31 octobre 2022

Mosaïque

Rodolphe Girard, Mosaïque, Montréal, Déom, 1902, 216 p.

Le recueil contient des nouvelles, des historiettes, un essai et deux  pièces de théâtre.

Fin d’un célibataire — Gaston est un célibataire endurci. Saoul, il se présente chez sa fiancée et la demande en mariage.

Simple suggestion — Comment saluer une femme en plein hiver?

Ensemble — Réginald, un Français qui a parcouru l’Europe avant de venir au Canada, découvre près d’un champ une belle paysanne. Fou d’amour, il décide de mettre fin à ses pérégrinations. Les deux amants attraperont une vilaine pluie et mourront ensemble.

Pauvre folle — Nouvelle d’une page. Une veuve a fait vœu de ne jamais changer de costume en l’honneur de son mari.

La mort du croisé — Un Croisé, tué par un Musulman, rencontre pendant son ascension vers les cieux, un petit ange qui se révèle son fils en train de naître.

La jolie fille de Grand-Pré — Deux amoureux sont séparés par la déportation. Il est mis sur un bateau, elle s’enfuit dans la forêt. Cinq ans passent, ils se retrouvent le soir de Noël.

Danger des commérages — L’épouse, par amour, a pincé un peu trop fort le nez de l’époux.

Pour Régine! — Un vieux couple de fermiers a fait d’énormes sacrifices pour que leur fils unique devienne médecin. Or, celui-ci n’en a que pour la sculpture. Il abandonne ses parents et sa fiancée pour étudier en France. Au bout de trois ans, l’enfant prodigue rentre au bercail.

Le reporter — Court essai sur le métier de reporter.

Le conscrit impérial — Pièce de théâtre qui se passe à Paris en 1812. Un triangle amoureux arbitré par Napoléon Bonaparte, déguisé.

L’épitaphe — Une jeune et jolie paysanne est conquise par un jeune homme de la ville. Il l’épouse et la trompe. Elle ne survivra pas.

À la conquête d'un baiser — Pièce en trois actes qui se passe à Paris. Trois hommes fortunés et un « sans-le-sous » font le pari suivant : gagnera la mise celui qui, le premier, embrassera la belle Gabrielle.

Ébauche triste — Il imagine la vie d’une vieille dame qui marche devant l’Hospice de la maternité des sœurs de la miséricorde.

Le sphynx — Sous le thème misogyne de la belle-mère exécrable, Girard développe une histoire qui se veut comique. Une belle-mère, à qui le gendre a refusé qu’elle les accompagne dans son voyage de noces en Europe, se venge : elle convainc sa fille de se refuser à son mari, à moins qu’il lui lègue tous ses avoirs.

Le niveau, c’est celui du théâtre de boulevard français à la fin du XIXe siècle. Les personnages sont superficiels, le ton est léger et le langage, précieux. Quand il se mêle de faire du style, Girard sur-écrit : « Gaston, l'invulnérable célibataire, Gaston, le cynique et stoïque vieux garçon, était agenouillé au pied des autels. À ses côtés était également à genoux une vierge aux formes vaporeuses, beauté chaste et farouche dont l'œil plein de mystères, est une lame d'acier qui taillade dans le vif et fait des blessures sans remède. » Les raccourcis dans le développement de l’intrigue ne sont pas rares. Parfois, on a l’impression de lire un résumé. Beaux bandeaux et belles lettrines, mais petit symbole pour marquer la fin des phrases à déplorer.

20 octobre 2022

Mémoire

Jacques Brault, Mémoire, Montréal, Librairie Déom, 1965, 80 p.

Ce recueil a valu à son auteur le prix Québec-Paris en 1968, année de sa publication chez Grasset en France. Mémoire contient trois parties : « Quotidiennes », « Suite fraternelle » et « Mémoire ».

 

Quotidiennes

Cette partie rassemble 13 poèmes. Quelques-uns empruntent une esthétique plus ancienne à la Claudel.  L’anaphore et la reprise d’un leitmotiv donnent à ces poèmes un côté chantant. « je t’aime dans le vent du futur dans la pierraille de la peur / je t’aime dans la petite existence en bigoudis / je t’aime dans les pauvres extases dans les chiches gloires / je t’aime seul et déserté de moi-même ». 


L’amour est un thème récurrent, mais lié à la situation sociale, donc la plupart du temps difficile : « Voici le lieu dur de nos accordailles / la roche aveugle et le pays d’alentour esseulé de vastitude / Je t’aime sous le vol grave des outardes je t’aime dans les bras du nordet / malgré le silence sur nous comme une honte des mots / Comme si nous n’avions qu’à nous engluer dans l’ombre et à dormir / moites et muets ». Rien n’est assuré, l’amour est une longue marche à deux qui ne semble pas avoir de fin : « Ici rien n’a changé que les mots sur les lèvres et la poussière aux trottoirs de juillet / J’ai au poing la même fureur et au creux de ton épaule la même et tendre maigreur / Et je bégaie au vent d’hiver ma petite vieille des quatre saisons / Jamais non jamais nulle part je n’entendrai la fin de ma chanson ».

 

Suite fraternelle

Ce poème constitue la partie centrale (plus de deux cents vers) du recueil. Brault l’a écrit à la mémoire de son frère, Gilles, mort lors de la Deuxième Guerre mondiale à l’âge de 20 ans. « Je me souviens de toi Gilles mon frère oublié dans la terre de Sicile je me souviens d’un matin d’été à Montréal je suivais ton cercueil vide j’avais dix ans je ne savais pas encore ». Cela étant dit, la mort de son frère est plutôt un élément déclencheur : le thème principal, c’est l’aliénation du peuple canadien-français. Et Brault n’y va pas de main morte. La parole est incisive, le propos est dur et plutôt tourné contre nous-mêmes. Brault regrette notre inertie comme peuple : « Nous / les bâtards sans nom / les déracinés d’aucune terre / les boutonneux sans âge / les demi-révoltés confortables / les clochards nantis ». Ou encore : « Muets hébétés nous rendons l’âme comme d’autres rendent la monnaie / Nos cadavres paisibles et propets font de jolies bornes sur la route de l’histoire ». La mort de son frère sur le sol de la Sicile, en apparence absurde, lui inspire étrangement le « dur désir de durer » : « Tu n’es pas mort en vain Gilles et tu persistes en nos saisons remueuses / Et nous nous persistons comme le rire des vagues au fond de chaque anse pleureuse ».

 

Mémoire

« J’ai mémoire de toi père et voici que je t’accorde enfin ce nom comme un aveu ». Brault est né dans un milieu ouvrier très pauvre. Son père, « cet homme rompu de misère », était le plus souvent chômeur. Ce retour sur son passé n’a rien de nostalgique; ce n'est pas non plus un exutoire, mais une façon de modeler l’avenir : « Chaque heure qui te rejoint t’ouvre un peu plus à l’heure de demain ». Ce qu'il retient de son enfance, c’est un sentiment de honte : « Moi j’avais honte quand tu partais lourd sans travail et penaud dans ton sourire glauque ».  Et des sentiments d'humiliation et de colère : « La violence venait à nous avec le babil du cousin riche et le sourire des tantes à moustache ». D’autres souvenirs, heureux ou malheureux, remontent en surface : la mort de son frère, son premier amour, les horreurs d’Hiroshima et de Dachau, ses déambulations dans cette « ville de laideur encore vêtue des ronrons de [s]on enfance », la recherche identitaire, le bonheur conjugal (« Tu es belle avec ta figure fripée de petite vieille / Tu as l’air d’être née à l’instant / Tu ressembles à la terre qui nous recommence »), la petitesse et le sentiment de dépossession en ce pays, la présence salutaire de la femme « pourvoyeuse sur le pas de la porte », « porteuse de la vérité du pain ». Cependant, comme il l'a écrit au début du poème, cet exercice de mémoire doit déboucher sur une projection dans le futur : « Marche et ne te retourne plus la mémoire est trompeuse qui rumine sa fureur muette ». 

 

Bref, tout reste à dire, tout reste à faire : 

 

« Que tout éclate enfin voici ma vie de chien pour un peu de pluie sur la gale du voisin

Me voici fils honteux du père humilié me voici acquitté de mémoire    noueux dans mes racines fragile dans mes feuilles

Me voici avec vous compagnons et compagnes sombres et serrés en notre forêt    aux confins du monde brunis dans l’attente d’un autre hiver    frileux d’une tendresse souhaitée

Seuls et ensemble   éperdus d’une peine sans histoire   sauvés par celui qui se casse et crie sa tombée au vent de liberté ».

 

Mémoire est l’une des œuvres phares de ce qu’on a appelé « l’âge de la parole ». Ce recueil le lie à Miron, à  Paul Chamberland (Terre Québec), à Yves Préfontaine (Pays sans parole). Pour ceux et celles qui n’auraient lu que Moments fragiles, ce sera tout un choc de découvrir Mémoire. Les poèmes sont longs, très engagés et plus chargés émotivement. Ce que j’apprécie chez Brault, c’est cette capacité à ancrer ses poèmes dans la réalité, sans être populiste.


Jacques Brault sur Laurentiana

Trinôme

La poésie et nous

14 octobre 2022

Privilèges de l’ombre

André Brochu, Privilèges de l’ombre, Montréal, L’hexagone, 1961, 37 p. 

L’anaphore est le procédé dont se sert André Brochu pour développer la plupart des poèmes. Ces reprises engendrent  des poèmes rythmés, musicaux, chantants. Tout le recueil est très lyrique.

 

« Les mots servent bien nos mensonges

Tout ce qu’on écrit c’est jouer

Et même pas l’illusion d’être ». (premier poème )

 

Le jeu est présent tant au niveau verbal que dans le contenu. Les mots ne semblent pas avoir de poids d’où les notions d’illusion et de mensonge. « J’ai fait grand carnage des mots / Et de mots il me reste à peine / Pour dire non ». Certaines situations dramatiques sont traitées avec une certaine désinvolture, sinon un humour noir : « Ne plus aimer / Ne plus pleurer / Ne plus trahir // Être cadavre // Être cercueil ». La dérision est peut-être le sentiment le plus présent dans le recueil. Même les histoires d’amour n’y échappent pas : « Toujours reconstruire nos songes / Pour en vivre les ruines / C’est le secret de notre amour / Mort ô fidèle ». On pourrait dire que le poète refuse le jeu qu’il est en train de jouer : « Je me défie des mots / Qui miment la parole / Je me défie des cris / Qui simulent l’angoisse / Je me défie des larmes / Qui parodient l’amour ». Le recueil se termine dans le grand vide beckettien : « Vide il n’y a plus que le vide // Il n’y a plus / Que tes mots disant le silence / Et le silence dit l’absence ».

 

Brochu n’avait que 19 ans quand il publie Privilèges de l’ombre, ce qui peut expliquer le romantisme du désenchantement plutôt convenu dont il se nourrit.