27 décembre 2012

Immortel amour


Marie Saint-Éphrem  (Marie Bissonnette), Immortel amour, Sillery, Couvent de Jésus-Marie, 1929, 188 pages (Présentation de l’auteure par  J.-E. Prince et préface de Camille Roy)

Mère Marie Saint-Éprem était une religieuse-enseignante. Elle est décédée le 10 janvier 1921. Immortel amour est paru huit ans après son décès. Dans ce recueil, on a rassemblé certaines poésies publiées dans des Annales religieuses et d’autres poésies retrouvées dans ses tiroirs. Son recueil contient quatre parties : - À Jésus; À l’Eucharistie; À Marie, à Saint-Joseph, à Sainte-Thérèse de l’Enfant Jésus, aux âmes du purgatoire; À ma famille religieuse. Il est entièrement d’inspiration religieuse.

Il y a une quête amoureuse assez intense dans Immortel amour.  À l’heure où l’on dit tant de mal des communautés religieuses (avec raison dans plusieurs cas), il ne faut pas oublier qu’il y avait aussi dans le lot des « cœurs purs ». J’avais comme projet de présenter un poème dans l’esprit des fêtes, mais j’ai changé d’idée en lisant le dernier du recueil, écrit sur son lit de mort, semble-t-il. La religieuse jette un regard mi-enchantement, mi-détresse sur sa vie. 

LES MOISSONS DE MA VIE

J'allais, petite enfant, sur des chemins tout verts;
Le ciel était limpide, et, pour moi, l'univers
Apparaissait drapé de couleurs merveilleuses;
Et les oiseaux chantaient sur le bord du sentier
Tandis que le buisson tout frais de l'églantier
S'habillait de ses fleurs tendres et gracieuses.

Et Jésus vint alors parler à mes dix ans:
« Offre-moi, me dit-il, l'aube de ton printemps,
Moissonne pour mon Cœur toutes ces fleurs écloses ? »
Et souriant, ravie, à l'appel de mon Dieu,
Chaque matin nouveau, j'allais sous le ciel bleu
Cueillir à bras chargés, pour Lui, les jeunes roses.

Le ciel était encor très doux : j'avais seize ans;
La vie avait pour moi des attraits séduisants;
Des fleurs d'azur rêvaient tout près des églantines…
La Vierge m'apparut et me prit par la main;
Elle me dit : « Ces fleurs qui parent le chemin,
Fais-en pour mes autels des gerbes sans épines. »

Et joyeuse, j'allais moissonnant sur mes pas
Gerbes de campanules, branches de lilas
Pour la douce Reine des vierges.
Et Jésus et sa Mère, ensemble souriaient
A mes bouquets naïfs qui, modestes, priaient,
Tout bas, en s'unissant aux cierges.

Vint un jour solennel et grand: j'offrais à Dieu
Les prémices de ma jeunesse et tout le feu
De mes vingt ans que je vouais à son service.
Le chemin était blanc de lys au front royal
Qui, chastes, mariaient leur parfum virginal
Au parfum plus viril des fleurs du sacrifice.

Et Jésus était là, dans toute sa beauté,
S'inclinant sur les lys de ma virginité,
Dont je faisais pour Lui la moisson radieuse.
Son sourire adorable éclairait mon chemin
Tandis qu'il m'embrassait et me prenait la main
Pour y passer l'anneau des noces glorieuses.

Et je marchai longtemps près de l'Époux vainqueur,
Mon regard dans ses yeux et mon front sur son Cœur,
Ma faiblesse appuyée à sa force éternelle.
Les arbres du sentier avaient moins de chansons...
Que m'importait!... Jésus me disait : « Avançons!... »
Et près de Lui, la route était facile et belle.

Or, le soleil pâlit soudain. Le firmament
Si clair, s'enveloppa d'un sombre vêtement.
Plus d'oiseaux... Au buisson, des rosés empourprées...
Devant le Maître aimé, je tombais à genoux
Cependant qu'il me dit, à la fois grave et doux:
« De la douleur, voici les minutes sacrées. »

« Cueille pour moi ces fleurs semblables à mon sang,
Et tu m'en offriras le bouquet ravissant,
Moissonné par l'amour, au milieu des épines...
C'est l'heure magnanime et sainte, en vérité,
Qui, pour mes yeux divins, s'inonde de clarté:
Et cette heure connaît mes tendresses divines. »

Or, depuis ce jour-là, je suis péniblement
Mon chemin de douleurs. Terne est le firmament…
Et le Maître adorable a voilé son visage...
Mais je me FIE À Lui, je moissonne les fleurs
Qu'il fait s'épanouir pour moi. De mes douleurs,
Chaque jour, à ses pieds, je dépose l'hommage.

O mon chemin de fleurs rouges, je te bénis!
Tu m'offres pour le ciel des espoirs infinis...
Des gloires pures et brillantes!
Je veux suivre en priant ce sentier des élus,
Et cueillir, à genoux, pour mon divin Jésus,
Tous ces bouquets de fleurs sanglantes.

Lire le recueil sur internet

24 décembre 2012

Vers le beau


Marie Sylvia [Mère-Marie-Thomas-d'Aquin], Vers le beau, Ottawa, Chez l’auteure, 1924, 107 pages.


Le recueil comprend cinq parties : Nature, Aux jeunes filles, Voix intérieures et méditations, Religion, Héroisme et patriotisme. 

Pour obtenir une courte critique du recueil : Dictionnaire des écrits de l'Ontario français: 1613-1993

Lire un autre poème : Chant de Noël.


UN ANGE DE NOËL

Dans l'azur assombri, semé de légers voiles,
Plongeant son clair regard au delà des étoiles,
Jeune et belle, une femme interroge le ciel.
C'est la nuit du bonheur, c'est la nuit de Noël,
Où toute âme qui croit au mystère suprême
De la divinité faite  faiblesse même,
Se recueille et se perd en un rêve d'amour
Au pied de cet Enfant, Homme et Dieu tour à tour.
Elle médite...   Au loin, ce sont des vallées
De joyeux carillons qui montent des vallées;
Dans la grande cité, les courses des heureux
Qui vont sécher les pleurs des humbles miséreux,
Déposer mille dons entre des mains aimées,
Ou parsemer les seuils de gerbes embaumées.
Ici, c'est le contraste ironique et fatal,
Les soupirs, la douleur, les salles d'hôpital,
Le mourant qui gémit en appelant sa mère,
Et, ne la voyant pas, redit sa plainte amère
Tout bas, toujours plus bas, comme un souffle du cœur;
Puis, se ressouvenant, dit cette fois: "Ma Sœur!"
Ah! ce nom est bien doux à celle dont l'office
Est de se faire à tous, tendre Sœur de Service!
La jeune femme accourt. — "Est-ce déjà Noël?"
— II est près de minuit. — Minuit!    Que c'est cruel
De mourir à minuit quand Jésus va renaître!
— Non, vous allez au ciel saluer votre Maître!
— C'est vrai, je vais à Lui, tandis qu'il vient à nous!
— Les Anges chanteront un gai Noël pour vous!
— Les Anges!..."   Le mourant garde ses lèvres closes.
Il porte, tour à tour, sur un bouquet de roses
Et sa garde-malade un regard plein d'adieu.
Il est minuit...   l'instant où naquit l'Enfant-Dieu!
La jeune femme prie et doucement s'incline;
Son léger voile blanc tombe sur sa poitrine. . .
Et le mourant sourit à l'aurore du ciel:
II a pour s'envoler son Ange de Noël!
(pages 67-68)

21 décembre 2012

Bonjour, les gars!


Jean Narrache, Bonjour, les gars ! (vers ramanchés et pièces nouvelles), Montréal, Fernand Pilon, 1948, 202 pages. (Préface d’Alphonse Loiselle)

Le recueil de poèmes est précédé d’une autobiographie de l’auteur intitulé : « Qui est Jean Narrache ? » Il parle de lui à la troisième personne. Voici comment il présente sa démarche : « Jean Narrache a regardé la misère physique et morale. Mais, les miséreux, il ne les a pas trouvés ni ridicules ni grotesques, ni méprisables. Tandis que d'autres se sont complus, ou presque, à creuser davantage pour mieux voir toutes tares physiques et morales, toutes les hideurs hélas ! trop vraies des bas-fonds de notre affreuse ville, Jean Narrache a pris une autre attitude. C'était son droit... et d'autres que moi vous diront s'il a eu tort. Il a vu la misère et la déchéance. Mais à côté de cela, il a vu, en dépit de tout, malgré tout, sous des guenilles, battre des cœurs sains, capables de foi profonde, capables de sacrifices muets quasi surhumains, capables de résignation, capables de tant de choses toutes simples ou toutes sublimes dont tant de cœurs qui battent sous des plastrons immaculés et des corsages fleuris seraient totalement incapables. »

Je vous présente un poème de Noël tiré du recueil, le tout accompagné d’une vidéo.




PENDANT LA MESSE DE MINUIT
J’sus dans l'jubé, contre une colonne,
dans c'p'tit racoin-là y m'voient pas,
mais j'me trouv' ben. J'nuis à personne
pis je r'gard' le mond' qu'est en bas.

J'essay' ben d'faire un bout d'prière
tandis qu'la grand'mess' fil' son train,
mais j'vous assur' qu'j'ai d'la misère,
j'sus distrait pas rien qu'un p'tit brin.

Quiens ! me sembl' que l'p'tit Jésus d'cire
est en vie, qu'i'vient d'me r'garder !
J'aurais ben des chos's à y dire,
ben des affair's à y d'mander...

Si par hasard, fallait qu'tu r'viennes
en vie icit', pauvr' p'tit Jésus,
dans notr' société si chrétienne
j'sais pas trop si tu s'rais ben r'çu.

Notr' monde est pas ben charitable
y t'log'rait pas dans les hôtels,
y t'laiss'rait coucher à l'étable
comm' la nuit du premier Noël.

C'pas pour le pauvre monde honnête
qu'a l'air quêteux, qui paraît mal
qu'les gérants d'hôtels s'cass'nt la tête
au Windsor pis au Mont-Royal.

C'pas les gens rich's de par icite
qui te r'cevraient eux-autr's non plus.
Ces gens-là, quand c'a d'la visite,
c'est du mond' chic qu'a des r'venus.

Pourtant, ceux d'l'aristocratie,
d'vraient êtr' meilleurs pis êtr' plus pieux
que tout l'mond' d'la quêteucratrie,
que tous nous-autr's, les pauvres gueux.

C't'eux-autr's qui sont l'z'heureux d'la terre,
C't'eux-autres qui manqu'nt jamais de rien.
Nous-autr's, on vit dans la misère,
on est tous nés pour un p'tit pain.

Pourtant qui c'qui va à la messe
tous les dimanch's à tous les temps ?
c'est-i' les gens qu'ont d'la richesse
ou ben nous-autr's qu'en arrach'nt tant ?

Qui c'est qui croit pus aux prêtres
quand i's'est fait un peu d'argent,
qui c'est qu'est fra'-maçon, qu'est traître,
c'est-i' nous-autr's, les pauvres gens ?

Y' aura des couronn's su' sa bière,
tout c'beau mond’là, quand i' mourra ;
un enterr'ment d'l’Ugnon d'prières,
nous-autr's, c'est ben l'plus qu'on aura...

J'pense à ça, à soir, pis j'y r'pense...
P'tit Jésus, j'sais ben qu't'as pas tort
vu qu'on aura notr' récompense
un' fois qu'on s'ra rendu d'l'autr' bord...

Dans tous les cas, si, par merveille,
Tu viens qu'à r'venir un bon soir,
viens t'en chez nous ! Moé pis ma vieille,
on s'rait si content d'te r'cevoir.
(p. 191-195)

20 décembre 2012

De ci, de ça


Yvonne Couët, De ci, de ça, Chez l’auteure, Sans lieu, 1925, 159 pages.

Sur Yvonne Couët et sa famille, on peut lire les pages 11 et suivantes  d'Au fil des ans, Bulletin de la société historique de Bellechasse.

Le recueil compte 34 nouvelles, dont 3 ont pour thème Noël. L'action se situe dans la région de Québec. La plupart des récits sont dédicacés.





L'ARBRE DE NOËL
A Jean Suy.

André Lafrance atteint presque ses trente ans. Voilà trois fois dix ans, peut-on dire, qu'il sent un cœur battre dans sa poitrine, un cœur de chair, sensible et bon, mais sceptique d'apparence. Ses amis se moquent de lui. Leur sans-gêne s'accommode volontiers ou du silence ou des ripostes malicieuses d'André, selon son humeur.
Au fond, il est un timide, et l`histoire de sa vie passée le prouve, car pourvu d'une laideur qu'il s'imagine encore plus " laide ", il n'ose pas montrer tout ce dont il est capable. Ses qualités sont perdues dans le gouffre d'une indifférence feinte, et seuls quelques amis savent l'apprécier à sa valeur exacte.
D'une éloquence brillante, il jouit parmi ses confrères du barreau de l'estime totale et nombre de ses plaidoyers l'ont justement fait remarquer.
Enfant, élevé au grand air parfumé d'une campagne, il s'est vu transformé en collégien, puis les études terminées, il est resté citadin. Ses parents étant déjà partis pour l'autre monde, rien ne l'attirait plus au village natal.
Pourtant, une douceur émue l'entraîne loin, au flot des souvenirs, lorsqu'il ne cadenasse pas son cœur. Une vision brune surgit bien vivante et si jolie ! Une petite amie apparait souriante, dans un sentier fleurant bon les violettes, alors qu'il '' paressait " dans la liberté de ses vacances.
Ah ! le cher vieux temps !!! Il se souvient des mots échangés, des rires que l'on égrène dans la tiédeur des bosquets, à propos de riens, en cueillant fleurs et amour. . .
Déjà de longues années les ont séparés. Depuis la licence obtenue, la fièvre de la ville, et l'étourdissement cherché dans le travail l'ont éloigné des touchants paysages de chez lui.
Et il est resté garçon comme là-bas, elle est encore fille, sa petite compagne des jeunes années, l'amie Mireille. Oh ! le doux nom ! Il chante dans son cœur comme de l'autre côté des grandes eaux, dans l'ancienne mère-patrie, il fleurit les poèmes de Mistral.
Et ce rêve non atteint est dû à la crainte d'un refus causé par sa laideur. Il est de la race de ceux qui, pour un préjugé, peuvent souffrir toute une vie, sans dire leur mal.
Plusieurs Noëls se sont succédé tous semblables, sans grandes joies, sans grandes tristesses, et il ne songe pas à agir autrement en cette fin de décembre. Une messe dans une église quelconque de la ville, puis le retour à sa chambre, et le sommeil. Rien de plus.
Cette année, voici qu'une dizaine de jours avant, un confrère lui demande s'ils ne feraient pas route ensemble, et ne se dirigeraient pas tous les deux vers deux villages voisins ?
La pensée lui vient d'accepter. Tiens, ce serait nouveau.  Il compte l'espace de temps qui s'est écoulé depuis son départ : quatre ans. C'est déjà beaucoup, il entendra les vieux refrains de circonstance. Les chantres seront-ils les mêmes ? Il se souvient d'un surtout qui avait le don de l'énerver.
Et malgré une vague angoisse, les vivifiants souvenirs éclosent de nouveau en lui et semblent lui apporter toute la fraîcheur de sa jeunesse.
Eut-il l'impression que ce voyage serait pour lui un arrêt du destin, que sa vie en serait du tout au tout changée? Il est permis de ne pas le supposer et pour son bonheur, sans quoi il eut été capable de ne pas l'entreprendre.
Une moderne locomotive les conduit rapidement. La ligne du fleuve, comme une lame argentée accompagne les deux rubans d'acier. Bientôt toutes les couleurs se grisent et se mêlent à l'ombre qui envahit les espaces. Les campagnes s'allongent les unes après les autres. Quelqu'étoile, piquée là, magiquement, dans le vague annonce un foyer. Qui sait si dans l'air, les fins grelots ne tintent pas, de leur son clair et pressé, qui traverse l'espace pour arriver aux oreilles d'André? Toujours que le voilà tout gai, tout causeur. L'emprise le tient de ses deux longs bras. Son imagination heureuse se promène dans toutes les années passées. Il en cueille les bonnes émotions et en chasse les tristesses. Pas de noir ce soir, dans son cœur. C'est Noël et c'est tout dire !
Enfin l'arrêt et la descente, l'arrivée à l'hôtel, et l'heure qui a  des ailes pour accentuer la ronde autour du cadran et marquer minuit, là bonnement. Il n'a plus le loisir de penser ni de vivre.
Pendant la messe, il peut retenir ses esprits et il jette la vue un peu partout. Quel contraste ! Tous les visages ont vieilli. Un frère de Mireille est non loin et Mireille elle-même. Tout de suite les deux regards se sont croisés. Les chants apportent la paix, mais que de distractions se charge la conscience d'André !!!
Après la messe, échanges de poignées de main cordiales et de joyeux revoir.
Mireille et son frère entraînent André pour le réveillon. Il lui faut l'atmosphère d'un foyer, non l'indifférence d'un hôtel, et lui il se laisse conduire.
Dans la salle à manger, tout est fleuri. L'arbre de Noël étale ses largesses. L'on fait bonne chère tout en devisant du passé et du présent. Mireille est gentille, simple et bonne. On prolonge la causerie dans de larges fauteuils. Les yeux n'ont aucune envie de se fermer pour le sommeil. Puis un silence, mais un silence peuplé de visions et de mots que l'on n'ose dire.
André se dit heureux, il ne regrette pas son voyage. Non ! Que de souvenirs surgiront fervents lorsqu'il sera de nouveau mêlé à la poussière des livres.
Le frère de Mireille l'observe, puis sourit. L'aube s'annonce et le village se remplit de bruits et de joies en cette journée vraiment idéale.
. . . Les deux hommes sont seuls. André reste soucieux, quand son ami le saisissant par le bras lui dit :
- Vas-y donc, vieux ! Qu'attends-tu ? Tu sais bien qu'elle t'aime. Faut-il que je la demande pour toi ?
Mireille revient, elle entraîne les bambins du voisinage devant l'arbre magnifique. Chacun admire et a sa part égale. André s'approche, et, plaisantant quête la sienne. Ses yeux parlent plus que sa bouche, car elle comprend la demande non formulée, et pour elle c'est le rêve enfin reconstruit, et sans émotion apparente, un sourire de bonheur sur les lèvres, elle donne sa petite main, qu'un baiser aussitôt effleure. . .
Dans l'arbre de Noël, André y a trouvé la plus belle part, la vie de Mireille à la sienne confiée. (pages 17-22)

17 décembre 2012

Catéchisme catholique


Anonyme, Catéchisme catholique, Québec, 1954, 281 pages. (Illustrations de Marcel Gagnon et Omer Parent) (Imprimé par L’Action catholique)

(J'ai fait une mise à jour de ce blogue. Voir Catéchisme catholique (2))

« Ce catéchisme a été rédigé par une commission épiscopale formée en 1942. Leurs Excellences les Archevêques et Évêques des provinces ecclésiastiques de Québec, Montréal, Ottawa, Rimouski et Sherbrooke en ont prescrit l'enseignement dans les écoles soumises à leur juridiction, le 15 août 1951, en la fête de l'Assomption de la Très Sainte Vierge Marie. »

D’autres éditions du Catéchisme, qu’on appelait Le Petit Catéchisme (voir Le Carnet du flâneur), ont paru avant celle-ci. Mais c’est celle de mon enfance et de tous ceux et celles qui ont au moins 55 ans aujourd’hui. On ne l’achetait pas, l’école nous le fournissait. Il fallait tout de même bien l’entretenir au risque d’être « disputé » en fin d’année lorsqu’on le rendait. Souvent la tâche de le couvrir et de recoller les pages détachées avec de la colle maison incombait à la mère. Dans les années 60, un ami me rappelait que du jour au lendemain, tous les Petits catéchismes avaient été jetés au rebut. Il fallait vider les armoires et faire place à la nouvelle liturgie!

Il y avait 992 numéros, question et réponse, qu'il fallait savoir par coeur. Il importait peu de comprendre, il fallait mémoriser. Un chiffre à gauche indiquait en quelle année la question devait être étudiée. On commençait en troisième année et on finissait en sixième. En septième, on révisait le tout. C’est dire que chaque soir, nous avions quelques numéros à mémoriser. Le lendemain matin, la maîtresse d’école ou la sœur, aussitôt la prière du matin terminée, s’empressait de nous questionner devant tout le monde. Malheur à ceux et celles qui n’avaient pas appris leur leçon. Ils étaient la risée de la classe. Et si leur paresse (Ah la paresse! ce « péché capital qui consiste dans l’amour désordonné du repos ») se répétait, ils en étaient quitte pour une période de punition, à genoux dans un coin de la classe, ou encore pour un petit coup de règle sur le bout des doigts. Eh oui, autre temps autres mœurs.

Bonne ou mauvaise nouvelle ! En relisant le début du Catéchisme, je me rends compte qu’il promettait tellement d’indulgences que j’en ai peut-être, à mon insu, mérité quelques-unes. Voilà qui allégerait mon temps de purgatoire. Ce serait bien, non? Malheureusement, il y a un piège derrière ces belles promesses, à savoir une série de conditions difficiles pour mériter ces indulgences. Si je comprends bien, il aurait fallu visiter l'église sans arrêt! « Une indulgence plénière à toute personne qui consacrera une demi-heure ou au moins vingt minutes, deux fois par mois, à enseigner ou à étudier la doctrine chrétienne. Cette indulgence, on peut la gagner deux fois par mois, le jour de son choix, aux conditions ordinaires de la confession, de la communion, d'une visite à une église ou à un oratoire public, et de prières aux intentions du Souverain Pontife. Une indulgence partielle de trois ans à toute personne, ayant contrition de ses péchés, chaque fois qu'elle s'appliquera, pendant le temps déjà indiqué, soit à enseigner, soit à étudier le catéchisme. » Et on ajoutait : « Toutes les formules, fin de chapitre, marquées d'un astérisque, comportent, outre le gain d'une indulgence partielle pour chaque récitation, celui d'une indulgence plénière mensuelle, aux conditions ordinaires, récompense d'une pieuse assiduité. Les conditions ordinaires sont: la confession, la communion, la visite d'une église et des prières aux intentions du Souverain Pontife. » 

Je me dis que le catéchisme – et tout ce qu’on devait mémoriser – contribuait à nous apprendre la langue française. Par exemple, cette petite leçon sur le subjonctif : 636 – Pourquoi Dieu nous a-t-il donné la vie surnaturelle? Pour que nous devenions les enfants de Dieu et que nous ayons le droit d’aller au ciel. Ou encore cette leçon sur la construction de la phrase et l'ajout de la ponctuation : 480 – Que devons-nous faire pour bien observer le sixième commandement de Dieu? Nous devons toujours être purs, seuls ou avec les autres, dans nos regards, dans nos paroles et dans nos actions. » Heureux qu’on n’ait pas ajouté « dans nos pensées » : c’eût été l’enfer!






10 décembre 2012

L’Épreuve


Paul-Émile Prévost, L’Épreuve, Montréal, Alpoh. Pelletier, 1900, 142  pages.

Orphelin, Paul Goulier a pu faire des études grâce à la rente que son père lui a laissée. Il est devenu fonctionnaire au ministère des travaux publics. Il compte se marier bientôt avec Violette, une amie d’enfance. Son petit monde s’effondre quand on l’accuse d’avoir payé un malfrat pour tuer son supérieur, soi-disant par ambition. Bien que plusieurs doutent de sa culpabilité, il est condamné à mort. Sa peine est commuée en prison à vie et il se retrouve prisonnier à Saint-Vincent-de-Paul. Telle est l’épreuve qu’évoque le titre.

Violette refuse de croire à sa culpabilité malgré les objurgations de sa mère, de son frère, du curé et du meilleur ami de Paul, Rodolphe. Ce dernier, d’ailleurs, lui fait une cour assidue. Il veut l’épouser, ce qu’elle refuse. Il essaie par tous les moyens de la contraindre, allant jusqu’à salir son ancien ami. Violette, obstinée dans son amour, tombe malade et finit par mourir. Rodolphe, plein de remords, finit par avouer que c’est lui qui a comploté contre son ancien ami pour le faire accuser. Son mobile : il était amoureux de Violette.

L’Épreuve est coiffé d’une préface de neuf pages!  Prévost nous livre une véritable dissertation sur la femme. C’est tellement gros qu’il vaut mieux en rire : 

« L'homme serait hardi, qui déclarerait solennellement bien connaître la femme. Ce qu'il en pourrait dire, serait approuvé par les unes, mais fortement démenti par les autres ; une seule chose pouvant les mettre toutes d'accord : l'adresse de n'en dire que du bien.
Mettant de côté cette énorme particularité, de n'en pas dire du mal, il reste encore le vaste champ d'en dire beaucoup de bien - dans ce sens que le tempérament délicat est ce qu'il y a de plus aimable et que chez elle la psychologie de sa vie jaillit de son cœur.
Les hommes qui la connaissent moins imparfaitement que les autres, savent très bien ce qu'il ne faut pas dire et ce qu'il faut faire pour lui plaire. Encore ils échouent souvent, malgré la meilleure intention, parce la, femme a une sensibilité que l'homme n'a, pas, à laquelle il ne peut atteindre, ni par entraînement, ni par adresse, ni par sa nature : Eux, comme les plus ignorants et les moins sensitifs, s'assoient involontairement sur son cœur.
L'homme, quoique bon, ne vaut donc pas la femme, toute méchante qu'elle est bien souvent. Retranchant ce qu'il y a de mauvais chez les deux, avouant en passant que la quantité est énorme chez la femme, ce qui reste chez cette dernière vaut encore mille fois plus que tout ce que l’homme a conservé. » 

Et encore, plus loin : 

« La femme a une telle organisation, un tempérament si sensible, une âme si grande, que beaucoup, d'auteurs ne lui font faire et dire que du bien, tout le long d'un roman, sans rendre celui-ci moins intéressant pour cela. C'est que la femme de bien est sublime et commande le respect en attirant la curiosité. La monotonie est moins grande, si l'on y glisse un peu de son œuvre mauvaise -puisque c'est bien elle qui, entre temps, a inventé la trahison, l'appétit du lucre, le mensonge, et encore... — mais n'est-il pas suffisant de le savoir, sans qu'on l'écrive pour l'irriter davantage, mériter sa haine et nous la faire moins aimer. Oublions tout cela et adorons-la, puisque les dieux l'ont faite... c'est encore, ce qu'ils ont fait de mieux, a dit Banville. »

Le roman est un mélodrame sans grand intérêt. On devine assez vite l’intrigue, les personnages et leurs sentiments tombent dans les pires stéréotypes. En plus, le style est ampoulé comme ce n’est pas possible. Prévost se prend pour rien de moins que Racine. L’action se passe en partie à Charlesbourg, encore une campagne à l’époque.  Sa description peut intéresser le lecteur contemporain. Il en va de même pour la description d’une fête de la Saint-Jean au XIXe siècle (p. 90 et sv.).

6 décembre 2012

L'Homme à la physionomie macabre

Moïsette Olier, L'Homme à la physionomie macabre, Montréal, Édouard Garand, 1927, 154 pages.

« Shawinigan est la Ville Lumière de la province… mais lumière artificielle seulement. » (p. 63)

Paule-Émile, la jeune fille du riche docteur Boisjoli, mène une existence tranquille dans le domaine familial. Existence dont elle déplore l’insignifiance. Un jour arrive le neveu du meilleur ami de son père, Antoine Bernard. C’est un original dont la tenue (barbe et cheveux longs,  vêtements négligés, manières déroutantes…) détonne dans le petit monde bourgeois de la jeune fille. Ses amis s’en moquent ouvertement. Il se présente comme un journaliste venu étudier la vie ouvrière. Le docteur Boisjoli demande à sa fille de s’en occuper pendant son séjour. Elle découvre sous l’habit assez « macabre » un jeune homme intelligent et sensible. Les deux développent un sentiment amoureux. Survient un coup de théâtre : si Antoine Normand s’est présenté à ses hôtes sous un jour aussi peu favorable, c’est qu’il voulait convaincre un de ses amis que l’amour vrai, qui va au-delà des apparences, est encore possible. En somme, sous de fausses représentations, il a réussi à séduire la jeune fille. Celle-ci lui pardonne bien facilement son manège, il me semble.

Vous l’aurez compris, l’intrigue est banale. À mes yeux, ce roman présente quand même un double intérêt. Premièrement, il nous offre un aperçu de la mentalité de l’époque. On y parle des dangers de la danse, de la condition des jeunes filles,  du travail des ouvriers le dimanche, de la nécessité d'une action sociale pour soutenir l’esprit nationaliste et de l’américanisation de la jeunesse, seul thème qui est un soi tant peu développé.  « Pourquoi ne luttez-vous pas contre les tendances d'émancipation chez les jeunes de votre société? Pourquoi ne réagissez-vous pas contre les mœurs américaines qui envahissent nos centres et tendent à faire de nos âmes des âmes matérialistes et païennes? Pourquoi ne seriez-vous pas dans votre rayon, l'apôtre de notre mentalité canadienne-française et canadienne-catholique, sans alliage, sans abdications, sans atteintes, intègre et fière? » (p. 59-60) On y cite le père Lalande, Édouard Montpetit, Henri Bourassa, Mgr Adolphe Paquet… 

Deuxièmement, on nous offre une certaine vue de la vie à Shawinigan dans les années 1920. On décrit un peu les lieux (voir les extraits), on mentionne plusieurs noms qui faisaient partie de la vie locale ou régionale : l’abbé Émile Cloutier curé de Saint-Pierre, l’avocat Auguste Désilets de Grand-Mère, l’avocat Louis D. Durand de Trois-Rivières, l’industriel Hubert Biermans, le sénateur Jacques Bureau, Médéric Martin ??, le docteur Dufresne, le docteur Normand. 

Extrait 1
Les Boisjoli ont nommé leur domaine Boisjoli-les-Chûtes. En voici une description.

« La compagnie, dont le docteur Boisjoli était l'un des plus puissants actionnaires, lui avait cédé le terrain qui s'étend entre les Chûtes. Alors, sur le pittoresque plateau qui domine les deux abîmes, il s'était fait construire une superbe et vaste résidence que ni la pluie des automnes ni les rafales de l'hiver, ne lui faisaient déserter. D'architecture espagnole et toute blanche sous son toit de tuiles rouges, l'été, la maison semblait un morceau de lumière sur sa colline verdoyante, et l'hiver, sur son mont blanc, une accueillante et hospitalière retraite. Le bel immeuble avait son solarium, ses jardins d'hiver, d'immenses porches et vérandas qui facilitaient agréablement la jouissance des poétiques entours et des jolis horizons. Sans enlever tout à fait son cachet un peu sauvage au terrain, de petites terrasses s'étageaient depuis la falaise jusqu'à la maison. A travers les frissons des jeunes peupliers, des charmilles, des groupes de chaises rustiques et des hamacs savamment disséminés, étaient autant d'invitations aux reposantes nonchalances. » (p. 11-12)

Extrait 2
« La nature a été très prodigue pour ses enfants de Shawinigan. Non seulement vous avez vos belles Chûtes, mais encore ces riantes montagnes qui festonnent si joliment l'horizon et le St-Maurice qui promène autour de la ville, les méandres étincelants de sa moire argentée. Il y a aussi beaucoup de charme dans tout cet imprévu suscité par les caprices du sol, joyeux coteaux, profonds ravins, plis de montagnes où se dérobent des paroisses entières, tandis que d'autres s'épanouissent fièrement sur les plus hauts sommets. Oui vraiment, votre ville est fort pittoresque et vos usines si puissantes pourtant, ont eu le goût rare de ne pas gâter le tableau. » (p. 149-150)

Pour tout savoir sur la petite histoire de Shawinigan : Le Carnet du flâneur
Sur Moisette Olier  
Étincelles sur le Carnet du flâneur

2 décembre 2012

La Dame de Chambly

Andrée Jarret (Cécile Beauregard), La Dame de Chambly, Montréal, Édouard Garand, 1925, 130 pages.

La famille Nadeau vient d’emménager sur la rue Plessis. Le père est commis dans une mercerie. Les deux enfants plus vieux,  Wilfrid et Aurore, travaillent aussi et contribuent aux frais de la maison. La mère, sa fille Bernadette, et deux jeunes garçons complètent la famille. Comme ils ne sont pas riches, ils prennent un locataire : Jules Larose, étudiant en droit. 

Bernadette et Aurore sont au cœur de l'histoire. Cette dernière, par sa beauté s’attire tous les regards. Bernadette, qui est la bonté même, s’efface devant sa sœur. 

Aurore, même si un étudiant en médecine déjà la fréquente, est séduite par le chambreur. Elle s’efforce par tous les moyens d’attirer son attention. Il voit bien son manège, mais l’ignore. Le temps passe et il finit par comprendre que la gentille Bernadette est exploitée par tout le monde dans cette maison. Il essaie de s’approcher d’elle, mais elle le repousse de peur de fâcher sa sœur. Un peu froissé, il décide de quitter la pension. La famille, sans savoir exactement ce qui s’est passé, se doute bien que Bernadette y a joué un rôle. Tout le monde se met sur son dos et sa vie devient invivable. Elle décide de quitter la maison et d’aller s’engager comme domestique. Une dame de Chambly l’engage. Consciente que la jeune fille a vécu des malheurs, cette femme au grand cœur la prend sous son aile. Elle veut même s’occuper de son avenir. Elle lui présente un jeune homme que son frère, qui est prêtre, a pris sous son aile. Vous l’avez deviné, le jeune homme, c’est nul autre que le locataire. C’est un orphelin qui a eu beaucoup de difficulté dans la vie. Les deux ont tout pour s’entendre.

L’histoire joue beaucoup sur le pathétisme : la mal-aimée de la famille et le pauvre orphelin. Ce roman aurait pu être un Bonheur d’occasion si l’auteure s’était davantage intéressée aux autres personnages du roman. On ne sait rien de la vie du quartier, on ne sort presque pas du petit cercle très étroit des personnages nommés dans mon résumé. Il y a bien quelques allusions sociales, mais vite gommées par l’histoire sentimentale.

Extrait
Tout à coup, mue par on ne sait quelle intuition, peut-être par la seule habitude de tout lui mettre sur le dos, Aurore se tourna vers sa sœur et, à brûle-pourpoint :
—Dis-le donc, s'écria-t-elle, ce que tu lui as fait pour qu'il parte ainsi?
Si inattendue était l'attaque que Bernadette perdit absolument contenance.
—Moi?. . . balbutia-t-elle, et, à sa pâleur primitive une profonde rougeur succéda.
Elle voulut se reprendre :
—Je n'ai rien f. . .
Mais sa voix se brisa sur le dernier mot. Autour d'elle, c'était une stupeur générale.
Puis, soudain, l'orage éclata et Bernadette qui se cramponnait à son humble travail entendit les injures voler en sifflant autour de son crâne, telles des flèches empoisonnées.
On le tenait donc le mystère, l'irritant mystère de cette défection. C'est elle qui était cause de tout. Elle avait fait partir le chambrent!. . . Avait-on idée d'une scélératesse pareille? Et, hypocrite jusqu'aux moelles, elle avait pu rester jusqu'ici à couvert, mais on la tenait enfin! Tricherie revient toujours à son maître. Réellement, c'était épouvantable de penser qu'un semblable monstre faisait partie de la famille.
Arthur et Gérard, mis dans le temps en suspicion, se vengeaient avec ardeur, mêlant leur voix de fausset au concert général. Toutefois, ce qui atteignit le plus profondément l'innocente, ce fut le sourire équivoque qu'arbora Wilfrid. Bernadette sentait sa tête se perdre.
Finalement, son père songea à s'interposer et, devant l'obstination de la jeune fille à nier qu'elle fût coupable, il l'envoya se coucher.
De ce jour, la vie de Bernadette, par moments si pénible, devint un véritable martyre. (p. 57)

15 novembre 2012

L'Aube de la joie


Anne-Marie (Nellie Maillard-David), L'Aube de la joie, Montréal Cercle du Livre de France, 1959, 217 p.

L'Aube de la joie est le premier roman de Nellie Maillard. Il semble avoir connu du succès puisqu’on indique sur la deuxième édition (date non précisée) que les ventes atteignent 9000 exemplaires. Voilà qui peut surprendre, le roman a des qualités, mais pas celles qui propulsent une œuvre chez les best sellers. Maillard se contente de raconter la vie « sans histoire » d'une petite famille bourgeoise. Louis Giraud, le père, est cardiologue; Hélène, la mère et la narratrice de l’histoire, s’occupe des trois enfants (quatre à la fin) avec l’aide d’une bonne. En plus  de ses « petits » problèmes de mère, elle raconte les soubresauts de son couple très uni et, quelque peu, sa vie sociale.

Je ne résumerai pas le roman. Je me contente d’énumérer en vrac les épisodes-thèmes les plus marquants : les vacances en famille à la campagne, l’éducation des enfants, leurs petites maladies, la naissance du quatrième enfant, les difficultés professionnelles du mari, les sorties dans des cercles féminins, le presque divorce de sa meilleure amie, sa maladie qui l’amène à l’hôpital de Boston, un voyage en Gaspésie et un autre dans les provinces de l’Ouest… On y parle de solidarité sociale, de religion, les deux étant liés. 

Je disais que le roman avait des qualités qui pouvaient expliquer son succès. Sa plus grande : la profondeur, denrée assez rare dans le roman québécois de l’époque. Il ne faut pas chercher de grands drames ou des événements mystérieux qui titillent l’imagination. Ils n’y a pas de grands conflits, de mystères, d’obstacles en apparence insurmontables. Le projet de l'auteure est ailleurs. Maillard démontre une  humanité qui rejoint parfois celle de Gabrielle Roy. Je note une sensibilité aux autres, à la nature, une capacité à saisir le moment présent, à mettre en mots ses propres impressions.  Le quotidien le plus banal donne lieu à une réflexion sur le sens de la vie, sur le temps qui passe, la maladie, l’injustice sociale, la mort. Et le tout est présenté dans un style fluide.

« Et tout en acceptant mon inutilité provisoire, je réfléchis... On apprend à penser lentement dans la maladie. Le visage de Danièle Lecomte m'apparaît, j'évoque l'échec absolu de sa destinée terrestre. Il se faisait en elle peu à peu, le silence sur les choses humaines. J'entends de loin le bruit des autres, les innombrables autres cramponnés à leurs activités. Nous cherchons tous de quelque manière à nous réaliser dans une œuvre tangible et rencontrons à chaque pas une forme quelconque de dépouillement, d'usure, de désagrégation. Et doucement, tombe toujours la neige sur les feuilles ! »

Même si le milieu bourgeois lui procure certains avantages, cette femme n’en est pas totalement satisfaite. Elle porte un jugement assez sévère sur les autres femmes de son propre milieu, qui se contentent de papoter plutôt que d’entreprendre des actions. Il y a chez elle une volonté de donner un sens à sa vie qui ne trouve pas toujours à s’employer. 

Ce qui empêche le roman de passer l’épreuve du temps, c’est le message lui-même, et surtout la manière de le livrer. Maillard appuie trop sur la thèse qu’elle veut faire passer. Comme Gabrielle Roy, son personnage oscille entre la détresse et l’enchantement. L’enchantement, chez Maillard, prend les traits de l’amour avec un grand A : l’amour rachète tout, peut venir à bout de n’importe quelle détresse. Dans le concept, à saveur religieuse, se mêlent tous les types d’amour. On y revient continuellement, entre autres à la fin. 

Extrait
« Ici, l'humain a peuplé la montagne, celle-ci a perdu sa suprématie et le décor est ramené aux proportions de la vie quotidienne : les jouets oubliés dans le jardin, le linge qui se balance sur la corde derrière la maison et les bruits de vaisselle qui s'échappent par la fenêtre ouverte... tout cela courbe notre pensée vers la journée des gens de la terre, la nôtre et celle des autres, là-bas... chez nous.
L'enchantement du Lac Louise... l'enchantement des montagnes... comment les relier à la misère du monde, cette pauvre misère aux mains tendues ! d'où vient celle-ci... où pourrait-on la reléguer...! Les raccords sont difficiles... tout à l'heure, Louis et moi, foulions d'un même pas la terre grise de la route, conscients de notre mutuelle présence... et je sais bien que l'amour seul est la clé de toute chose, le carrefour de toutes les réalités... Mais un amour plus grand que le nôtre, qui synthétise toutes les attirances et les alimente de son éternité. Nous devrons donc toujours être prêts à épouser la cause de l'Homme, contre lui et malgré lui s'il le faut, parce qu'il en est Un, avant nous, qui a cru bon de mourir pour cette cause et continue à Se donner à elle.
« Et la lumière fut... » elle étendit doucement sur l'angoisse des siècles la pitié, la compassion et la tendresse !
Une mer houleuse de nuages gris et blancs ondule sous l'immense calotte du ciel et l'avion de Trans-Canada file en ligne droite sur la crête des nuages. Je pars à la conquête de la peur : celle-ci en devient une, par l'exploration lucide de son objet. Ici, je tâche d'interpréter les bruits de l'avion, sa façon de se comporter, et m'applique à oublier les paysages collés au sol, pour adopter ceux du ciel. Adopter sa destinée, dire oui au moment présent, on revient toujours à cette vérité. La tête appuyée au dossier penché du siège, j'écoute venant du bout de l'horizon, l'appel émouvant et impérieux de la vie... l'appel de la joie... de cette joie lucide, tenace, authentique, debout, face à toutes les misères, celles des mécréants et celles des honnêtes gens : ces dernières plus stupéfiantes que les autres, car elles nous étalent les hypocrisies, les compromissions, et la médiocrité ! Que de déchéances secrètes ! Combien de tragédies accompagnent leurs victimes tout doucement, à doses filées !...
C'est donc devant ce tableau, offrant à la fois un vide et un fouillis, un désert et un encombrement, devant ce tableau évalué et accepté, qu'on doit arriver à dire cette chose inouïe : « Tout est joie... tout est joie, à cause de l'amour ! »
Quelque part au fond du ciel, j'ai trouvé la plénitude de la paix ; les dialogues cessent en moi-même, les idées multiples et diverses se fondent en une seule certitude : l'amour a croisé les fils et tissera notre destinée.
« Et la lumière fut... » Elle sèmera toujours l'enchantement sur l'étendue de la terre... » (p. 216-217)

12 novembre 2012

Amadou


Louise Maheux-Forcier,  Amadou, Montréal, Le Cercle du livre de France, 1963, 157 pages.

Il est toujours difficile de juger de la portée d’une œuvre après coup. Il faudrait recenser l’ensemble des critiques des contemporains, ce qui n’est pas le but de ce blogue. J’imagine sans peine qu’en abordant le thème de l’homosexualité féminine en 1963, Louise Maheux-Forcier s’exposait à la critique. Ce roman, audacieux par son thème, a quand même reçu une caution forte de son éditeur : le prix du cercle du livre de France.

Adolescentes, Nathalie et Anne se sont aimées. Celle-ci s’est noyée et, peu de temps après, les parents de Nathalie ont péri dans un accident d’auto. Nathalie est partie en Europe, a vogué d’un amant à l’autre, sans jamais retrouver la plénitude amoureuse qu’elle avait ressentie auprès d’Anne. Un jour, au plus mal de ses pérégrinations européennes, elle est recueillie par un peintre, Julien, qui l’héberge et finit par tomber amoureux d’elle. Plus tard, les deux vont vivre avec un couple ami, aussi artistes et bohèmes, Sylvia et Robert, dans la chapelle abandonnée d’un village normand. Nathalie est amoureuse de Sylvia, ce qui ne l’empêche pas de coucher avec Robert pendant un voyage à Paris. Julien, très jaloux, fait une crise. Il décide de l’éloigner, la ramène dans sa famille de « bandes illustrées » du Canada et l’installe dans une petite vie bourgeoise. Sylvia continue d’écrire à Nathalie. Quand Julien le découvre, il la frappe. Nathalie l’empoisonne et met le feu à la maison.  On peut penser qu’elle va périr dans l’incendie.

Le résumé ne rend pas compte de la facture originale du roman. Le point de vue narratif adopté, c’est celui de Nathalie. La scène du meurtre ouvre le roman et revient au début des chapitres. L’écriture n’est pas réaliste et donc les lieux, la temporalité ne sont guère rendus.

Ce qui risque d'indisposer le lecteur contemporain, ce n’est pas l’homosexualité, mais le caractère de l’héroïne. « J’ai les cheveux noirs et ma vie est triste. J’ai perdu ceux que j’aimais. Il me reste l’argent, des tas de paperasses sales. Je n’ai qu’à écrire mon nom sur un bout de papier et je fais ce que je veux… » On peut comprendre sa recherche identitaire, mais moins l’espèce de vide dans lequel elle se complait. C’est une femme très égocentrique qui vit en dehors du monde, comme s’il n’y avait que sa recherche amoureuse qui comptait. Elle vit des autres, hommes ou femmes. Elle ne travaille pas, ne s’intéresse à l’art qu’en dilettante, a un profond mépris pour les classes laborieuses… Comme beaucoup d’intellectuels de l’époque, on dirait que pour elle, le monde commence et finit en France. Au Québec, à part la neige…

Extrait 1
Louise Maheux-Forcier
« Sylvia revient avec un grand plateau qu'elle s'en va déposer sur un bahut. J'aime l'odeur du café bouillant depuis ce merveilleux matin d'autrefois et j'aime voir Sylvia qui apporte le café sur un plateau. C'est une espèce de déesse; elle accomplit cela avec des gestes rituels: lents et calculés. Elle sait les préférences de chacun et sans un mot, elle nous tend les tasses avec juste ce qu'il faut de sucre ou de crème comme de petits calices magiques et odorants. Sylvia, dans cette église, prêtresse en collants noirs avec son grand tricot blanc qui s'arrête en cascade sur ses hanches et ses poignets, et la cascade grise de ses cheveux dénoués qui scintille, Sylvia, c'est une œuvre d'art ! » (p. 98)

Extrait 2
« Toute la nuit le vent chaud a joué avec les rideaux de mousseline et je n'ai pas dormi. Anne était nue et blanche, presque bleue sous le pâle éclairage de la lune.  J'avais l'impression qu'il y avait au creux de son ventre quelque chose de phosphorescent qui faisait luire tout son corps; quand elle se retournait, ses deux petits seins roulaient l'un sur l'autre comme ravis d'être ensemble et ses cuisses épousaient la fraîcheur des draps, voluptueusement. J'étais muette, hallucinée.   Plusieurs fois j'ai fait le tour de ma chambre en m'arrêtant longuement devant la glace: je reconnaissais, debout, bleue aussi et un peu floue, la forme allongée sur mon lit. Je devinais autour, les fleurs des tentures et le cannage de la berceuse ancienne et tous mes parfums sur la table habillée comme une marquise; j'allais au placard et j'habillais Anne de toutes mes robes puis je la déshabillais; à la fenêtre, j'allongeais les allées de notre jardin, à l'infini, j'y plantais Anne au milieu, superbe et nue dans ses cheveux, comme un Botticelli et je m'agenouillais devant elle.
Cette nuit-là, ma vie a commencé. Mon cœur s'est ouvert comme une tulipe. Mon corps s'est éveillé mais je ne voyais pas encore au bout de mon rêve ébloui, la mort, comme une sauterelle absurde. » (p. 44-45)

8 novembre 2012

Poupée



Claire Mondat, Poupée, Montréal, Les Romanciers du jour, 1963, 139 pages (R8).

Catherine Martin, comme toute jeune actrice à ses débuts, rêve d’une grande carrière. Elle est entretenue par un richard du nom de Jack. Quand on lui propose de remplacer l’actrice principale d’une pièce de théâtre en tournée pour trois mois, elle abandonne Jack. Elle se retrouve avec cinq autres comédiens, tous des hommes. Elle est très critique face à la tournée. À ses dires (c’est elle la narratrice), la pièce qu’ils jouent est minable et le public n’y voit que du feu.  Toujours selon elle, la tournée va d’un patelin perdu à un autre, d’une salle paroissiale miteuse à un collège austère.
Rapidement elle tisse une relation avec Krieg, un jeune acteur polonais alcoolique, très beau par ailleurs. Un autre comédien, un Américain, lui fait une cour pressante et elle finit par coucher avec lui. Elle sait que sa beauté ouvre toutes les portes et elle s’en sert sans remords. 

On comprend (et elle le comprend aussi) que les autres comédiens ne la portent pas en haute estime. Chacun à sa façon est amoureux d’elle. Par vengeance, jalousie ou dépit, ils associent sa liberté sexuelle à de la prostitution.

Au milieu de la tournée, sans trop savoir pourquoi, elle épouse Krieg, même si leur relation est chaotique et vouée à l’échec. L’aime-t-elle vraiment, elle ne saurait le dire. Disons qu’elle est touchée par le grand amour qu’il lui porte. Très vite, le couple se déchire : elle le trompe, il est jaloux, il la bat sans qu’elle s’en plaigne, et il passe ses journées à boire. Elle est bien consciente qu’elle est en train de s’autodétruire. Elle s’enfonce dans un certain désespoir, consciente de la nullité de sa vie. Elle est incapable de se donner à fond, trop obnubilée par sa « petite personne » : « Je me demande un peu, l'espace de quelques secondes, à quoi rêve Stéphane, puis je me ravise et me dis que les autres, leurs pensées, leurs rêves, leurs problèmes, ont très peu d'importance. Il y a moi, moi inépuisable avec les mille êtres que je porte en moi; moi que j'aime, que j'ai parfois un peu honte d'aimer à ce point. Mais je me laisse aller à cet amour, je ne fais rien pour le freiner, le retenir. » Quant au théâtre, elle ne saurait dire si elle l'aime vraiment. Elle doute de son talent, même si on peut croire qu’elle n’en est pas dépourvue. Elle aime le théâtre pour ce qu’il peut lui apporter, une certaine revanche contre le jugement sévère des gens. La tournée prend fin et elle est toujours aussi indécise, à savoir si elle va quitter ou non Krieg.

Je ne sais rien de Claire Mondat sinon ce qu’on en dit sur le rabat de la couverture : « Je suis née à Montréal, je veux être comédienne et écrire des livres. J’ai 21 ans. » Poupée n’est certes pas un grand roman, mais il a ses qualités. Le personnage principal est bien esquissé, tous les autres un peu moins. Elle raconte une histoire à la Françoise Sagan, pleine d’amour et de tristesse. Ce qui est un peu choquant, c’est qu’en dehors de Québec et Montréal, il n’y a que des « trous » (c'est le terme qu'elle emploie).

Extrait
Je retourne à ma fenêtre. Pas de neige aujourd'hui, un soleil presque printanier. Je pense qu'il fait bon vivre. Derrière moi surgit la belle voix de Krieg, la voix chaude et virile, la voix qui devrait produire sur moi le même effet que cette ville et ce soleil. Mais il semble plutôt que cette voix est là pour gâcher ma joie nouvelle. Krieg, tout Krieg, me tape sur les nerfs.
— Où vas-tu ?
Il lâche son livre et me saisit le poignet, brutalement, me faisant mal. J'ai l'impression d'être une «fille» avec son souteneur.
— J'allais en bas, boire un café. J'ai froid.
J'ai dit «j'allais», car dès qu'il a saisi mon bras, j'ai su que je n'irais pas en bas, à la salle à manger. Je reste ici. Avec Krieg.
— Reste avec moi !
Je le regarde en souriant de mon sourire de petite fille, de mon sourire triste, de ce sourire qui a fait dire à beaucoup d'hommes : «J'aime ton sourire». Il lâche enfin mon poignet et, brusquement, me frappe à la figure. Je souris toujours, du même sourire.
— Cesse de rigoler quand je te frappe !
Ah ! ce mot ! Ce mot grandiosement ridicule, qu'il a dit si sérieusement, si «vrai», pas du tout sur un ton théâtral.
— Pourquoi cette question sur les gars de l'Institut ? Hein ? Réponds !
— Y a rien à répondre.
Je cours vers la salle de bain en criant : «Je prends un bain, viens aussi !» J'aime prendre un bain, un bain à deux. Qu'on me frotte le dos, qu'on me frictionne ensuite, qu'on me porte sur le lit, qu'on me serve quelque chose à manger. Je suppose que j'ai trop vu de films.
Krieg vient me rejoindre dans l'eau. Je me tourne vers lui et je souris toujours. Il n'a pas d'air sur sa figure. Il prépare un coup et je sais lequel. Je m'approche plus près et voilà qu'il me frappe encore et qu'il sourit maintenant. Moi plus : je sens les larmes monter à mes yeux, j'appuie ma tête contre son torse et je me sens bien, délicieusement pitoyable, fragile, jeune.
— Pourquoi t'es si méchant ?
Il me serre contre lui, fort, très fort.
— Parce que c'est toi qui me le demandes et que je ne sais rien te refuser.
Non, ce n'est pas méchamment qu'il a répondu. Il a raison. Bien souvent, j'ai envie qu'il me frappe, ce qui ne m'était jamais arrivé avec personne d'autre. Pourquoi avec lui ?
Il m'assèche, frictionne mon corps. Comme je monte sur le rebord du bain, il met sa tête sur mon ventre. » (p. 102-103)

14 octobre 2012

Les Montréalais



Andrée Maillet, Les Montréalais, Montréal, éd. du jour, 1963, 145 pages. (Les romanciers du jour R-7)

Le recueil contient cinq nouvelles. Les deux premières, soit « Les conspirateurs » et « Mœurs amoureuses de cinq Montréalais » forment une suite, puisque les mêmes personnages reviennent.

Dans « Les conspirateurs », on rencontre cinq intellos (syndicaliste, professeurs, journaliste, réalisateur de télé) qui se réunissent tous les jeudis dans un petit bistrot pour discuter du sort du monde. Ils seraient en quelque sorte l’exécutif d’une société secrète, le L. A. C. F., dont le champ d’intervention reste assez vague. On y discute de religion, de politique. On y parle d’action révolutionnaire, mais on ne fait qu’en parler. On propose des interventions, souvent loufoques, auxquelles personne ne se rallie.  « Les autres membres de la L.A.C.F. au nombre de deux cent vingt-quatre ont tous la satisfaction d'appartenir à une société secrète et l'assurance qu'ils contribuent utilement à un grand mouvement de libération intellectuelle. Leur cotisation leur donne droit à une séance clandestine de films non censurés, une fois par mois, à un discours bi-annuel de Jean-Gabriel Duquette, à une conférence sur le développement de la personnalité par Jean-Loup Reider une fois tous les deux mois, et à un bulletin annuel rédigé et publié par Jérémie Pélissier. C'est Ivanovski qui fournit et montre les films. »

Dans « Mœurs amoureuses de cinq Montréalais », on retrouve les mêmes personnages dans leur intimité. Ivanovski est un don juan de pacotille qui réussit à ramener chez lui une jeune fille mais ne réussit pas à coucher avec elle; Philéas Beauregard, malgré ses six enfants et les courbes de température de sa femme qu’il compile sur un graphique, réclame sa pitance sexuelle; Jean-Pierre Duquet est un jeune snob encore vierge qui perd complètement la tête pour une apprenti actrice chargée de lui faire perdre sa virginité; Jean-Loup Reider est un célibataire de 32 ans qui doit endurer l’emprise d’un oncle chanoine qui se mêle de sa vie sexuelle et qui veut le convertir à la religion catholique, condition essentielle s’il veut conserver son poste de professeur d’université; Jérémie Pélissier vient de divorcer de sa femme, une droguée qui se prostitue pour avoir son héroïne. Bref, nos « grands » révolutionnaires apparaissent tous comme de « petits » hommes.

Dans « Portrait de Mrs. Lynch », Maillet décrit une domestique, très digne malgré sa grande pauvreté.

Dans « Les Néo », on rencontre un groupe d’immigrés des pays de l’Est,  bien contents d’être au Canada, même s'ils n’arrêtent pas d’évoquer le pays perdu : « On était si bien. On avait chaud. Il n'existait plus que ces murs, ces barres, cette large glace, ce divan, ce vieux piano, ces coussins brillants, par terre. On parlait allemand ou russe, ou français-de-France, avec des phrases entières en roumain, Canadiens par choix, par chance, par hasard, parce qu'en dehors de sa patrie un pays en vaut un autre. Pourquoi pas le Canada 1 Le Canada parce que, ah, parce qu'on y parle français, parce que c'est grand, parce qu'on dit que c'est très riche, parce que c'est un pays qui n'a jamais fait de mal à un autre, parce que c'est loin, parce qu'il faut recommencer, revivre; renaître à vingt, à trente, à quarante ans. »

Andrée Maillet

Enfin, dans « La vue », on assiste à une scène de famille dans l’une des grandes maisons de Westmount. S’affrontent ceux et celles qui posent un regard paternaliste sur les Montréalais (les « indigènes ») et ceux qui n’ont que mépris (parce qu'eux, ils n’habitent pas Montréal, mais Westmont). La critique du milieu anglophone est virulente. 

Extrait
— Il y a des centaines de milliers d'êtres humains qui supportent notre maison, dit-il, presqu'à voix basse. Ils soupçonnent à peine notre existence. Ils ne peuvent même pas imaginer notre luxe. A travers cette feuillaison dorée, aux différents étages de la prospérité, ils sont là, tous aussi importants pour moi que moi pour eux tous. Je ne connais d'eux que leur labeur; ils ne savent de moi que mon argent. Et je voudrais que quelque chose de plus direct, de plus humain nous fasse communiquer. Mais quoi ? Sans eux tous, je ne verrais pas ce que je vois de ces fenêtres. Et pour cela, je suis leur obligé.
— Qui donc, sinon Harriet — sa sentimentalité ridicule — vous mine, Alfred ?
   L'argent n'a jamais fait le bonheur,  dit Miss White.
— Oh ! Whitey, soupira Lady Barton.  Faites-nous grâce de vos idées reçues.
— Ce n'est pas l'argent qui a fait mon bonheur, dit sir Alfred. C'est le pouvoir qu'il m'a donné. Encore qu'il soit inexact de parler de bonheur quand il s'agit de passion. La puissance est de plus, je devrais dire, surtout, une vocation. Elle doit être mise à l'épreuve comme toute vocation. Je suis bien sévère, ce soir, n'est-ce pas ? Je voulais simplement dire, pensant à Freddy, que si mes descendants veulent à leur tour partager ces privilèges qui reposent sur tant de monde, il faudra qu'ils descendent dans la ville et qu'ils aident à porter la montagne, notre maison et les autres maisons comme la nôtre qui ont une semblable vue du fleuve. (p. 144)