30 mai 2014

La littérature du terroir au Québec


Automne (1918) de Horatio Walker (MBAC)
Le terroir va fleurir beaucoup trop longtemps au Québec. Qui dit « terroir » dit « terre », « patrimoine », « traditions ». En fait, pendant plus de cent ans, malgré quelques modestes tentatives de le reléguer aux oubliettes (celles de l'École littéraire de Montréal et des « Exotiques »), ce courant va dominer la scène littéraire, de concert avec le courant patriotique. Même quand la société québécoise va devenir majoritairement urbaine (aux alentours de 1910), le terroir demeurera la principale source d'inspiration de nos écrivains. Maria Chapdelaine de Louis Hémon et tout un courant, qui s’est donné comme mission de «nationaliser» la littérature, vont contribuer à son succès. La veine va produire ses plus beaux fleurons après 1930 (alors que le mouvement est en déclin) et finira par s'épuiser aux alentours de la Deuxième Guerre mondiale. Si le terroir occupe aussi longtemps l'avant-scène, c'est qu'il repose sur l'idéologie de conservation, elle-même soutenue par le clergé et les élites traditionnelles. 


***

L'IDÉOLOGIE DE CONSERVATION
Privés d'autonomie politique et de plus en plus entourés d'anglophones, les Canadiens français vont développer un mode de vie qui leur permet de sauvegarder leur identité française et catholique et d'éviter l'assimilation. Ils font beaucoup d'enfants, vivent sur des terres, occupent le territoire, et délèguent au clergé et à quelques figures d'élite la direction de leur vie. Langue, religion et agriculture sont intimement liés. «La langue est la gardienne de la foi», «La terre sauvera la race», «Emparons-nous du sol!», proclament les élites. Rester à la campagne, c'est rester français et donc, par la force des choses, rester catholiques.

Ce programme, simple en apparence, montrera vite ses limites. De 1840 à 1930, la population augmente rapidement (la revanche des berceaux). Comme les infrastructures industrielles sont presque inexistantes et qu'elles appartiennent aux Anglais protestants, il ne reste que l'agriculture pour accueillir les jeunes Canadiens français catholiques. Rapidement, toutes les bonnes terres sont occupées. On s'enfonce de plus en plus dans l'arrière-pays, on défriche des terres de moins en moins productives. Certains se découragent. De 700 000 à 900 000 Canadiens français quitteront le cocon protecteur et iront chercher un meilleur sort aux États-Unis. D'autres partiront vers l'Ouest canadien ou iront encombrer les villes. Les dirigeants et le clergé croient qu'il faut arrêter l'hémorragie, que la survie de la nation en dépend.

La littérature du terroir s’inscrit dans le prolongement de l'idéologie de conservation. Camille Roy en sera un ardent promoteur : « L'écrivain qui n'est pas fortement enraciné au sol de son pays, ou dans son histoire, peut bien s'élever vers quelque sommet de l'art, monter vers les étoiles... ou dans la lune, mais il court le risque de n'être qu'un rêveur, un joueur de flûte, ou d'être inutile à sa patrie. » Les auteurs du terroir vont donc contribuer à cette double tâche : garder les Canadiens français sur des terres et dans la tradition française catholique.

LE ROMAN DE LA TERRE
Dessin de Massicotte
Le «roman de la terre» met en scène la paysannerie canadienne-française et l'enjeu en est la plupart du temps la transmission du bien paternel (ou plus largement, du patrimoine familial, paroissial, canadien-français). Le mouvement s'amorce en 1846 avec La Terre paternelle de Patrice Lacombe et s'achève en 1945 avec Le Survenant. La plupart des auteurs écrivent des romans à thèse dans lesquels ils soutiennent que l'agriculture est en quelque sorte la vocation du peuple canadien-français : « Notre survivance reste intimement liée au sol. Le mot «sol» (trois lettres) contient tout le passé, toutes nos traditions, nos mœurs, notre foi et notre langue. Retranchez le sol de notre vie sociale, économique et politique et il n'est point de culture canadienne-française.» (Claude-Henri Grignon, auteur d'Un homme et son péché cité dans Georges Vincenthier, Histoire des idées au Québec (1837-1980), Montréal, VLB éditeur, 1983, p. 76) On s'efforce de démontrer que la vie paysanne est supérieure à toutes les autres. « C'est là [...] le moyen le plus sûr d'accroître la prospérité générale tout en assurant le bien-être des individus... » (Jean Rivard, le défricheur, 1862)

Déjà certains titres sont assez évocateurs : Restons chez nous (1908) et L'Appel de la terre (1919) de Damase Potvin, La Terre vivante (1925) de Harry Bernard, La Terre que l'on défend (1928) de Henri Lapointe, La Terre ancestrale (1933) de Louis-Philippe Côté, La Terre se venge (1932) d'Eugénie Chenel... Les personnages qui optent pour un autre mode de vie manquent à leur devoir, sont considérés comme des traîtres et connaissent différents déboires. Dans Le Déserteur (1934) de Claude-Henri Grignon, Isidore Dubras, après avoir vendu sa terre pour s'installer en ville, devient alcoolique, meurtrier et finit en prison! La ville est un lieu de déchéance et de misères qui corrompt les honnêtes paysans! Ceux qui fuient aux États-Unis tombent malades dans l'air malsain des manufactures américaines ou encore périssent d'ennui. Plus encore, quelques auteurs n'hésitent pas à interrompre le récit pour discourir sur l'importance de l'agriculture, pour dénoncer, statistiques à l'appui, l'émigration aux États-Unis (dans Restons chez nous, Damase Potvin interrompt son récit pendant 29 pages!)... Le message doit être bien compris : il ne faut surtout pas quitter sa paroisse, le rang, la terre, là où la foi catholique et la langue française peuvent fleurir en toute immunité.

Pour Réjean Robidoux et André Renaud, le but des auteurs est facilement identifiable et leur démarche toujours un peu semblable. Il s'agit d'(e):
  1. « émouvoir le lecteur par la représentation d'une vie ardue mais libre;
  2. l'effrayer en lui racontant les dangers de l'exil ou ceux de l'industrialisation;
  3. le convaincre que l'avenir de la race dépend de la réponse des Canadiens français à leur vocation historique de colonisateur et de paysans. » (Le roman canadien-français du XXe siècle, Université d’Ottawa, 1966, p. 26)
Il faut le dire, la morale qui se dégage de ces romans est souvent simpliste : restons sur nos terres, loin des «méchants» Anglais, près de nos églises. Dans le pire cas, l'intrigue ressemble à ceci. Un paysan et sa famille vivent en harmonie sur la terre ancestrale. Tout le monde travaille et la terre récompense généreusement leur dur labeur. Le bien et la famille s'agrandissent, notre paysan mérite l'estime de ses congénères et de monsieur le curé. Le drame éclate lorsqu'un des fils décide de faire faux bond : il part en ville (pire encore, il émigre aux États-Unis). En ville, le sort s'acharne sur lui : maladie, accident, alcoolisme, chômage... Complètement dégoûté, il rentre au bercail, est reçu comme l'enfant prodigue, s'installe sur une terre, trouve une paysanne et fonde un foyer chrétien. Bien entendu, ils ont beaucoup d'enfants...

La quarantaine de romans de la terre (et quelques recueils de nouvelles), parus entre 1837 et 1945, vont souvent poser le problème canadien-français en termes de fidélité à la nation, ce qui les rapproche de la littérature patriotique. Terre, religion et patrie ne font plus qu’un dans cette lutte pour la survivance. C'est très clair quand l'enjeu du roman n'est pas seulement la transmission du bien paternel, mais quelque chose de plus large, comme l'appropriation ou l'occupation du territoire (territoire et terroir ont la même racine étymologique, territorium, le second étant issu du premier). Dans Jean Rivard, comme dans Maria Chapdelaine et Menaud maître-draveur, il ne s'agit plus seulement de transmettre une terre ou d'aider un fils à en acquérir une, mais d'occuper le sol avant que les anglophones ne le fassent. Il ne faut pas s'y tromper, même si les protagonistes de ces romans semblent mener une lutte sans merci contre une nature difficile, derrière cet affrontement se profile un dessein plus souterrain, soit le ralliement au cri lancé par Ludger Duvernay au XIXe siècle : « Emparons-nous du sol! ». L'intention est encore plus claire dans les quelques romans où Francophones catholiques et Anglophones protestants se retrouvent sur le même territoire, par exemple dans La Ferme des pins (1931) de Harry Bernard.

Sortie de la messe de Clarence Gagnon (McMichael)
Les derniers grands romans de la terre vont présenter aussi cette dichotomie (fidèles/infidèles; enracinés/déracinés; sédentaires/nomades), mais en concluant sur une note plus nuancée. Déjà dans Maria Chapdelaine (1913), la vie paysanne est loin d'être idéalisée : les défricheurs peinent, les récoltes laissent parfois à désirer, car la nature est plutôt hostile. Pourtant, Maria, qui pourrait partir en ville, choisit de rester pour ne pas trahir la mémoire de ses parents et de tous les ancêtres qui ont «ouvert le pays». Elle entend des «voix» qui lui dictent son devoir de paysanne canadienne-française :

«Autour de nous des étrangers sont venus, qu'il nous plaît d'appeler des barbares; ils ont pris presque tout le pouvoir; ils ont acquis presque tout l'argent; mais au pays de Québec rien n'a changé. Rien ne changera, parce que nous sommes un témoignage. De nous-mêmes et de nos destinées, nous n'avons compris clairement que ce devoir-là : persister... nous maintenir... Et nous nous sommes maintenus, peut-être afin que dans plusieurs siècles encore le monde se tourne et dise : ces gens sont d'une race qui ne sait pas mourir... Nous sommes un témoignage. / C'est pourquoi il faut rester dans la province où nos pères sont restés, et vivre comme ils ont vécu, pour obéir au commandement inexprimé qui s'est formé dans leurs cœurs, qui a passé dans les nôtres et que nous devons transmettre à notre tour à de nombreux enfants : au pays de Québec rien ne doit mourir et rien ne doit changer...» (Louis Hémon, Maria Chapdelaine)

Dans Menaud, maître-draveur (1937), le patriarche Menaud ne réussira pas à soulever ses compatriotes contre les envahisseurs anglais qui se sont emparés de l'arrière-pays. Plus encore, dans la lutte, il perdra son fils et sa santé mentale! Mince consolation, sa fille et son gendre semblent reprendre le flambeau. Dans Trente arpents (1938), la belle aventure se termine plutôt mal pour Euchariste Moisan, un paysan exemplaire : il  est trahi par sa terre et son fils héritier et il ira mourir en exil aux États-Unis chez son autre fils déserteur.

Les nuances sont encore plus marquées dans Le Survenant (1945) et sa suite, Marie-Didace (1947). Germaine Guèvremont ne condamne pas le déraciné, pas plus qu'elle ne l'approuve : le Survenant est un personnage sympathique, comme le sont le père Didace et Angélina. Comme on le voit, l'auteure ne pose pas vraiment le problème en termes de fidélité ou d'infidélité au devoir national : pour elle, il s'agit davantage d'étudier deux modes de vie qui divisent depuis toujours les Québécois. Dans une entrevue accordée à La Presse (le 3 février 1968), elle déclarait : « La société, notre société québécoise, se compose de deux races fondamentales. D'une part, il y a les « habitants » qui sont des gens solides ayant les deux pieds sur la terre et d'autre part, il y a les « coureurs de bois », les aventuriers, les meneurs. »

Quelques romans, dits anti-terroir, présenteront une vision négative de cette mission. C'est le cas de Marie-Calumet dans lequel on se moque allègrement du clergé. Mais le roman (qui n'est pas un roman de la terre) est assez léger et n'attaque pas de front l'idéologie de conservation. Publié à compte d’auteur, il fut condamné par Monseigneur Bruchési et retiré de la vente. Rodolphe Girard dut le désavouer publiquement, ce qui ne lui permit pas pour autant de conserver son travail au journal La Presse. (Voir cette page

On peut aussi penser à Un homme et son péché, même si la thèse est plus nuancée : Séraphin Poudrier n'aime ni la terre ni la religion et n'a guère l'esprit de famille. Les paysans dans le roman travaillent fort, tirent le diable par la queue. Par contre, certains personnages font contrepoids et, comme l'avare est puni sévèrement à la fin du roman, la morale terroiriste est épargnée. 

Un seul roman prend résolument parti contre l'idéologie de conservation  : La Scouine d'Albert Laberge (ici aussi, il faudrait nuancer un peu. Lire : La Scouine et le terroir). L'auteur décrit les paysans comme des êtres paresseux, ignares et cruels, portés sur l'alcoolisme, prisonniers de leurs pulsions sexuelles. La terre, loin d'être une mère nourricière, produit peu condamnant les paysans à la famine. La famille est le lieu de toutes les bassesses : les relations amoureuses sont pitoyables et l'amour filial est inspiré par la vengeance et la cupidité. Le roman et surtout le chapitre intitulé « Les foins », qui avait été publié en 1909 dans La Semaine, furent condamnés. Laissons Laberge commenter l'événement : « L'attaque fut brutale et elle vint de haut. Ce fut en effet La Semaine religieuse, l'organe de l'évêque Bruchési qui, en dépit de plates excuses, annonça la condamnation de la feuille en question. L'auteur du conte « Les foins » fut qualifié de pornographe. Pour un coup de crosse, c'était un rude coup de crosse [...] Pornographe. Mais ce n'est pas tout. L'évêque tenta de me faire perdre mon emploi à La Presse. » (Voir cette page) Heureusement pour Laberge, un directeur courageux n'acquiesça pas à la demande de l'ecclésiastique.

« VIEILLES CHOSES, VIEILLES GENS »
Le roman de la terre, bien que l'élément le plus significatif, n'occupe pas tout le champ couvert par la littérature du terroir. Ce dernier fleurit aussi dans des contes, des poèmes, des chansons, des peintures... 

Déjà au début des années 1860, quelques écrivains (Joseph-Charles Taché, Hubert Larue, Raymond Casgrain, Antoine Gérin-Lajoie...) s'empressent « de raconter les délicieuses histoires du peuple avant qu'il ne les ait oubliées » (Nodier). Ils publient dans Les Soirées canadiennes (1861-1865) les légendes et les contes qu’ils ont recueillis sur le terrain. Plus tard dans le siècle, Faucher de Saint-Maurice (À la brunante), Honoré Beaugrand (La Chasse-galerie), Pamphile Lemay (Contes vrais), Louis Fréchette (La Noël au Canada) vont participer à cette « mission » en produisant des récits plus littéraires qu'ethnologiques.

Mais c'est surtout au début du XXe siècle, dans la foulée du succès de Chez nous (1914) d'Adjutor Rivard, que cette littérature de la nostalgie va éclore. C'est la seconde facette de la littérature du terroir, celle qui s'est donné comme mission de sauvegarder un passé en train de disparaître dans le sillage de la Révolution industrielle. Même si on appuie peu sur la thèse de la survivance, tout ce recensement du passé n'a d'autre but que de maintenir bien vivante une tradition qui doit se perpétuer pour garder son identité. Camille Roy, Pamphile Le May, Adjutor Rivard, Lionel Groulx, Marie-Victorin, Frère Gilles, G.-E. Marquis, Blanche Lamontagne et Michelle LeNormand - et bien des peintres et illustrateurs, dont Edmond-J. Massicotte, Henri Julien, Clarence Gagnon, Rodolphe Duguay, Ozias Leduc, Suzor-Côté, Georges Delfosse, Joseph Franchère, Maurice Cullen, Horatio Walker, etc. vont œuvrer en ce sens.

Poésie, contes et nouvelles seront les genres privilégiés par ces auteurs, même s’il n'est pas exclu qu’on trouve de tels passages ethnologiques dans un roman de la terre (par exemple des chansons et les traditions de fin d’année dans Le Survenant).

Les « auteurs de la nostalgie » vont décrire :
  • des pratiques agricoles préindustrielles (le labourage, la fenaison, le brayage du lin, l'engerbage, la boucherie, l'abattis, l'heure des vaches...);
  • des fêtes communautaires (les noces, la grosse gerbe, les courses en traîneau sur le fleuve gelé, l'épluchette de blés d'Inde, le jour de l'An, la guignolée, la Saint-Jean...);
  • des pratiques religieuses (la marche au catéchisme, la visite paroissiale, le mois de Marie devant la croix du chemin, la criée des âmes, la première communion...);
  • des « types » (le laboureur, le semeur, la fileuse, le quêteux, le fondeur de cuillères, le raccommodeur de faïence, le marchand ambulant, l'habitant avec sa pipe, sa tuque et sa ceinture fléchée...);
  • des vieilles gens (les grands-mères qui tricotent, les grands-pères qui fument leur pipe de plâtre...);
  • des habitations (les vieilles maisons, les vieux hangars, les vieux greniers, la cabane à sucre, la cabane du colon, la cuisine d'été ou le fournil, le magasin général...);
  • des objets (le four à pain, le poêle à trois ponts, le rouet, le vieux fusil...);
  • des danses (le reel, la gigue, le cotillon...);
  • des contes (les revenants, les maisons hantées, les feux follets, les loups-garous, la chasse-galerie, le diable danseur, la bête à sept-têtes...);
  • des chansons (À la claire fontaine, Bal chez Boulé; C'est l'aviron...);
  • des bêtes (les chevaux, les vaches, les cochons...).

Principales ŒUVRES Du terroir

1846
Lacombe, Patrice
Roman
1846
Chauveau, P. J. Olivier
Roman
1863
Gérin-Lajoie, Antoine
Roman
1900  
1904
Beaugrand Honoré de
Girard, Rodolphe
Contes
Roman
1904
Lemay, Pamphile
Poésie
1908
Potvin, Damase
Roman
1909
Ferland, Albert
Poésie
1914
Hémon, Louis
Roman
1914
Rivard, Adjutor
Récit
1916
Groulx, Lionel
Récit
1916
Le Normand, Michelle
Récit
1917
Lamontagne, Blanche
Poésie
1918
Laberge, Albert
Roman
1919
Frère Marie-Victorin
Récit
1923
Edmond J. Massicotte
Récit
1925
Bernard, Harry
Roman
1928
Beauchemin, Nérée
Poésie
1929
Desrochers, Alfred
Poésie
1933
Grignon, Claude-Henri
Roman
1934
Le Franc, Marie
Roman
1937
Savard, Félix-Antoine
Roman
1938
Ringuet
Roman
1945
Guèvremont, Germaine
Roman

Edmond J. Massicotte - Épluchette de blé d'Inde. (MNBAQ)

21 mai 2014

Le Secret de Lindbergh

Claude-Henri  Grignon, Le Secret de Lindbergh, Montréal, Éditions de la Porte d’Or, 1928. 209 p.  (préface  en anglais de de J. A. Wilson, controller of civil aviation) (Bois de Maurice Lebel)

Les 20 et 21 mai 1927, Charles Augustus Lindbergh effectuait la première traversée sans escale, de New York à Paris, à bord du  Spirit of St Louis. Entre août et novembre 1927, donc en toute hâte, Claude-Henri Grignon rédige Le Secret de Lindbergh. Il est indéniable que le récit romancé de Grignon se ressent de cette précipitation.

Comme source d’information, Grignon est-il allé plus loin que la lecture des journaux? On peut en douter tant la part événementielle est réduite à sa portion congrue, ensevelie sous le déluge de commentaires de l’auteur. Tout est prétexte à dissertation, comme s’il fallait coûte que coûte remplir 200 pages : de la  psychologie des héros, à la relation mère-fils, à l’attachement à son petit milieu natal, en passant par les phénomènes atmosphériques et l’effervescence des grandes villes (New York et Paris). À ces hors-d`œuvre, il faut ajouter certains passages du plus haut lyrisme dans lesquels  l’écriture de Grignon vole jusqu’aux cieux, comme si seules les envolées littéraire étaient dignes du grand Lindbergh. (Je suis dur avec Grignon, mais il l’a tellement été avec les autres!) Pour Grignon, Lindbergh a la même stature que Christophe Colomb et des plus grands bienfaiteurs de l’humanité. Disons qu’il n’a pas réussi à me convaincre…

Qu’est-ce qu’on sait concrètement de l’aventure de Lindbergh? Si peu de choses que le tout tiendrait fort bien dans une cinquantaine de pages. De façon chronologique, on suit les principales étapes de l’exploit  : la conception du Spirit of St Louis, l’entraînement pour un vol de 32 heures, le vol vers New York, le matin du grand départ, les conditions atmosphériques douteuses, la violente tempête au large de Terre Neuve, la vue de l’Irlande, l’atterrissage à Paris, la célébration du héros et le retour à New York.

La syntaxe est parfois boiteuse, mais surtout on lit maintes phrases confuses qui ne veulent à peu près rien dire :
« Lorsque Charles-Augustus eut décidé de franchir la scène nouvelle du monde qui le séparait d'une action tangible, certainement définitive, il savait déjà qu'un caprice romantique cheminait aux côtés de l'énergie, dans les allées silencieuses de son coeur.

Et cela, d'une certitude prochaine.
L'homme, venu pour arrêter les étapes de sa vie, ne pouvait rompre le cours des saisons, et l'automne apparut pour le surprendre, lui apportant les derniers sourires d'un été fulgurant. Toutefois, la mélancolie de cet épisode ne pouvait arracher Charles à ses penchants, dont l'opiniâtreté prenait l'apparence d'une force indestructible. Et cela, à un tel point, que son visage semblait être vissé dans l'habitude du combat. Son caractère, c'était désormais une forme humaine. Elle agirait avec beaucoup de calme, et, en face des ruines inévitables, se gardant bien de capituler, la puissance tomberait comme un chêne assommé par le vent.
Charles marcha vers l'Épreuve. » p. 39

Claude-Henri Grignon sur Laurentiana
Le Déserteur
Un homme et son péché (édition originale)
Un homme et son péché (édition du Vieux Chêne)
Ombres et Clameurs
Le Secret de Lindbergh

17 mai 2014

Médailles de cire


Jeanne Grisé, Médailles de cire, Montréal, Granger frères, 1933, 156 pages. (Préface d’Alfred Desrochers)

La préface de Desrochers est peut-être ce qu’il y a de plus intéressant dans ce livre. Non pas pour ses idées pénétrantes, mais parce qu’elle nous renseigne sur la conception poétique de l’époque et peut-être même sur la place qu’on réservait à la poésie. Desrochers attribue une note de 8/10 à Jeanne Grisé. S’il avoue d’emblée qu’il ne s’agit pas là de « l’œuvre la plus transcendante de [s]a génération », il ne qualifie pas moins d’« honnêtes » son inspiration et sa facture. Pour lui, tous les grands thèmes y sont : « l’amour avec son cortège de joies et de peines, l’amitié, la vie familiale, la nature ». Il apprécie que l’auteure ne soit pas de  ceux « qui se proposent d’étayer l’autel avec la pioche de démolisseur du vers libre. » Il met toutefois en garde le lecteur : « Vous ne trouverez pas d’innovations fulgurantes dans ces vers. » Il conclut ainsi : « On n’élève peut-être pas ainsi le niveau général de l’humanité, mais on ne l’abaisse pas non plus. Et l’on égaye les loisirs d’honnêtes gens qui sont nos contemporains. »

Le titre est une contrefaçon de « Médailles d’argile » d’Henri Régnier. Bien que ce ne soit pas indiqué dans la table des matières, ce recueil compte cinq parties : « L’avers », « Le revers », « Médailles incuses », « En exergue » et « Romance ». Les termes « avers, revers, incuses » sont empruntés à la numismatique.

Dans le poème liminaire, Grisé use de l’habituelle humilité des auteurs de l’époque : « Si j’avais eu l’audace ou le naïf orgueil / De songer à la gloire en faisant ce recueil, / De mon piètre succès, Lecteur, tu pourrais rire ; // Mais je t’offre des vers écrits d’abord pour moi / Sans grand projets, et dont je pense, comme toi, / Que ce sont simplement des médailles de cire. »

Dans Avers, on découvre une jeune femme déçue qui arrive difficilement à oublier un amour qui ne s’est pas concrétisé : « Il est aussi des cœurs effacés et craintifs / Qu’un amour ignoré garde à jamais captif… » Et bien entendu, ce sont les questionnements sans fin : « Toute lampe est éteinte et le soir est venu / Je demande au passé : Pourquoi l’ai-je connu ? » Rien ne change dans la seconde partie intitulée Le revers. C’est toujours le même amour déçu, sauf que la jeune femme semble y voir plus clair : elle comprend que l’amour qu’elle voue à son amoureux ne sera jamais partagé. En fait, elle commence à douter sérieusement de sa sincérité : « J’entends encore tes mots et je revois tes yeux, / Tout mon cœur, obsédé, se demande, anxieux, / Si le mensonge est dans tes phrases actuelles… » Dans Médailles incluses, la rupture est consommée. Ne restent que la solitude et le chagrin : « Je pleure. Nul espoir n’éclaire ma détresse. / Aucun souffle ne vient rasséréner mon front. / Le souvenir est accablant et la tristesse / De ce soir automnal ceint mes tempes de plomb. » On est toujours sur le même sujet dans En exergue, mais les poèmes sont d’inspiration religieuse. Dans le poème intitulé « Prière », la poète remercie Dieu pour tout ce qu’il lui a donné, mais regrette qu’il ne lui a pas permis d’atteindre « l’horizon infini des amours ». Les poèmes de la dernière partie, Romance, font figure de conclusion. L’autrice a pris du recul, elle réfléchit sur le bonheur, la maternité, la sincérité, la « marche de la vie », la construction du moi.

Selon Desrochers, Grisé-Allard aborde « l’amour avec son cortège de joies et de peines, l’amitié, la vie familiale, la nature… » En réalité, c’est un recueil qui décrit un revers amoureux. Tous les autres thèmes sont liés à celui de l’amour. La poète confie ses états d’âme et ses pensées intimes sans sombrer dans le grand mélodrame romantique. Toute cette poésie est mesurée, simple mais sentie. 

Du point de vue formelle, Médailles de cire est très conventionnelle. On y lit plusieurs sonnets, des poèmes de tercets ou de quatrains, les vers sont souvent dodécasyllabiques et la rime toujours au rendez-vous.

Étonnant que ce recueil ait connu quatre éditions.

9 mai 2014

Campanules

Millicent, Campanules, Québec, L’Action sociale, 1923, 122 p. (Pseudonyme d’Amélie Leclerc)

Ce recueil a été écrit par une jeune femme  (elle est née en 1900) qui allait entrer chez les religieuses un an plus tard. Il a eu droit à une deuxième publication au Bien public en 1941.

Il compte cinq parties qui nous laissent deviner en partie le contenu : « Préliminaires », « Pro deo », « Pro patria », « Pro domo » et « Fantaisie ». 

Préliminaires
Le premier poème est une dédicace à son alma mater (Sillery) et les deux autres sont des adresses aux lecteurs. Comme il arrive trop souvent chez les auteurs de l’époque, elle joue la carte de l’humilité et va au devant des coups : « Allez, petites campanules, / Je vous livre à tous les esprits / Si l’on couvre de ridicule / Vos calices tantôt fleuris (…) J’irai respirer vos arômes / Pour vous consoler, ô mes fleurs, / Et nous nous moquerons des hommes / Campanules, petites sœurs … »

Pro deo
On le devine, c’est le sentiment religieux qui domine. On y rencontre un prêtre, on visite une église, mais on lit surtout des prières adressées à Dieu : « Je vous offre, mon Dieu, cette aube qui se lève »;  « Je vous attends, Jésus, avec d’autres désirs / Et je veux vous prier avec une âme ardente / Pour que vous bénissiez mes rêves d’avenir / Et que croisse en mon cœur la grâce fécondante ».

Pro patria
Seul le premier poème est à proprement parler patriotique. Le reste, ce sont des poèmes sur la nature, traités selon les motifs habituels : les différents temps de la journée, le passage des saisons, les variations de température qui reflètent les variations d'humeur...

Pro domo
Elle y parle de sa famille (le premier poème est dédié à sa mère, morte lorsqu’elle avait 8 ans), mais aussi de l'amitié féminine, de l'enfance. C’est  dans cette partie qu’on plonge le plus dans l’âme de Milicent : on découvre une jeune femme angoissée, qui porte en elle une douleur qui n'est pas vraiment nommée (« Si tu souffres, tais-toi, ne le dis à personne »). Certaines propositions sont étonnantes : « Le don le plus sacré, / La chose la plus chère / Dont on jouit sur la terre, / Mais, c’est la liberté!... » Ou encore : « Ah! Que le monde est laid! Et que je voudrais donc / Me trouver tout à coup sur une ile lointaine ».

Fantaisie
Cette partie reçoit les poèmes qui n’ont pas trouvé leur place dans les parties précédentes. Le poème final se termine ainsi : « Puisque je n’ai pu faire / Ce poème joli, / Mettons, lecteur, mon frère, / Que je n’ai rien écrit !... »

Millicent chante surtout la religion et  la nature, mais aussi s’interroge sur la nature humaine, sur sa condition. Sur le plan formel, rien de flamboyant : quelques sonnets, des rimes, des dodécasyllabes, des distiques à l’occasion, des quatrains. Pas vraiment d’images qui retiennent l’attention, mais un style tout en simplicité.

Lire un poème : Heure grise

Ce recueil a remporté le prix David en 1923.

2 mai 2014

Aux feux de la rampe

Marie-Claire Daveluy, Aux feux de la rampe, Montréal, L’Action française, 1927, 285 pages.

« Dans Aux Feux de la Rampe (1927), Mlle Marie-Claire Daveluy a réuni onze pièces dont la plupart sont destinées à la jeunesse. » (Marianopolis)

« Aux Feux de la Rampe (1927) : saynètes, dialogues dont plusieurs sont tissés sur un fond historique. Ce sont de belles leçons de patriotisme, de morale, présentées avec beaucoup d’esprit, de goût, où se révèlent une compréhension sympathique de la jeunesse, une fine observation. » (Précis d’histoire littéraire des Sœurs de Sainte-Anne)

« Sous le titre Aux feux de la rampe, Marie-Claire Daveluy publie en 1927 onze pièces de théâtre écrites de 1920 à 1926, quelques-unes très courtes; d'autres plus substantielles: Dix d'entre elles parurent dans des périodiques avant d'être regroupées. » (Alvine Belisle dans le DOLQ)

En me fiant au résumé qu’Alvine Belisle fait de chacune des pièces dans le DOLQ, j’en ai retenu deux qui me semblent plus intéressantes : « Cheveux longs et Esprit court » et « Le cadeau ».

« Cheveux longs et Esprit court »
Luce s’est fait couper les cheveux à la garçonne, et son fiancé en est ulcéré. Au contact d’une amie, plutôt terne mais à la chevelure ravissante, et grâce à Schopenhauer (« La femme est un être à cheveux longs et à idées courtes! »), le fiancé finira par comprendre que l’esprit et la longueur des cheveux ne vont pas toujours de pair.

« Le cadeau »
Cinq jeunes filles sont réunies pour fêter l’anniversaire de Colette dans la bibliothèque de sa tante. Comme cadeau, cette dernière a choisi de leur servir de petits tableaux de la littérature patriotique. Pour ce faire, elle a choisi quelques classiques de notre littérature. À peu de choses près, on retrouve le mot à mot des œuvres : Daveluy se contente d’y ajouter une narratrice (qui campe « La littérature canadienne ») et quelques didascalies. Ainsi elle nous présente successivement Archibald de Locheill et Blanche d’Haberville (Les Anciens Canadiens), Marie Leblanc et sa mère (Jacques et Marie), Lambert Closse et Élisabeth Moyen (À l’œuvre et à l’épreuve), Henriette de Thavenet et Cotineau (Les Habits rouges), Louise Routhier (Jean Rivard), enfin Jules et Virginia de Lantagnac (L’Appel de la race). La tante a voulu secouer ces jeunes filles qui se complaisent dans la lecture de Delly. Il semble bien qu’elle y soit arrivée.

Extrait de « Cheveux longs et Esprit court »
BERNARD —Voyez-vous, tante, ces petites têtes fantasques, comme vous dites, savent vouloir avec une telle âpreté que l'on se sent écrasé. Et les gestes de ces jolies despotes sont sans appel!... (Amer.) Si, encore, elles savaient aimer avec la grâce touchante, un peu craintive, d'il y a... dix ans seulement.
MADAME LEROY — N'y compte pas. Cette idée, aussi, de se créer un idéal... à reculons ! Transforme-le, mon petit, ton idéal. Fais-y entrer un peu plus de vivacité.
BERNARD — Comme cela, tout de suite ?
MADAME LEROY —Non. Tu as de l'humeur. Mais dès que le temps se mettra au beau, fais un effort.
BERNARD —La foi me manque.
MADAME LEROY — Veux-tu te taire ! Luce, dont, hier, tu me disais tant de bien.
BERNARD, toute sa rancune lui revient — Luce s'est fait couper les cheveux, tante. C'est une ineptie. Non, pis que cela, c'est un crime. Je ne lui pardonnerai jamais.
MADAME LEROY — Et tu parles de despotisme ?
BERNARD —Vous l'approuvez ?
MADAME LEROY — Écoute.
BERNARD — Encore un signe des temps. Les femmes se soutiennent entre elles, qu'il s'agisse ou non des pires excentricités.
MADAME LEROY —En ceci, puisqu'il est question de mode, tu n'y vois goutte, permets ! On ne discute pas d'une mode, voyons. On la suit ou on ne la suit pas. On en gémit un peu. On ne la contrecarre pas. C'est le moyen de la faire durer.
BERNARD — Délicieux ! Toute la femme tient dans votre raisonnement.
MADAME LEROY — Mon neveu, vous n'êtes guère courtois.
BERNARD — Je suis déçu, tante. Non pas seulement en constatant que Luce a l'air d'un... d'un gamin ravissant, mais encore en avouant qu'elle n'a pu me donner cette simple preuve d'amour: garder ses beaux cheveux. Et si vous saviez comme je l'en ai priée.
MADAME LEROY —Ne prie plus, ne demande plus rien, de grâce, Bernard. Tu es tragique lorsque tu demandes. Tu exaspères. Tu es terriblement sérieux, mon neveu.
BERNARD — On ne se refait pas à mon âge.
MADAME LEROY — Trente ans, c'est la vieillesse ? Alors, acquiers l'indulgence de tes vieux ans.
BERNARD — Enfin, vous avez raison, peut-être... Ah ! cette impérieuse petite Luce, ce qu'elle me tient au cœur!... (p. 86-87)