31 octobre 2007

Edwin Holgate

Edwin Holgate est né en Ontario en 1892. Il est décédé à Montréal en 1977. Il a été membre du Groupe des Sept (le huitième) pendant une très brève période en 1931. Il a été professeur à l’École des beaux-arts de Montréal. Il était peintre et illustrateur. Holgate a d’abord illustré la traduction anglaise de Vieilles Choses vieilles gens en 1928. Ses dessins sont apparus dans l’édition française de 1931. « Les bandeaux et culs-de-lampe s'y montrent tout aussi importants que les quatre hors-texte et le frontispice en deux tons. L'artiste dévoile dans son travail une rigueur classique en montrant comment aucun coup de couteau n'a été donné en pure perte. Dessinateur hors pair, Holgate étudie longuement ses moindres compositions en se rappelant les avantages d'une sérieuse économie de moyens. Il en résulte des motifs stylisés pour un maximum d'effets. » (Maurice Gaudreau) Il a aussi réalisé les illustrations de Metropolitan museum (1931) de Robert Choquette. Voir aussi le site du RRLAIQ.




29 octobre 2007

Vieilles choses vieilles gens

Georges Bouchard, Vieilles choses vieilles gens, Montréal, Granger frères, 1943, 184 pages. (Illustré par Edwin Holgate) (1re édition : 1926)

Georges Bouchard était sans doute meilleur agronome qu’écrivain. Son livre intéresse encore beaucoup les collectionneurs, à cause de la qualité des illustrations qu’on y trouve, mais peu les littéraires. Probablement aussi qu’un ethnologue, qui veut trouver des descriptions assez précises des métiers disparus, y trouverait son compte, l’auteur connaissant d’expérience les us et coutumes hérités du XIXe siècle. Vieilles choses vieilles gens a été illustré par Edwin Holgate et c'est ce qui en assure la pérennité.

On sait que ce titre, Vieilles choses vieilles gens, était le sous-titre des Rapaillages de Lionel Groulx. Le livre de Bouchard s’inscrit dans la lignée des Roy, Lemay, Rivard, Groulx… Il s’agit de décrire d’anciens usages, d’anciens objets, d’anciens métiers, d’anciens artisans avant que ceux-ci ne soient happés définitivement par la mécanisation du début du siècle.

Comme il se doit, Bouchard commence par le sacré. Dans de courts chapitres, il décrit l’église et son clocher, le vieux curé, le vieux maître-chantre, le bedeau, le crieur, la ménagère du curé, tous gens merveilleux, sauf la ménagère bien entendu. Ensuite, on s’éloigne de l’église et on rencontre quelques-uns des personnages clefs du village : on visite le forgeron dans sa forge, le cordonnier dans son atelier, le meunier dans son moulin, la maîtresse d’école dans sa petite école. Encore une fois, seule la maîtresse d’école ne soulève pas entièrement son enthousiasme, elle qu’on associe à « la rigueur du premier châtiment corporel ». Ayant passé en revue les principaux lieux publics, Bouchard se rapproche des lieux privés. On quitte le village, on rencontre en chemin une « maison condamnée » à cause d’une femme qui n'a pas « second[é] son homme », puis une ménagère autour du vieux four, une femme admirable il va de soi, un maquignon qui vient marchander un cheval, un violoneux qui anime les soirées, un remmancheux pour réparer les bras endoloris. Enfin, si on s’éloigne de la maison, qu’on ouvre la barrière qui nous mène aux champs, on croise au gré des saisons le laboureur, le semeur, les paysans occupés à la fenaison, les coupeurs à la faucille, les engerbeurs, les batteurs au fléau, les vanneurs, les brayeurs. On quitte les champs juste à temps pour l’heure des vaches et on pénètre dans l’ancienne laiterie. Le soir venu, on veille dans la vieille maison en compagnie de la fileuse.

Bouchard n’est pas le premier à présenter ces images du passé. Personne ne l’a fait de façon aussi complète, à ma connaissance. Ces tableaux, qui n’ont pas la finesse de ceux de Rivard, sont plutôt figés même si, de temps à autre, Bouchard introduit un personnage qui nous sert de guide. Ce qui ressort de toutes ces descriptions, c’est le sentiment de nostalgie qui habite l’auteur. Bouchard fait grand usage de superlatifs quand il s'agit de décrire la vaillance et l’ingéniosité de nos ancêtres, qualité en train de se perdre, selon lui. Il nous fait bien comprendre que les métiers et les usages d’autrefois obligeaient les gens à s’entraider, ce qui encourageait les relations de bons voisinages et créait une vie communautaire beaucoup plus intense. Tout était prétexte à fêter, à se rencontrer, à raconter des histoires… Souvent ses chapitres se terminent par un appel au lecteur, l’exhortant à sauvegarder, sinon le patrimoine, du moins le souvenir de cette époque révolue.

Extrait (passage qui termine le recueil)
Filez, filez, grand'mère, pour que votre petite fille sache que le rouet est un instrument qui l'attache à la terre et au pays.
Filez, filez, grand'mère, parce que le rouet chasse du foyer la tristesse, l'oisiveté et la misère.
Filez, filez, grand'mère, parce que le pied qui fait tourner le rouet est celui qui agite le ber : un foyer sans ronronnement et sans gazouillis d'enfants est un foyer désert.
Filez, filez, grand'mère, pour dire aux générations dont le courage s'amoindrit que vous avez résisté par le travail au courant qui entraîne vers les cités populeuses.
Filez, filez, grand'mère, pour que régénérés par l'art moderne, les arts rustiques se rétablissent dans les foyers ruraux qui, véritables ruches, bourdonneront d'une incessante activité.
Filez, filez, grand'mère! les poètes, les artistes, les économistes, les moralistes vous en supplient pour le charme et la prospérité de nos campagnes et surtout pour empêcher que, vers les États voisins, vos petites filles filent!


Voir les illustrations de Holgate

26 octobre 2007

Le Trésor de l’Île aux Noix

Eugène Achard, Le Trésor de l’Île-aux-Noix, Montréal, Beauchemin, 1925, 188 p.

Pendant la Rébellion des patriotes, un Canadien français, qui servait dans l’armée anglaise en garnison à l’Île-au-Noix, vole la caisse de sa compagnie. Son dessein, c’est de remettre le fruit de son vol aux patriotes, mais il échoue et il meurt. On ne retrouve pas l’argent. Où l’a-t-il caché? Personne ne le sait.

Un autre déserteur, John Dumping (Français par sa mère), a eu vent de l’affaire. Il sait que l’argent n’a pas quitté l’Île-aux-Noix. Le temps passe, le fort est en partie abandonné. John Dumping se met en quête du trésor. Tous les jours, il accompagne certains touristes et excursionnistes à l’Île-aux-Noix, dans le but de le chercher. Peine perdue, il ne le trouve pas.

Toujours en quête d’une fortune vite faite, Dumping devient chercheur d'or, s’associe à un Américain nommé Harbert et part en Californie. Au bout d’un an, il revient au Québec, bredouille. Harbert continue l’exploration et découvre un trésor sur leur « claim ». Bon prince, il revient vers Dumping, l’amène avec lui sur l’île pour lui remettre une partie de ses richesses. Mais Dumping l’assassine et se saisit du tout.

Dix années passent. Dumping vit maintenant à Montréal, sous un nom d’emprunt, James Stormy. Il est riche. Ce qu’il ignore, c’est que les deux fils de Harbert ont décidé de retrouver le meurtrier de leur père, ayant eu vent de son assassinat. En exhumant le cadavre, ils se rendent compte que le crâne a été fracassé. Leur enquête les amène rapidement à Dumping. Le plus vieux, Henry, se fait engager comme valet de chambre. Il demeure deux ans à son emploi, gagne sa confiance et finit par découvrir la preuve qu’il lui manquait. Au moment choisi, il prépare un traquenard en vue de l’attirer à l’Île-aux-Noix. Les frères ont trouvé le souterrain où se trouvait le trésor. Ils y ont enterré leur père. Ils veulent y enfermer Storming, le condamnant ainsi à une mort certaine. Ils réussissent mais, dans leur fuite, le plus jeune tombe de son cheval et se tue. Une semaine plus tard, Henry, désireux de s’assurer que Dumping est bel et bien mort, revient au souterrain : il est attaqué par son cadavre, ce qui lui fait perdre la raison. On l’enferme dans un asile à Saint-Jean, où il termine sa vie. Avant de mourir, il confie son secret au narrateur du récit, qui se garde bien de déterrer le trésor, de crainte que le mauvais sort s’acharne sur lui.

C’est un roman d’aventures, quelque peu roman policier, quelque peu récit fantastique. L’intrigue est vive, bien qu’elle soit tirée par les cheveux. Achard emprunte sa technique aux auteurs du XIXe siècle. On pense à Maupassant : le récit est un long retour en arrière qui nous parvient d’un narrateur externe. Il y a quand même quelques événements historiques qui servent de toile de fond, mais aucun personnage historique. Le livre contient aussi une nouvelle d’une cinquantaine de pages intitulée « Noces tragiques ».***

Extrait
Et soudain, je crus voir la forme imprécise qui s'allongeait lentement vers moi. Était-ce le cadavre? N'était-ce pas plutôt un lambeau d'ombre arraché au flanc de la nuit ? […] Alors, me croyant le jouet d'une hallucination, je braquai, à tout hasard, le canon de mon revolver du côté où j'avais cru voir bouger l'ombre et je fis feu. Mille échos répétèrent la détonation comme une avalanche de tonnerre... et un gémissement y répondit.
La veilleuse triomphante s'était rallumée. Alors se passa sous mes regards une scène épouvantable : le cadavre avait changé de position; son visage livide s’était tourné vers moi. Un instant, ses yeux s'ouvrirent, vitreux et rouges comme deux soupiraux d'enfer. Un mot sortit de ses lèvres, un râle plutôt, car je ne compris rien. Sur sa poitrine, une tache sanglante allait s'élargissant, teintant de rouge le gilet. Un frémissement secoua le corps tout entier. Une écume sanglante apparut aux commissures des lèvres, et la tête, un instant dressée, retomba pour jamais sur sa poitrine.
Mais dans le mouvement qu'il avait fait pour mourir, il me heurta les jambes; je tombai sur lui.
Je sentis sous moi la mollesse des chairs et l'écume de ses lèvres qui se collait à ma joue.
Par suite du mouvement que j'avais fait pour éviter le corps en tombant, mon coude avait heurté sa poitrine, chassant le dernier souffle d'air que la mort y avait laissé et comme mon oreille était près de sa bouche, un soupir, une plainte vint vers moi.
Qui redira mon épouvante. Je poussai un cri effroyable et, laissant là le sac qui contenait toute ma fortune — plus de cinquante mille livres sterling, en or, en valeurs ou en bijoux — je me précipitai dehors, refermai le souterrain et m'enfuis en hurlant.
Arrivé près de la porte extérieure, je crus que mon front allait éclater et j'appelai au secours éperdument. Je sentais encore sur ma joue la froideur des lèvres humides et dans mon oreille résonnait la dernière plainte du mort. Je me mis à courir sans but. A la fin, je tombai évanoui.
Quand je revins à moi, la nuit était tombée tout à fait, nuit obscure et froide sous le scintillement des étoiles. Je levai les yeux...et je vis un grand fantôme blanc dominant le fort : c'était John Dumping, vêtu d'un long suaire et qui comptait les pièces d'or de sa fortune retrouvée... (p. 145-148)

23 octobre 2007

La Métisse


Jean
Féron, La Métisse, Montréal, Edouard Garand, 1926 (?), 214 p. (Coll. Roman canadien) (1re édition : 1923)

On est à Bremner au Manitoba en 1914. Héraldine Lecours, une Métisse d’une trentaine d’années, a perdu son poste d’institutrice après avoir enseigné le français. Elle est devenue servante et travaille chez Malcolm MacSon, un Écossais brutal, veuf trois fois, et père de trois enfants. Il a eu une fille, Esther, avec sa seconde femme, et un garçon et une fille avec sa dernière épouse, une Française. Il faut dire que MacSon est raciste, qu’il déteste les Français et surtout les Métis. Il s’occupe très peu de ses deux enfants d’ascendance française de six et quatre ans, qui considèrent Héraldine comme leur mère. Celle-ci leur parle en français, les aime comme ses enfants et leur enseigne la religion catholique, ce que MacSon abhorre. Les voisins des MacSon, ce sont des Français : François Lorrain et sa mère octogénaire. Lorrain, célibataire d’une quarantaine d’années, visite MacSon, même si leur lien est assez tendu pour des raisons de nationalité. En fait, Lorrain courtise la jeune Esther et celle-ci répond à sa cour, ce dont ne se rend pas compte l’Écossais.

La situation se complique quand Lorrain administre une raclée à MacSon en train de brutaliser la Métisse. Elle évolue encore quand MacSon surprend la Métisse à enseigner la religion catholique à ses enfants et qu‘il la jette à la porte. Elle est recueillie par les Lorrain. D’ailleurs François découvre cette femme qui lui fait oublier Esther. Mais la Métisse ne le voit pas : elle est inconsolable, pleurant la perte de ses enfants. Chez les MacSon, depuis son départ, tout va mal, à commencer par les deux petits qui dépérissent. MacSon a engagé un Suédois, ivrogne et vulgaire, pour l’aider dans ses récoltes. Ce dernier a fleuré la bonne affaire : il veut épouser la fille de MacSon, espérant hériter de la terre à moyen terme. Par ailleurs, il convainc MacSon d’épouser la Métisse.

Leur plan ne fonctionne pas. Le Suédois, pour plaire à MacSon, lui propose de le débarrasser du Français. Ils veulent le faire périr dans l’incendie de sa maison. Mais Ésther entend la conversation et avertit François qui les attend avec un fusil. Un coup de feu atteint le Suédois et, plutôt que de le secourir, l’Écossais fuit. Pour se venger, le Suédois, avant de mourir, accuse MacSon de l'avoir tué. Grâce au Français et à Esther, Macson est innocenté. Esther tombe malade et meurt. Son père boit de plus en plus. Et puis un jour, on le retrouve mort, transpercé par une fourche. Suicide ou accident? La Métisse se retrouve seule avec les deux enfants MacSon. Le Français la demande en mariage, mais elle refuse, du moins pour l’instant, voulant se consacrer entièrement aux deux enfants.

Ce roman a eu un grand succès populaire si j’en juge par mon édition : le tirage du roman aurait atteint le quinzième mille, trois ans après sa parution. C’est facile à comprendre : les éléments classiques du roman populaire sont mis en œuvre. Un homme brutal, méchant, et une femme courageuse, complètement sans défense, prête à tout endurer par amour des enfants. Le bourreau et la victime. La méchanceté et la bonté. On peut aussi y voir le symbole de la lutte des Métis contre l’oppresseur anglais. David contre Goliath. Disons, en plus, qu’il est plein de rebondissements, souvent annoncés à l’avance, qui tiennent le lecteur dans l’expectative. Féron utilise un style plutôt fleuri qui nous semble d’une autre époque, surtout dans les descriptions. Le travail d’édition du roman laisse à désirer : mots mal employés, fautes de français, coquilles. Il se lit encore très bien.

Jean Féron (pseudonyme de Joseph-Marc-Octave Lebel, 1881-1955) va connaître beaucoup de succès dans les années 20. Il est l’auteur vedette de la maison Edouard-Garand, un éditeur de littérature populaire qui, dans sa meilleure année, soit 1931, fera paraître 31 titres. Garand publie des essais, du théâtre et des romans.  Certains sont imprimés sur deux colonnes dans des fascicules d’une soixantaine de pages, avec des titres et des illustrations aguichantes. On y trouve même quelques encarts publicitaires. Avec La Métisse, Garand inaugurait  une nouvelle collection dans laquelle il offrait en format livre les fascicules qui avaient connu le plus de succès (voir la quatrième de couverture).

Édition de 1923 dans la collection
«Le roman canadien»
Extrait
Cette femme, que nous venons d'entrevoir, se détache en une silhouette singulière. Sa vue frappe de suite l'étranger; il la regarde attentivement comme avec une sorte de crainte mystérieuse. Cette physionomie imprévue semble l'étonner d'abord, le fasciner ensuite. Car cette femme ne ressemble à aucune autre femme par l'expression de sa figure. Elle apparaît comme une créature étrange et étrangère à ce monde. Elle repousse et attire tout à la fois. Il s'en dégage comme un fluide inconnu, mystérieux, qui inquiète. Ce n'est pas un monstre de laideur, ce n'est pas une beauté éclatante. Ses yeux très noirs attachent, mais leur éclat, allié à l'expression vague, sinon froide, de ses traits, écarte. Ni méchanceté, ni hauteur, ni mépris; mais un quelque chose d'incertain qui semble dire : "Ne m'approchez pas ! "Néanmoins, dès qu'on est devenu familier avec cette figure immobile, ces grands yeux étincelants, immobiles aussi, qui vous regardent avec une fixité singulière, cette figure très ovale, très brune, presque cuivrée, aux traits raidis, avec des lèvres toujours pâles, sèches, qui se serrent l'une sur l'autre... figure qu'on croirait sculptée dans un bloc de bronze... On finit par découvrir, jaillissant des yeux arrondis, certains effluves si doux, si pleins de bonté, de compassion, de fidélité, qu'on en demeure tout impressionné. Et, plus tard, lorsque les deux lèvres minces et blêmes s'écartent légèrement pour exprimer un sourire, ce sourire a une grâce, il revêt un charme, il ébauche une caresse, qui efface de suite l'impression peu sympathique du premier abord.


Lorsque, tout à l'heure, nous avons dit "une jeune femme", nous n'avons pas voulu faire entendre qu'elle fût la maîtresse de la maison, c'est-à-dire la femme du fermier. Ce n'est qu'une servante, une pauvre domestique de ferme, une femme à tout faire.


Héraldine Lecours est une orpheline issue de parents métis. Son père, Canadien de la province de Québec, venu dans sa jeunesse au Manitoba pour s'établir, avait épousé à Winnipeg une métisse. Unique infant de ce mariage, elle avait été placée dès l'âge de dix ans dans un pensionnat où elle avait reçu une sérieuse éducation. A dix-huit ans elle perdait son père, à vingt ans, sa mère, et le jeune fille, sans argent, sans bien aucun, se fit institutrice pour subvenir à son existence. Durant huit ans elle fit la classe aux petits enfants de sa race. Malgré les statuts scolaires qui prohibaient l'enseignement de la langue française, elle apprit à ses petits l'histoire de leur pays et ne cessa les instruire dans leur langue maternelle, ne consacrant à la langue anglaise que peu de temps. À diverses reprises des inspecteurs d’écoles lui donnèrent des avertissements sérieux; elle n’y prit garde. Enfin, elle fut menacée de destitution. C’est alors qu’elle répondit fièrement :


- C’est à des petits Canadiens français que je fais la classe, et non à des sauvages! Elle fut destituée. (p. 10-12)

Lire sur Jean Féron
Voir aussi l'article de Maurice Lemire dans le DOLQ

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Édition récente

20 octobre 2007

Monsieur Bigras

Geneviève de La Tour Fondue, Monsieur Bigras, Montréal, Beauchemin, 1944, 248 pages.


On est au début du vingtième siècle. Armand Bigras vient de mourir. Omer, son fils aîné, a hérité du bien paternel à Verchères. Florimond, son plus jeune fils, par nécessité mais aussi un peu par choix, a quitté la campagne et s’est lancé à l’assaut de Montréal.

Au départ, il vit la dure réalité urbaine : il occupe de petits emplois mal rémunérés, ouvrier dans une usine, livreur d’épicerie, vendeur à commission, cireur de chaussures. Puis un jour, la chance lui sourit. Un quincailler de Saint-Henri, Hermas Jolicoeur, originaire de Verchères tout comme lui, décide de lui donner sa chance. Et il la saisit.

En quelques mois, il se rend indispensable, démontrant un flair commercial et de rares qualités de publiciste, science naissante à l’époque. Plus encore, il fait la cour à Herminie, la fille du propriétaire, une jeune femme intelligente mais précieuse, qui fréquente déjà Outremont et sa bourgeoisie et qui rêve d’y faire son nid. Même si tout la sépare de ce jeune homme qui l’adule, de ce campagnard mal dégrossi, elle entrevoit son énorme ambition et se laisse conquérir. Ils se marient et la quincaillerie Jolicoeur du même coup devient la quincaillerie Jolicoeur et Bigras.

Le mariage et les affaires vont pour le mieux quand survient un double malheur : un incendie rase complètement la quincaillerie et le père Jolicoeur, gravement affecté, meurt quelque temps après. Avec l’argent des assurances, Florimond et Herminie conviennent de relancer le commerce dans un quartier qui leur permettra d’accéder à leur rêve. Ils choisissent la rue Sainte-Catherine. Le choix s’avère on ne peut plus profitable, la rue étant en plein essor commercial. Florimond travaille comme un forcené, la quincaillerie gagne en envergure. En outre, ils ont bientôt deux garçons qui occupent Herminie.

Quinze ans passent. Ils habitent maintenant Outremont. Le plus vieux des garçons, renvoyé de son collège huppé, travaille à la quincaillerie et s’avère plutôt mauvais sujet. Le plus jeune étudie à l’université en vue de devenir médecin. La guerre vient de se déclarer sans que cela affecte la famille Bigras. Florimond est devenu un riche notable, il travaille encore jour et nuit et siège sur différents comités voués à « l’effort de guerre », pendant que sa femme, vieillie avant l’âge, essaie de tromper son ennui dans des sorties mondaines, consciente de l’inanité de sa vie, même si elle a réalisé son rêve d’ascension sociale. Elle est malade et meurt subitement. Florimond se retrouve seul, ses deux grands garçons volant de leurs propres ailes. Après une période de réflexion, il prend des dispositions pour se libérer en partie de son commerce, en cédant tout un département à son fils. Et contre toute attente, il retourne à Verchères, il renoue avec sa famille, qu’il n’a pour ainsi dire pas revue depuis 25 ans, achète une terre tout près du lieu de sa naissance, désirant se faire « gentleman farmer ». Il n’abandonne pas la ville, mais décide au terme de sa vie que la possession d’une terre est en quelque sorte un devoir national pour un Canadien français.

— Il ne s'agit pas plus d'imiter les gens de l'autre côté que de copier nos voisins d'outre-quarante-cinquième, mais bien d'être nous-mêmes. Mon premier frère, sur cette terre, c'est le Canadien. C'est pourquoi, considérant tous ceux qui vivent, autour de moi, dans une ville comme Montréal, je te dis: ne cherche pas à en faire autre chose que ce qu'ils sont et doivent rester: des Canadiens. Tu n'y parviendras pas plus que les Anglais n'ont réussi en presque deux siècles à nous faire abdiquer une seule des prérogatives de notre race. Car, vois-tu, il y a quelque chose de plus curieux que notre bilinguisme, de plus contradictoire que notre individualisme fédéré, de plus émouvant que notre fidélité à nos origines françaises, d'aussi respectable que notre catholicisme, de plus profond que nos rancunes, de plus acharné que notre résistance, de plus étonnant que notre vitalité prolifique, c'est que nous, habitants des villes, soyons tellement enracinés à notre sol. Nos pères y ont vécu, nous y retournerons demain, car pour nous le seul intérêt de l'argent, c'est qu'il nous permet de garder ce contact avec la terre. Cela paraît invraisemblable parce que, presque tous, nous l'avons quittée volontairement pour trouver mieux, pour risquer l'aventure, pour obéir à l'attraction de la ville. Et pourtant, il suffit d'ouvrir les yeux. Le millionnaire, chez nous, achète une propriété et non un yacht comme son confrère des États-Unis; le bourgeois professionnel place ses économies sur une ferme qu'il fera exploiter à son profit, en attendant d'y prendre sa retraite; le petit employé ou l'ouvrier rêve du camp de pêche ou du «bungalow» où il ira passer ses fins de semaine. (p. 238)

L’histoire n’a pas rendu justice à ce roman, écrit un an avant Bonheur d’occasion. C’est un roman urbain, écrit avec beaucoup d’intelligence, qui décrit l’histoire de Montréal à travers deux décennies. Montréal n’a pas ce visage misérabiliste et décadent propre à la plupart des romans canadiens-français. On ne comprend pas, toutefois, que l’auteure ait passé sous silence la Crise et que la religion soit absente de ce roman. On assiste à l’urbanisation des Canadiens français, au développement du commerce, à l’apparition de la société de consommation, de la publicité, de l’américanisme... L’auteur décrit Montréal, ses quartiers, sans insister sur les disparités entre les francophones et les anglophones.

La nuit, quand elles n'étaient point éclairées, toutes ces petites boutiques ressemblaient à des sépulcres abrités dans l'ombre propice d'une nécropole, alors que le trottoir — celui du côté sud surtout — bouillonnait allègrement du flux et reflux des passants. Les feux clignotants des enseignes lumineuses, les devantures rutilantes des cinémas, les restaurants aux lustres innombrables, brûlaient d'une fièvre de plaisir et de divertissement de grande ville. Tous les soucis du jour restaient masqués et les laideurs commerciales cachaient leur honte jusqu'au lendemain, perdant leurs droits d'un coup de baguette étoilée. La nuit élargissait la rue où le trafic était moins dense. Et tout à coup, on se rendait compte que sans ce Sainte-Catherine nocturne, Montréal serait une ville morte, atrophiée, mesquine, sans joie ou, du moins, sans ce bruit, ce clinquant, ce mouvement qui donne l'illusion de la joie. Décidément, la rue Sainte-Catherine sauvait Montréal de la monotonie, le jour par tout ce qui s'y vendait, la nuit par tout ce qui s'y dépensait. N'aurait-elle pas eu ce nom de sainte, ce nom de prédilection, qu'elle eût été tout de même une rue à honorer et à bénir. Et quand enfin l'heure du répit et du calme sonnait pour elle et qu'elle croyait pouvoir s'assoupir, à l'aube, sur son matelas de neige ou son asphalte fraîche, l'armée des puissants, des conquérants, des lutteurs, dont faisait partie Florimond Bigras, s'apprêtaient, à peine leurs paupières dessillées, à l'envahir de nouveau. (153-154)

Au-delà du discours social, l’auteure n’oublie pas ses personnages, qui sont bien développés, du point de vue psychologique. Le seul problème, surtout au début du roman, c’est que l’analyse prend trop de place et écrase le récit, l’empêche de se déployer librement. Et je trouve aussi que l'auteure donne une trop grande place, dans la narration, au langage pittoresque des Canadiens français, comme si elle écrivait pour un public étranger. Monsieur Bigras mériterait une ré-édition et la comtesse Geneviève de La Tour Fondue, qu’un biographe s’intéresse à son cas.

Geneviève de La Tour Fondue
Extrait
Saint-Henri était un filtre où le Canadien, hier de la campagne, devenait, dès qu'il en sortait, Montréalais en une génération, un homme façonné pour la lutte non plus contre la terre, mais pour la réussite, un fils de la promesse, cette promesse de prospérité que lui avaient léguée en héritage ses pères venus des vieux pays.
Le sol n'avait point vidé les énergies, et les jeunes abordaient la cité avec le désir violent que donnent des siècles d'attente. Eux qui possédaient la terre, eux les rois de la forêt, eux les trappeurs inégalés, ils se ravalaient au niveau des autres, ils cherchaient le bonheur dans l'argent, dans ce mot sans couleur et implacable que d'austères traités nomment le capital. Dans la grisaille des rues au cœur de pierre, ils devenaient les captifs du dollar, l'insigne tortueux qui appâtait les riches et les miséreux, mêlait leurs appétits et confondait leurs ambitions pantelantes.
Dans cette danse macabre, le petit campagnard, promu homme de la ville, rencontrait d'étranges sorciers, aux visages cosmopolites, qui le dépouillaient de son intransigeante probité, le frottaient, le battaient, le volaient, l'empoisonnaient et le laissaient sans âme au bord du fossé, à moins qu'il ne fût assez « dur à cuire » pour devenir leur maître.
C'est seulement au sortir de cette épreuve du feu, de ce baptême de la ville, qu'il comptait ses adversaires ou ses alliés — qu'ils soient Anglais, Juifs ou de sa race — marquait les premiers, sans souci de leur origine, d'une rancune irréductible, et choisissait d'être fidèle envers les siens ou envers sa bourse, et, si possible, de concilier les deux. (p. 90-91)

17 octobre 2007

De gré ou de force

Adrienne Maillet, De gré ou de force, Montréal, L’Arbre, 1948, 259 pages.


C’est la guerre. François Delval, marié depuis deux ans, a décidé de s’engager, au grand désespoir de sa femme Monique. Son ami Luc Manciny, un médecin, a décidé de faire de même. Seul son demi-frère Bruno refuse de les suivre sur cette voie. C'est donc lui qui est chargé de veiller sur Monique. Au début, François et Monique échangent beaucoup de lettres et puis un jour, François ne répond plus. Un mois passe avant que la nouvelle tombe : son avion s'est abimé dans la mer du Nord lors d’un vol de reconnaissance.

La jeune veuve est inconsolable. Sa mère et sa sœur viennent habiter chez elle pendant un certain temps. Par ailleurs, Bruno la visite au quotidien. En fait, il est amoureux de cette belle-sœur inconsolable. Pour apaiser son chagrin, il demande à Luc de la choisir comme marraine de guerre. Elle se console de cette façon. Et ainsi vont les choses pendant deux ans, jusqu’à ce que Luc rentre au pays. La raison qu’il invoque : sa santé; en fait, il est amoureux lui aussi de la veuve. Les deux prétendants et amis s’expliquent et conviennent (eh oui !) que c'est Luc qui ferait un meilleur mari. Il reste à convaincre la veuve. Elle finit par céder. Elle épouse Luc par amitié pour l’empêcher de retourner à la guerre. Le mariage est célébré. Lentement ses sentiments pour Luc se développent et cela d’autant plus qu’elle est enceinte.

Un soir que les trois devisent joyeusement, on frappe à la porte. C’est François. Il vient de passer deux ans dans les soutes d’un bateau allemand dont il est sorti indemne quand ce dernier est coulé. Monique se retrouve donc avec deux maris qu’elle aime également. La religion ayant préséance sur toute autre loi, elle est obligée de retourner à son premier mari. Le tout est convenu de façon raisonnable, sans drame. François admet que sa femme a eu raison de prendre un nouveau mari. Il est prêt à adopter l’enfant. Fou de chagrin, Luc décide qu’il lui faut quitter le Québec. Il émigre en Alberta, là où réside un oncle curé. Deux ans plus tard, il rencontre une jeune fille, l’épouse. Le couple attend des jumeaux. Malheureusement, Luc meurt dans un accident de chasse.

Le temps a passé. François et Monique ont maintenant un fils de 18 ans, Yves. Lors d’un voyage en Gaspésie, il rencontre une jeune fille, Gaétane Manciny, aussi en voyage avec ses parents, dont il tombe amoureux. Même les parents finissent par sympathiser. Leurs relations évoluent vite et au retour, les deux jeunes parlent déjà de s’épouser. Le premier à douter qu’il puisse y avoir anguille sous roche, c’est Bruno. Effectivement, il découvrent que Gaétane est la demi-sœur d’Yves (voir l’extrait).

Petit roman sans contenu qui se lit encore bien. C’est léger, léger, très léger. Les fils sont très gros, on devine assez facilement la finale, mais bon… il y a quand même un plaisir de lecture, pas du tout intellectuel, dans ce style de livre. L’écriture est efficace.

Extrait
Du regard, Monique suit, avec inquiétude, son fils dont le visage s'assombrit de plus en plus. Elle pressent ses pensées, sa douleur. Elle en souffre à mourir.
Cependant, le jeune homme finit par mieux raisonner. Il voit nettement la futilité d'une lutte contre un obstacle invincible et la sagesse d'une prompte résignation à son sort. Levant les yeux, il les porte instinctivement sur ceux de sa mère, dans lesquels il lit une navrante anxiété. Alors, il devine une partie des tortures morales qui, cette nuit, l'ont assaillie et celles qu'elle a subies autrefois, sans jamais les divulguer. Un attendrissement l'envahit, puis un remords : il rougit de son égoïsme qui l'a empêché de lui adresser un bon mot, qu'elle attend, sans doute. Il s'approche d'elle, la serre contre lui en s'écriant avec exaltation :
— Maman, ma sainte maman, comme tu as souffert sans que je m'en doute ! Si je ne t'avais aimée jusqu'ici autant qu'il soit possible d'aimer sa mère, je t'aimerais davantage à compter de cette nuit.
— Je n'espérais pas moins de toi, mon chéri, affirme Monique, qui se raidit contre son émoi.
Yves se redresse. Il regarde affectueusement François.
-— Quant à toi, papa, je ne trouve pas de mots assez expressifs pour t'exprimer ce que m'inspire ta délicatesse envers maman, ta grandeur d'âme à mon endroit.
— N'en cherche pas, mon fils. Je suis heureux de proclamer devant nos amis que jamais tu ne m'as fourni l'occasion de regretter mon plaisir de t'avoir donné mon nom.
La scène remue profondément Bruno et les époux Manciny. Elle détourne même Gaétane de son chagrin, pour un moment.
Transportée par les paroles vibrantes d'Yves, la jeune fille s'élance vers lui, les bras tendus. Soudain, une gêne la saisit, elle s'arrête et laisse tomber ses bras ; elle n'ose pas se précipiter dans ceux du jeune homme.
Yves lève les yeux sur elle, puis les abaisse aussitôt. Lui aussi se sent intimidé : les paroles d'amour qu'il lui a souvent répétées, les confidences qu'il lui a faites, les marques de tendresse qu'il lui a prodiguées, se présentent à son esprit. Il est bouleversé de savoir que ces témoignages d'affection qu'un jeune homme réserve à celle qu'il épousera soient allés à sa sœur.
Il se ressaisit. Comme il n'a rien à regretter de sa conduite, il s'approche de Gaétane, plonge ses yeux dans les siens. Un émouvant dernier regard d'amour s'échange...
« Le sacrifice des amoureux est consommé ! » Yves enlace Gaétane.
La sœur et le frère pleurent dans les bras l'un de l'autre.
FIN

14 octobre 2007

Sous les pins

Adolphe Poisson, Sous les pins, Montréal, Librairie Beauchemin, 1902, 338 pages. (Illustrations d’Henri Julien)

Le livre est long, long, très long, trop long. On ne peut pas vraiment parler d’un recueil, du moins dans la conception moderne du terme. Comment les poèmes ont-ils été assemblés? Y a-t-il un mystérieux fil qui les unit? Je n’en ai pas trouvé. Il me semble plutôt qu‘on se retrouve devant un « patchwork ».

Poisson n’est pas un grand poète et il ne cesse de s’en plaindre, arguant que sa paresse en est la cause. Pour lui, il n’y a pas de basse et de haute inspiration. Tout sujet peut faire l’objet d’un poème. Ainsi trouve-t-on plusieurs poèmes de circonstances, tantôt référant à des événements publics (« l’érection de la ville de Sorel en cité » ou le cinquantenaire du village de Saint-Christophe) tantôt à des événements plus personnels (les noces d’argent d’un couple de ses amis ou la cinquantaine d’un ancien copain de classe). Il nous sert même le poème qu’il a envoyé à « l’honorable secrétaire de la province », J.-E. Robidoux, pour qu’il lui achète quelques exemplaires de son recueil précédent, Heures perdues. Bref, beaucoup de poèmes de circonstances qui, pour nous, n’ont plus grand intérêt.

Adolphe Poisson
Parmi ses thèmes, il en est un qui hante littéralement son œuvre, celui de la mort. Voici quelques titres de poème à ce propos : « Le grand repos », « Le mourant », « L’abîme », « Les morts », « Le cimetière », « Mausolée », « Lacrymae », « L’adieu », « Derniers vœux ». Deux motifs viennent alimenter ce thème. D’abord, le passage du temps : plusieurs poèmes évoquent avec beaucoup de nostalgie, sinon de chagrin, l’enfance et la jeunesse en allés, les premières amourettes (plutôt mièvres). D’ailleurs, certains poèmes s’adressent aux enfants, sur qui le poète verse beaucoup de tendresse, pour leur dire le destin dérisoire de l’être humain. Le second motif, lié au thème de la mort, c’est l’oubli. Poisson se soucie beaucoup, non pas de l’éternité de son âme, mais de la trace bien terrestre que l’être humain laisse derrière lui. Par exemple, dans le poème « Les morts », il écrit : « O morts de tous les temps, que vos lèvres muettes / Ne demandent jamais aux vivants d’aujourd’hui / Combien de mois de deuil a suspendu leurs fêtes, / Combien d’heures, de jours a duré leur ennui! »

Un autre thème qui fait l’objet de beaucoup de poèmes, c’est le bonheur domestique. Le bonheur se trouve dans cette vie simple, sans aventure, avec femme et enfants, dans la demeure ancestrale, sous les « Trois pins » que son père planta. « Je ne veux rien de plus, s’il est vrai que sur terre / Le calme est le nid du bonheur, / Et que la paix fleurit sous le toit solitaire / Et se loge dans l’humble cœur. » On pourrait dire que le thème patriotique s’impose aussi ici et là, surtout dans les « poèmes hommage » qu’il dédie aux héros de la nation : Mgr de Laval, Champlain et Cartier, dont voici un extrait : « O grand navigateur, le long du fleuve immense / Dont tu fus le premier à remonter les flots / Tu vis, éclosion d’une antique semence, / Se dresser les grand spins et les pâles bouleaux. » Bien entendu, en 330 pages, beaucoup d’autres sujets sont abordés, comme la nature, la plupart du temps idyllique; sa mission de poète, qu’il tient en haute estime; la religion, dont certains épisodes bibliques sont racontés; le progrès, qui ne remplacera jamais la tradition; la France, dont son pays n’est que le continuum; la guerre, qui tue les innocents... Voir la BeQ.


 

12 octobre 2007

Nouvelles et Récits

Alphonse Gagnon, Nouvelles et Récits, Montréal, Beauchemin, 1913, 140 pages. (1re édition : Québec, C. Darveau, 1885)

Le recueil de Gagnon compte un longue nouvelle de 85 pages (Angéline), une plus courte de 20 pages (Geneviève) et quatre autres textes qui tiennent davantage de l’essai que du récit.

Dans « Angéline », il raconte l’histoire d’un aristocrate normand, le comte de Raimbault, veuf inconsolable et dépité de ce qui se passe à la cour de Louis XV. Il décide de traverser en Louisiane, laissant chez un ami ses deux enfants dont sa fille Angéline, 18 ans, et jolie comme tout. En Amérique, il change de nom, devient Jean Villars, est enlevé par des Autochtones, les Chichacas, et gardé prisonnier pendant un an. Entre-temps, ses deux enfants, dont la jolie Angéline et son petit frère de cinq ans sont arrivés en Louisiane, ne trouvant pas leur père. Angéline se lance à sa poursuite, ce qui l’amène en Nouvelle-France. Et son père, enfin libéré, se lance aussi à la recherche de sa fille, et débarque en Nouvelle-France. Comme il a changé de nom, ils ne réussissent pas à se rejoindre. La jeune fille, si jolie soit-elle, est entrée chez les Religieuses de l’Hôtel-Dieu à Québec. Quatorze ans passent. On est le 13 septembre 1759, l’intrépide et entêté Montcalm vient de céder devant le ténébreux Wolfe. Le vieux comte, devenu simple soldat, est blessé lors de la bataille sur les Plaines et transporté à l’Hôtel-Dieu. Lui et sa fille finissent pas se reconnaître. Plus encore, toute la famille est réunie : le jeune fils du comte s’est engagé dans l’armée française. Bref, les deux enfants sont là pour fermer les yeux de leur père mourant.

Dans « Geneviève », Gagnon raconte l’histoire très mélodramatique d’une femme et de ses trois enfants, abandonnée par un ivrogne de mari, un pendard qui s’est acoquiné avec les tristement célèbres brigands de Cap-Rouge. « Time is money » est une causerie (sic) dans laquelle l’auteur développe l’idée qu’il faut meubler son temps par des « travaux nobles de l’esprit » plutôt que de courir après l’argent. Dans « St-Jean-Port-Joli », on a droit à une légende locale, celle d’une femme, pauvre et sans nom, seule avec son enfant dans une vieille masure bringuebalante, qui aurait été foudroyée par le tonnerre.

Dans « Philosophie pratique de Socrate », Gagnon nous résume quelques aspects de la pensée de ce philosophe qu’il admire parce qu’il s’occupe des « règles qui doivent diriger notre conduite ». Enfin, dans « La France », il exhorte ses compatriotes à conserver leur lien privilégié avec la mère patrie et, surtout, il les met en garde « contre une tendance déplorable et vraiment incompréhensible : celle de se servir à chaque instant de mots anglais … comme si notre langue n’était pas assez riche pour exprimer toutes nos pensées ».

Gagnon est très moralisateur. Il débute souvent ses récits par une longue dissertation, pour être sûr qu’on comprenne bien ses intentions. Ainsi le début de Geneviève : « De tous les maux de l’humanité, aucun n’est plus déplorable que l’ivrognerie. » Le récit, mélodramatique à souhait, est mené tambours battants, l’auteur ne s’arrêtant pas sur les divers épisodes qui le composent. Et il est écrit à l’ancienne, avec beaucoup d’intrusions d’auteur, de naïves adresses à ses lectrices : « Vous êtes sans doute anxieuse, aimable lectrice, de connaître le sort d’Angéline. » Bien entendu, l’« azur » tient lieu de « ciel » et l’« onde », de l’« eau ». **½

Alphonse Gagnon - BAnQ
Extrait
Le vieillard, qui dormait en ce moment d'un léger et pénible sommeil, se réveilla. Ses regards, pleins d'intelligence et de douce tristesse, rencontrèrent ceux de la noble fille. Il la pria de vouloir lui soulever la tête. Dans l'effort qu'il fit pour s'aider dans ce mouvement, un médaillon s'échappa soudain de sa poitrine. A la vue de cette relique, un éclair sillonna l'esprit de Sœur Marie de la Croix.
« — Mon père ! s'écrie-t-elle.
— Ma fille ! mon enfant ! répliqua le vieillard, et la tête d'Angéline retomba sur le sein de M. de Raimbaut, qui eut encore assez de forces pour la presser de ses mains tremblantes. Angéline venait de reconnaître son père, et M. de Raimbaut retrouvait sa fille.Au cri de la religieuse, on accourut ; on la trouva la tête inclinée sur la poitrine du vieillard.— Ma pauvre enfant! » répétait encore celui-ci.
Les religieuses contemplaient en silence cette scène émouvante, où l'amour paternel et l'amour filial se confondaient dans une suprême étreinte.[…] A peine une demi-heure s'était-elle écoulée depuis le moment où le malade avait parlé à Supérieure, qu'on vit entrer le jeune officier. Il s'avança vers M. de Raimbaut qui lui tendait les bras en portant sur lui des regards d'un indicible bonheur, tandis que ses lèvres répétèrent ces mots : « Mon fils ! ta sœur! » C'était son fils, Léon de Raimbaut, qui, après avoir fait un cours d'études en France, avait embrassé la carrière des armes.[…] « — Ma sœur! dit-il en s'avançant vers elle et lui tendant les bras. — Mon frère! » et ils tombèrent dans les bras l’un de l'autre sans pouvoir exprimer d'autres paroles.
Un moment après, ils revinrent tous deux dans la chambre du malade. Plusieurs religieuses étaient agenouillées, car le vieillard se mourait.Ses deux enfants se placèrent à ses côtés, et pressèrent de leurs mains tremblantes celles de leur père. Ils étaient muets d'angoisse.
Après quelques instants d'un pénible silence, le malade ouvrit les yeux, jeta sur ses deux enfants un regard d'adieu, ses lèvres remuèrent, mais ne purent rendre aucun son, sa poitrine se souleva, et son âme heureuse s'envola vers l'Éternel en qui elle avait toujours espéré. (p. 78-80)

10 octobre 2007

Solitude de la chair

Charles Hamel, Solitude de la chair, Montréal, Le Cercle du livre de France, 1951, 242 pages.


Fernand Richer, un jeune journaliste qui travaille au journal L’Époque, est le personnage central de la première partie du roman. Richer est amoureux d’une étudiante, Michelle Laporte, qui le maintient dans le rôle d’ami et de confident. Cette Michelle, qui sort à peine d’une relation et qui n’a pas tout à fait oublié son ancien amant, fréquente depuis peu André Laurent, le propriétaire et rédacteur en chef de L’Époque, une revue indépendante de gauche. C’est un homme marié, qui frise la quarantaine, qui collectionne les conquêtes. Il va de soi, Fernand est jaloux.

Dans la deuxième partie du roman, le personnage principal, c’est Michelle. On découvre sa relation erratique avec André Laurent, leurs ruptures et leurs retrouvailles. Elle apparaît comme une jeune femme contradictoire, à l’esprit très large (elle avoue ses désirs lesbiens) mais qui, pourtant, cherche un homme qui lui procurera sécurité et protection. Un soir, alors qu’André Laurent est saoul, il la brutalise et l’injurie, ce qui met fin à cette relation.

Dans la troisième partie du roman, le point de vue privilégié, c’est celui d’André Laurent. Sa femme a hérité d’une immense fortune, ce qui fait qu'il ne se sent pas à la hauteur. Ils ont eu une fille, puis sa femme a refusé de lui faire le garçon qu’il désirait tant. Depuis ce temps, ils vivent sous le même toit pour sauver les apparences. Lui vogue d’une femme à l’autre pendant qu'elle se désennuie dans des soirées mondaines. On découvre aussi les difficultés financières de son petit journal indépendant et ses combines pour le sauver du naufrage. Enfin, Laurent, qui se fait élire député indépendant lors d’une élection partielle, nous entraîne dans les cercles politiques. La fin? Elle est complètement invraisemblable du point de vue psychologique. Laurent découvre qu’il aime sa femme, qu’il n’a jamais cessé de l’aimer et ce, même après dix ans de froid et de tromperies entre eux.

Le roman de Charles Hamel est bien construit (l’enchaînement des points de vue, la fluidité de l’intrigue), bien écrit et pourtant… On comprend facilement que l’histoire littéraire ne l’ait pas retenu. C'est une histoire sentimentale comme il y en a tant. Pour le reste, l’auteur essaie de nous convaincre que ses personnages souffrent de solitude. Que l’être humain soit toujours fondamentalement seul, on le veut bien… Mais dans son roman, malgré ses tentatives réitérées, on n’y croit pas. Cette petite touche existentialiste nous semble une idée plaquée après coup sur une histoire qui manque de consistance, sans doute pour satisfaire à l'air du temps. Bref, c’est un roman un peu vide, qui nous présente superficiellement le monde du journalisme, le monde politique, et même les relations amoureuses. Cela étant dit, ce roman se lit encore bien. ***

Extrait
…c’est Jeanne qui venait lui ouvrir, Jeanne si belle dans un négligé de dentelle noire, avec la folle pluie d'or de ses longs cheveux dénoués...
Apercevant son mari, elle cria :
— André! Tu es blessé!
« Comme elle a paru effrayée, pensait André. Et elle m'a dit tu ! Pour la première fois depuis... »
Sa pensée se brisait, abruptement.
Il avait dû s'évanouir. A présent, il se retrouvait étendu sur un tapis que sa main touchait, sous lui. Il ne pouvait, il n'osait encore ouvrir les yeux. De la soie coulait contre sa figure. Les cheveux de Jeanne ? Une goutte chaude vint s'écraser contre sa joue. Une larme ?
Péniblement, André entr'ouvrit les yeux. Jeanne, agenouillée près de lui, penchait sur lui sa figure, laissait couler sur lui ses cheveux et ses larmes. Il referma les yeux.
Des lèvres — les lèvres de Jeanne — se posaient sur ses lèvres à lui en un baiser très doux, exquisernent tendre. Avec toute la force dont il était capable, avec une passion où tenait toute sa vie, André rendit à Jeanne son baiser. (p. 242)

5 octobre 2007

Nicolette Auclair

Marie-Rose Turcot, Nicolette Auclair, Montréal-New York, Les éditions du Mercure, 1930, 179 pages.


On n’a pas vu souvent la haute société dans le roman québécois. C'est ce monde que met en scène avec plus ou moins de bonheur Marie-Rose Turcot dans Nicolette Auclair, un court roman, et dans les trois nouvelles que contient ce livre.

Nicolette Auclair
Nicolette, 18 ans, quitte le couvent new yorkais où elle a passé la majeure partie de sa vie. Il faut dire qu’elle est orpheline de père et que sa mère, une cantatrice célèbre, s’en est très peu occupée. Aussi bien la parenté de sa mère que celle de son père sont originaires de la ville de Québec et c'est dans cette dernière que débute le roman. La jeune Auclair participe avec des amis à une petite croisière sur le St-Laurent qui les mène à La Malbaie et à Tadoussac, là où le sénateur Jolivet a organisé une grande fête. Un jeune homme du nom d’Armand Chabrier lui fait la cour, mais elle ne répond guère à ses avances, sans doute parce qu’elle ne voit assez clair (sans jeu de mots) en elle. Sa mère voudrait qu’elle porte plus d’attention au Major Aubry-Leroy, une espèce de bellâtre qui lui garantirait un nom et un riche avenir. L’été passe et la jeune Auclair rentre à New York avec sa mère. Dans la ville américaine, elle poursuit des études en arts. Aubry-Leroy revient à la charge, mais elle le repousse. De plus en plus, elle se rend compte qu’un seul homme compte pour elle et c’est ce cher Armand, qui continue de lui écrire. L’été revient, elle le retrouve…

L’ermite de la mare aux renards
Lola, toujours célibataire, vient passer Noël à Ville-Marie, chez Henriette, une ancienne amie de couvent, mariée et mère de deux enfants. On lui parle d’un jeune Français, ami de la famille, qui vit en ermite. Lola, avide de conquêtes romanesques, désire par-dessus tout le rencontrer. Mais le Français est malade et elle contribue à sa guérison. Notre ermite s’éprend de la belle qui repart à Montréal.

Le chemin de Damas
Judith Chantilly, une jeune fille frivole, a vécu une chute de cheval qui aurait pu lui coûter la vie. Cet événement va complètement la changer. Elle délaisse un ancien amoureux, aussi volage qu’elle, et s’éprend du sérieux médecin qui la soigne.

Méfait d’un coup de vent
Après ses études, Antoine Bernard s'est lancé dans une vie aventureuse qui l’a mené sur les mers, dans le grand Nord. Il a même fait la guerre. Depuis, il vit en solitaire, jugeant qu’aucune femme ne pourrait comprendre son besoin d’aventures. Mais un soir de Noël, lors d’une tempête, une délicieuse jeune fille et sa tante débarquent par mégarde chez lui…

Le problème avec Marie-Rose Turcot, c’est qu’elle ne raconte pas assez ses histoires. Je m’explique : on a toujours l’impression d’être dans un résumé. Il n’y a pas assez de scènes où les personnages vivent sous nos yeux. Tenu à distance, on ne s’attache pas aux personnages qui sont très nombreux (une vingtaine de personnages et trois générations dans la première) et très difficiles à démêler : j’ai même dû faire des schémas. L’écriture est plutôt maniérée, comme en témoigne l’extrait retenu. ***

Extrait de Nicolette Auclair
Autour d'eux, le mouvement est à son paroxysme. Les couples glissent sous une pluie de serpentins. Une course aux ballons fait le délire de ces grands enfants. L'orchestre les stimule d'éclats de cymbales, d'objurgations de trombone, de salves de castagnettes, comme si la place fût soudain devenue un lieu hanté de génies malfaisants.

Nicolette, sidérée par l'excès du bruit et par la farandole qui se déchaîne dans son cerveau, oppose le prétexte d'un étourdissement à l'invitation du major à s'engager dans le tourbillon. Elle n'en a ni l'inclination ni le savoir-faire, paralysée par un mutisme obstiné qui envenime son indignation. Ce charivari, c'est pour les Américains le carnaval de l'an qui meurt, la déroute des chimères évanouies, le regret du passé qui s'envole; c'est l'oubli de la transition solennelle d'une année à l'autre dans l'ignorance heureuse des réserves de l'an neuf, — démonstrations déclamatoires, énervantes, fanfaronnade effrontée qui met hors de ses gonds une enfant obsédée d'une idée fixe, — qu'adviendra-t-il d'Armand, de leur amitié qui, à la lumière de cette catastrophe, se révèle plus tendre et désolée.

Décontenancée de l'attitude de sa fille, madame Auclair suggère de rentrer. Tandis qu'il l'enveloppe de sa mante, Aubry LeRoy se rend compte qu'une âme de femme est faite de fragilité pour les unes, de sincérité pour les autres et que l'homme superficiel qu'il est, ne saurait acclimater cette fleur de serre, qui ne s'épanouira qu'aux rayons d'un soleil moins ardent, sous un ciel plus serein. (p. 88-89)


Marie-Rose Turcot sur Laurentiana
Le Caroussel
L'Homme du jour

Nicolette Auclair

3 octobre 2007

Jean Palardy

Voici quatre magnifiques illustrations que Jean Palardy a réalisées pour le recueil de poèmes de Jean Narrache.




2 octobre 2007

Quand j'parl' tout seul

Jean Narrache (Émile Coderre), Quand j'parl' tout seul, Montréal, Albert Lévesque, 1932, 130 pages. (Illustrations de Jean Palardy)

Après un premier recueil passé inaperçu, Émile Coderre devient Jean Narrache et, du même coup, il abandonne les formes classiques, adopte le langage populaire pour écrire Quand j'parl' tout seul et devient très populaire. Plus encore que Clément Marchand, Jean Narrache, c’est le poète de la Crise, des laissés-pour-compte.

Dès le premier poème, « Pas d’instruction », le ton et la manière sont donnés : « Non, moé j’sus pas communisse / j’sus pas non plus contre les Ugnons. / J’veux pas d’mal aux capitalisses / et j’braill’ pas contre les patrons. » On l’aura compris, l’ouvrier de Coderre n’est pas un révolutionnaire. Il dénonce la situation sans crier trop fort, comme s’il avait peur de déranger, comme s’il avait intériorisé la devise « quand on est né pour un p’tit pain ». On découvre aussi que l’auteur emploie un certain langage populaire, un langage populaire épuré tout de même ; il y a peu d’anglicismes, pas de jurons, pas vraiment de vulgarités : il se démarque surtout par l’élision des e, par certaines transcriptions phonétiques.

L’ouvrier voudrait bien parler, mais il n’y arrive pas : « J’ai l’cœur gros, j’étouff’ de m’taire ! / J’voudrais parler, J’voudrais parler! ». Plusieurs poèmes illustrent cette misère – et le scandale que cela constitue – en plaçant un miséreux devant la société d’abondance : « Quiens! j’me sus rendu en marchant / - Histoir’ de r’garder les vitrines, - / Jusque chez Morgan… » Bien entendu, les profiteurs, ce sont les « gens d’la haut’ », les « économisses », les « capitalisses ». Coderre dénonce leur hypocrisie, comme dans son poème le plus connu « Les deux orphelines » : c'est le titre d’une pièce de théâtre qui fait pleurer les bourgeois. Pourtant, lorsqu’une orpheline, à la sortie du théâtre, ose quémander quelques sous, ces mêmes personnes, qui viennent de verser des larmes sur des pauvres fictifs, la repoussent sans ménagement. Et Narrache conclut : « Le mond’ c’est comm’ ça! La misère, / en pièc’, ça les fait pleurnicher; / mais quand c’est vrai, c’t’une autre affaire! » Notons au passage que l’Église et les politiciens sont ménagés, l’auteur s’en prenant surtout aux acteurs du système économique.

Bien que le marasme économique frappe durement, je ne dirais pas que ce livre donne dans le misérabilisme. L’ouvrier n’est pas dupe : il sait que la Saint-Jean, les bals de charité, les commémorations de toutes sortes et mêmes les rituels religieux n’ont pour but que de le distraire de sa condition, de camoufler sa misère. D’une certaine façon, il se considère plus honnête que tous ces profiteurs, ce qui l’élève au-dessus d’eux. Il faut lire le poème « Les philanthropes » : « Les journaux l’z’appell’nt philanthopes; / C’est d’l’annonc’, ça leur fait un v’lours! / Dans l’fond, ça leur coût’ pas un’ coppe, / Pusque c’est nous autr’s qui pay’nt pour. » L’ironie, le sarcasme, une froide lucidité sont quand même les armes de gens qui conservent leur dignité. Il faut lire la conclusion de son poème sur le golf : « Les pauverr’ yâb’s, on est les boules / Que ces messieurs fess’nt à grands coups; / Y sont contents quand i’ nous roulent / Pis qu’i nous voient tomber dans l’trou. » Dans le même registre, il faut lire aussi « Assuré contre les accidents ». Un pauvre gars découvre qu’il vaut plus cher mort que vif. Et il philosophe : « C’est pas de c’que la mort m’épeure, / Mais j’aim’ ben ça, à vivr’, moé-tou… »


EN FAUT DES PAUVRES
En faut des pauvr's, c'est entendu!
Mais l'plus curieux là-d'dans, c'est p't-être
Parc' qu'on est pas encor' rendu
A choisir ceux qui devraient l'être.

Etr' pauvr’, mais c'est tout un méquier,
Un' profession ben honorable;
J'connais d'z'avocats éduqués
Qui f'raient pas des quéteux passables.

I' faudrait qu’l’Université
Fonde un' chair' de Vache Enragée:
Comm' ça les membr's d'notr' Faculté
Sauraient qu'leu vie est protégée.


Voir les illustrations de Jean Palardy