26 février 2014

Mélanges

Napoléon Legendre, Mélanges, Québec, C. Darveau, 1891, 223 pages. 

Comme le dit le titre, nous sommes devant un « mélange ». Le recueil contient des poèmes, deux récits et un court roman, Annibal, que je vais présenter brièvement. Ce roman connaitra une édition séparée (Lévis, Pierre-Georges Roy éditeur, 1898, 120 pages)

Annibal

Voici l'un de nos premiers romans du terroir. Napoléon Legendre raconte à gros traits la vie de Jérôme-Épaminondas-Annibal Ladouceur. Ce nom digne d’un héros, il le doit à son parrain, un fier militaire qui s'est distingué durant la guerre de 1812. L’action se passe dans les Bois-Francs. Jeune, Annibal est un tel garnement que ses parents songent à l'inscrire à l'école de réforme. Il se bat, se lie aux élèves les plus tapageurs et passe à peine ses cours. Une maladie le cloue au lit. Son amitié pour un jeune garçon studieux, qui vient l'aider dans ses devoirs, lui fait réaliser qu'il est un ignorant. À partir de ce moment, il change de comportement et s'intéresse à ses études. Vient le temps où il doit décider de sa future vocation. Son oncle veut en faire un militaire et ses parents, un avocat. Il surprend tout le monde en choisissant de devenir cultivateur. (Voir l'extrait). Les troubles de 1837 éclatent et Annibal se bat à côté des Patriotes. Après la défaite de Saint-Charles, il se sauve au Vermont. Pendant un an, il travaille chez un fermier irlandais qui a épousé une Française. De retour chez lui,  grâce à l'argent de son parrain, il met sur pied une ferme moderne. Une autre année passe et il épouse la jeune fille de ses amis américains. Quant à la suite, on sait qu'il prospère et qu'il devient un modèle pour ses concitoyens.

Extrait
Eh bien, mon père, puisque vous avez la bonté́ de me laisser libre, il y a un état que je choisirais entre tous, c’est celui de cultivateur.
– Cultivateur ! s’écrièrent à la fois le père et l’oncle.
– Y penses-tu ! ajouta celui-ci, Annibal Ladouceur aux mancherons d’une charrue !
– De fait, l’idée me semble assez singulière, poursuivit M. Ladouceur.
–Je ne ferai rien qui n’ait votre entière approbation, dit Annibal; seulement vous m’avez demandé mes goûts, et je les ai déclarés franchement. Maintenant, je suis prêt à choisir comme vous l’entendrez.
– Mais, en cultivant, jeune homme, dit l’oncle d’un ton solennel, comment te feras-tu un avenir, et quels services pourras-tu rendre à ton pays ?
– D’abord, mon cher oncle, je n’ai pas une ambition extraordinaire, et les honneurs me tentent peu, pour le moment du moins. Mais, du reste, je ne crois pas que l’état de cultivateur soit aussi peu relevé́ qu’on cherche à le faire croire. Y en a-t-il un de plus noble, de plus indépendant ? Voyez le médecin, le notaire, l’avocat : ne sont- ils pas, au fond, les humbles serviteurs du public qui les paye ? Lorsqu’ils ont acquis la vogue ou la célébrité́, ils peuvent, jusqu’à un certain point, choisir leur clientèle et dicter leurs conditions, ce qui est une des formes de l’indépendance; mais, au début, ne leur faut-il pas, comme je l’entends dire tous les jours, courir un peu le client ? Je suis loin de vouloir déprécier ces professions; mais je ne voudrais pas non plus les élever trop aux dépens des autres. Et maintenant, voyez le cultivateur. Il travaille, lui aussi, mais librement; et c’est la Providence qui lui paye son salaire. Avec ce gain, il peut se passer de tout le reste. Quant à son avenir, à la position qu’il peut se faire, et aux services qu’il rend à son pays, je conçois qu’un homme qui se contente de suivre la routine ordinaire ne peut ni faire beaucoup de bien ni arriver très haut. Mais supposez, par exemple, que j’établisse ici une sorte de ferme modèle, que je fasse de la grande culture, suivant tous les principes de l’art moderne, croyez-vous que je n’aurai pas rendu un véritable service à tout mon district, et que je n’aurai pas, en même temps, fait une excellente spéculation ? Je me contente de soumettre ces idées; si vous croyez qu’elles aient quelque valeur, vous les examinerez. Je n’ai que dix-huit ans, après tout; et je puis attendre. Pour ce qui est de l’objection que mon oncle a soulevée, je dois dire que, parce qu’on est cultivateur, on n’est pas nécessairement privé de l’avantage de porter les armes pour son pays. (p. 67-68)

Napoléon Legendre sur Laurentiana
Le Perce-neige

25 février 2014

Je lis seulement des livres d’occasion

« Je lis seulement des livres d’occasion.
Je les pose contre la corbeille à pain, je tourne une page d’un doigt et elle reste immobile. Comme ça, je mâche et je lis.
Les livres neufs sont impertinents, les feuilles ne se laissent pas tourner sagement, elles résistent et il faut appuyer pour qu’elles restent à plat. Les livres d’occasion ont le dos détendu, les pages, une fois lues, passent sans se soulever.

Je lis des vieux livres parce que les pages tournées de nombreuses fois et marquées par les doigts ont plus de poids pour les yeux, parce que chaque exemplaire d’un livre peut appartenir à plusieurs vies. Les livres devraient rester sans surveillance dans les endroits publics pour se déplacer avec les passants qui les emporteraient un moment avec eux, puis ils devraient mourir comme eux, usés par les malheurs, contaminés, noyés en tombant d’un pont avec les suicidés, fourrés dans un poêle l’hiver, déchirés par les enfants pour en faire des petits bateaux, bref ils devraient mourir n’importe comment sauf d’ennui et de propriété privée, condamnés à vie à l’étagère. »


Erri de Luca, Trois Chevaux, Gallimard, 2001