31 mars 2022

D’un monstre à l’autre

Claude Laurier (pseudo de Lise Lapointe), d’un MONSTRE à l’AUTRE, Montréal, Atys, 1961, 40 p.

Le premier poème s’intitule « hécatombe à Pénélope dixit Georges Brassens » et au bas, comme ce sera le cas de tous les poèmes, est inscrite l’heure où il a été achevé, dans le cas présent « 8 hres p. m. ». La référence à Pénélope n’est pas gratuite, ce poème évoque un déracinement amoureux, l’abandon, la perte de l’estime de soi. Laurier file une métaphore (la décomposition des fruits et des corps) pour décrire la perte : « griffes de chairs putrides / et toi   tu essaies de masquer les déchirures / maintenant puante carcasse en lambeaux de sang ». Vérification faite, « Pénélope » est le titre d’une chanson de Brassens dans laquelle il s’interroge sur les rêves de l’épouse rivée à sa maison, donc sans lien très fort avec le poème de Laurier.

Les poèmes qui suivent n’ont pas tous la qualité de l’initial et ratissent beaucoup plus large que le revers amoureux. Tous reprennent plus ou moins le sentiment d’inconfort, de malaise, que la poète ressent. Il est inutile d’essayer d’identifier qui sont ces « monstres » qu’évoque le titre, mais chose sûre le mot « homme » revient souvent. Les poèmes traduisent un sentiment d’impuissance, on y fait état d’agression, de blessure, d’orage. « vous avez moissonné mes gerbes de sang / pourquoi   paver vos chemins de velours grenat ». La poète ne se pose par pour autant en victime, on pourrait plutôt parler d’une posture de défi et même de vengeance : « rivale intrépide / celle-là qui ne vient de nulle part se dit de partout / je me vengerai bientôt des déesses ». « Monstre », de son propre aveu, elle l’est aussi.

Seule femme à avoir publié chez Atys (Liliane Morgan a publié quelques poèmes dans un collectif), il est difficile de comprendre qu’elle n’ait jamais fait paraître d’autres recueils de poésie. Elle avait une « voix », comme on dit parfois.

les vrais

les peupliers ne me parlent plus
les sons de l’air touchant les femmes pendues au cou
ne correspondent plus aux miens

les peupliers droits s’enlignant de profil
              ont fermé ma fenêtre

mes yeux vivent de torses nus
              de belles robes écarlates   orange ou magenta...
 

gisent sur le sol mes souvenirs froissés   mes souvenirs mous...

je vais me taire
puisque les arbres qui me disaient de vastes poèmes
les ARBres se sont tus

—11 hres 45 a. m.





25 mars 2022

Le pouvoir de vivre

Jacques de Roussan, Le pouvoir de vivre, Montréal, Atys, s.d. [1961], 44 pages. (3 bois originaux de Janine Leroux-Guillaume) (Le recueil est dédié à son épouse : Wanda Malatynska)

Le livre, imprimé à l’atelier Pierre Guillaume, avec les bois de Janine Leroux-Guillaume, est très beau. Cependant, le projet poétique est plus modeste. De Roussan procède presque toujours par répétition d’un vers, d’une structure de phrase ou de strophe, ce qui est souvent l’apanage des débutants.

L’inspiration est large. Certains poèmes sont personnels, d’autres ont une portée sociale ou philosophique. Il ne faut pas y chercher de métaphores complexes, de surprises au tournant d’un vers, le tout baigne dans une simplicité de bon goût. On devine que ces poèmes musicaux ont été récités tant le propos est accessible.

Relevons quelques idées. De Roussan regrette le tournant artificiel qu’a pris la société : « L’homme, jadis libre, / s’enferme lui-même / et, de toutes ses fibres, / a jeté l’anathème / sur la liberté naturelle / où, lorsque grand et fort, / il avait une puissance réelle / qui magnifiait son corps. »

Plusieurs poèmes célèbrent l’amour et la vie (lire l’extrait), d’autres en dénoncent les laideurs : « Et la terre tourne pendant que, au fond des mers, grouillent des monstres pervers. »

L’humain est toujours en quête de beauté, d’une plénitude qui lui échappe : « Le frémissement des feuilles / est comme celui de la pensée / et s’exacerbe à danser / en vain sous l’œil / frémissant d’une brise insolente. »

L’auteur ne croit pas que la mort soit la fin de tout, mais ses croyances ne sont pas religieuses : « Rien ne me fera croire / que notre destinée / est pour toujours / de rester sur ce monde. »

En guise d’extrait, voici le court poème qui clôt le recueil :

Invocation

À la terre, ma mère,
Au ciel, mon père,
Au feu, mon frère,
    je clame ma force …

Au soleil de ma vie,
À la lune de ma nuit,
   je lance mon défi…

À toi, femme,
je crie mon amour!

5 mars 2022

Chante-pleure. Poèmes sépara-tristes

Georges Dor, Chante-pleure. Poèmes sépara-tristes, Montréal, Atys, 1961, 51 p.

Dor commence par une lettre au lecteur qui donne le ton : 

« Monsieur, Madame,

Je tiens à vous faire savoir tout de suite que je n’ai pas de génie, même pas celui de me taire; je m’excuse sincèrement et vous prie de me croire,

Votre tout dévoué,

Georges Dor

 

N.B.—Les mots sont faits pour nommer, aussi, ai-je voulu nommer ma peine et celle de ma province. Voilà pourquoi j’ai écrit ce que j’appelle solennellement une “poésie appliquée”. »

Dor écrit une poésie engagée, ce qui est digne de mention en 1961. Plus simplement que Miron, il parle de la dépossession d’un peuple qui n’a pas su trouver son identité, de son aliénation, de ses rapports faussés aux autres, d’une perte de repère qui mine tout, y compris l’amour. 

Nous sommes tous 

Exilés 

Touristes 

Locataires

Dans notre propre maison

 

Il nous manque un mot de passe

Un mot de trop

Un seul mot

Pour tout faire sauter

Le mot cœur ou le mot fierté

Le mot vainqueur ou le mot liberté

 

La poésie de Dor est toute simple, écrite pour être lue ou récitée à voix haute.

Pourquoi sont-ils venus d’Irlande 

A St-Germain

Me plonger dans l’anonymat 

Au lieu de me laisser vivre 

Sans borne

 

Mon ancêtre Patrick

Pourquoi n’êtes-vous pas resté là-bas?

Ici je ne suis rien 

Même parmi les meilleurs 

J’ai une voiture allemande 

Un grille-pain américain 

Un complet d’Italie 

Des souliers pan-canadiens 

Un chandail d’Angleterre 

Une langue de France 

Qui me sert de temps en temps 

A parler du beau temps

 

Et mon fils s’amuse 

Avec des jouets Walt Disney 

Fabriqués au Japon

J’ai bien une cravate carrelée 

Du plus pur artisanat 

De chez-nous

Et un orme dans ma cour 

Qui porte l’inscription Western Realties…

 

Ma maison est à vendre