « Beauté cruelle ». L’amour demeure un rêve jamais concrétisé. Le poète est ignoré, repoussé, ou abandonné. « Elle est hautaine et belle, et moi timide et laid : / Je ne puis l’approcher qu’en des vapeurs de rêve. / Malheureux ! Plus je vais, et plus elle s’élève / Et dédaigne mon cœur pour un œil qui lui plaît. » Il arrive aussi que la belle soit morte ou encore qu’elle n’existe pas réellement : c’est une chimère, une statue, un objet d’art comme la poésie. « J’ai ce désir très pur d’une sœur éternelle, / D’une sœur d’amitié dans le règne de l’Art ».

IV- Les pieds sur les chenets contient 15 poèmes, dont « Rêves enclos » et « Soir d’hiver ». On est de plain-pied dans le désespoir de Nelligan : spleen, grisaille, froid, enfermement, atmosphère décadente, soir lugubre, musiques tristes, maladie et folie : « Nous ne serons pas vieux, mais déjà las de vivre, / Mort ! que ne nous prends-tu par telle après-midi, / Languides au divan, bercés par sa guitare, / Dont les motifs rêveurs, en un rythme assourdi, / Scandent nos ennuis lourds sur la valse tartare ! » Ou encore : « Je sentais remonter comme d’amers parfums / Ces musiques d’adieu qui scellaient sous la terre / Et mon rêve d’amour et mes espoirs défunts. » 

V- Virgiliennes compte 9 poèmes. Nelligan pose son regard morose sur la nature et le monde rural (Souvenirs de Cacouna où il passa certains étés?) Cet environnement est souvent associé à l’enfance, donc au bonheur ancien. « Or, tous deux, souriant à l’étoile du soir, / Nous sentions se lever des lumières d’espoir / En notre âme fermée ainsi qu’un donjon noir. »

VI – Eaux-fortes funéraires contient 9 poèmes, dont « Les corbeaux ».  De vieilles rues, la mort du jardin, des corbeaux qui s’acharnent sur une dépouille, un banquet funéraire, un corbillard, le tout parfois proféré dans un rire grinçant. On est chez Edgar Poe. « Ils nous viennent, claquant leurs vieux os : les voilà ! / Qu’on les assoie en ronde au souper de gala. / À la santé du rire et des pères squelettes ! » Ou encore : « J’ai grandi dans le goût bizarre du tombeau, / Plein du dédain de l’homme et des bruits de la terre, / Tel un grand cygne noir qui s’éprend de mystère, Et vit à la clarté du lunaire flambeau. »

Troisième édition, 1932
VII- Petite chapelle contient 14 poèmes, dont « Les communiantes » et « Les carmélites ». Le sentiment religieux est fortement associé à l’art, à la musique,  aux statues dont celle de Sainte-Cécile : «  Je ne veux plus pécher, je ne veux plus jouir, / Car la sainte m’a dit que pour encor l’ouïr, / Il me fallait vaquer à mon salut sur terre ». Ce qui semble aussi retenir l’esprit tourmenté du poète, c’est le décorum, les côtés plus sombres de l’histoire religieuse (la passion) et la ferveur religieuse, mais une ferveur qui lui est étrangère, qu’il se contente d’observer.

VIII- Pastels et porcelaines contient 12 poèmes, dont « Potiche ». Les objets sont des sources d’inspiration qui suscitent maints souvenirs : des balsamines dans un missel rappellent à une dame un musicien, un service de vaisselles est rattaché à un enfant, le tissu d’un sofa évoque d’anciens bals, des camélias roses une désillusion amoureuse, et ainsi de suite pour le soulier d’une morte, la vieille armoire pleine de souvenirs. Quant à cet[te] potiche, elle évoque l’âme du poète : « Mon âme est un potiche où pleurent, dédorés, / De vieux espoirs mal peints sur sa fausse moulure ; / Aussi j’en souffre en moi comme d’une brûlure… »

IX- Vêpres tragiques contient 6 poèmes, dont « Le bœuf spectral ». Des musiques funèbres, un homme qui fabrique des cercueils, une noyée qui se lamente au fond d’un puits, une folle qu’on retrouve morte dans un fossé et les « râles rauques » d’un « bœuf spectral » dans le couchant : « Dans des chocs de ferrailles, / L’on descend mon cercueil, parmi l’affreux décor / Des ossements épars au champ des funérailles, / Et mon cœur a gémi comme un long cri de cor !... »

X- Tristia contient 13 poèmes, dont « Sérénade triste », « Tristesse blanche », « Ténèbres » et « La romance du vin ». C’est le dernier chapitre, tout est joué. Il n’y a plus d’échappatoire : « Fuyons vers le château de nos Idéals blancs, / Oh ! fuyons la Matière aux yeux ensorcelants. // Veux-tu mourir, dis-moi ? Tu souffres et je souffre, /Et nos cœurs sont profonds et vides comme un gouffre. » Tout le désespoir de Nelligan git dans la romance du vin, si faussement gaie : « Les cloches ont chanté ; le vent du soir odore... / Et pendant que le vin ruisselle à joyeux flots, / Je suis si gai, si gai, dans mon rire sonore, / Oh ! si gai, que j’ai peur d’éclater en sanglots ! »

Je n’avais pas relu Nelligan d’un couvercle à l’autre depuis mes années universitaires. Comme professeur, on potasse toujours les mêmes poèmes. Je dois dire que je craignais de ne plus retrouver l’émotion qu’avait suscitée cette œuvre pendant ma jeunesse. Au-delà de la poésie (quant à moi, il y a au moins 40 bons poèmes), je suis sensible au drame humain qui se joue sous nos yeux. Il est clair que Nelligan sentait avec beaucoup de lucidité la mort qui rôdait. Conscient de sa névrose, il la regardait, sans grands espoirs de l’apprivoiser.

Je ne suis pas d’accord avec Dantin pour dire qu’il n’y a pas d’idées chez Nelligan. Il y a un désespoir qui teinte aussi bien les relations humaines que les objets, les paysages, les lieux saints, les rêves et même l’enfance et même l’image de sa mère. Et ce désespoir, présent sous différentes formes, est accentué par la variation de tons, tantôt amer et désillusionné, tantôt faussement enthousiaste. D'ailleurs, Dantin finit pas admettre que cette poésie n’est pas vide de sens : « Et comment donc la disais-je étrangère à toute philosophie ? La souffrance n’est-elle pas le grand fait, la grande loi humaine ? Dans la plainte âpre et désolée qui siffle entre ces strophes, il y a tout Schopenhauer, tout Job aussi, l’auteur le plus pessimiste qui soit au monde, et le moins lu, après Baruch. »

Idées originales? Pas toujours, je l’accorde. Oui, on reconnaît Verlaine, Baudelaire, Rimbaud. Pouvait-on en demander plus à un jeune entre 17 et 19 ans? Et pourquoi toujours diminuer cette œuvre en disant que la folie l'a interrompue? Comment être sûr que Nelligan n’avait pas déjà donné le meilleur de lui-même? Cela se serait déjà vu.

Nelligan sur Laurentiana
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