Version censurée - 1946 |
« L’éclatant
succès de la réédition de Marie Calumet par Rodolphe Girard, dont près de cinq mille
exemplaires ont été vendus en quelques mois en 1946, est une belle revanche, une
revanche bien méritée du lamentable sort fait à ce livre lors de sa publication
en 1904. Girard alors âgé de vingt-cinq ans avait écrit avec une verve enlevante
un roman amusant, plein de saveur et de pittoresque qui renfermait une foule de
scènes et d’incidents typiques narrés avec un art robuste et pas bégueule. Cette
œuvre toutefois, malgré le talent qu’elle décelait, n’eut pas l’heur de plaire à
l’archevêque Bruchési qui, non seulement la condamna et en interdit la lecture,
mais fit perdre au jeune écrivain l'emploi de reporter qu’il occupait à La Presse.
Tout désemparé, Rodolphe Girard marié
et père d’un enfant alla frapper à la porte du « Canada » dont Godefroi Langlois
était rédacteur en chef. Il exposa son cas. Langlois qui avait été pendant des années
directeur de « L’Echo des Deux Montagnes » et reconnu dans toute la province pour
sa largeur d’idées l’écouta avec bienveillance. Toutefois, tout en sympathisant
avec le malheureux romancier, il lui répondit par un refus. « Si je vous engageais,
dit-il, « Le Canada » se verrait forcé de suspendre sa publication d’ici un mois
».
Désespéré
en pensant à sa femme et à son enfant, Rodolphe
Girard mettant toute fierté de côté, se résolut à aller voir l’archevêque Bruchési
afin de se faire réinstaller dans son emploi à « La Presse ». C’était une démarche
pénible, humiliante, mais le père de famille devait avaler son orgueil pour donner
aux siens le pain quotidien. L’archevêque fut catégorique. Il exigea du romancier
une lettre désavouant le livre qui venait de paraître, lettre qui serait publiée
dans les journaux. A cette condition, l’archevêque lui ferait ravoir sa place. Girard
était comme le vaincu qui doit accepter la loi du plus fort. Lui et son ami, le
Dr Adelstan de Martigny
passèrent une partie de nuit à rédiger une lettre qui, tout en donnant satisfaction
à l’archevêque, sauvegarderait l’honneur et la dignité de l’écrivain. Il l’envoya
au palais archiépiscopal. Il attendit ensuite quelques jours, puis alla voir le
père Berthiaume, propriétaire de « La Presse ». Celui-ci déclara n’avoir reçu aucune
communication de l’archevêque Bruchési et, par suite, ne pouvait rien faire. Irrité,
Girard téléphona à l’archevêché. Sa Grandeur n’était pas là. En son absence, Girard
parla à son assistant et déclara qu’il avait été malhonnêtement traité puisqu’après
avoir écrit sa lettre de désaveu et avoir rempli sa part de l’entente, l’archevêque
n’avait rien fait pour lui faire rendre son emploi. « Puisqu’il en est ainsi, dit-il,
je défends à l’archevêque de publier ma lettre ». A la vérité, elle ne parut pas
dans les journaux, mais Girard n’eut pas la place qu’il avait perdue.
Girard
n’avait donné qu’un faible acompte à son imprimeur pour l’impression de son roman
et le livre étant condamné et la vente complètement arrêtée, il se trouvait dans
l’embarras. La Providence vint toutefois à son secours et, d’une étrange façon.
« La Vérité » de Québec, dans un beau zèle, non contente de dénoncer le livre, s’en
prit à l’auteur et le traita de franc-maçon. Immédiatement, Girard lui intenta un
procès en dommages. Il obtint gain de cause et la Cour lui accorda mille dollars.
« La Vérité » porta la cause en appel, mais Girard avec Gonzalve Désaulniers et
Arthur Vallée comme avocats triompha de nouveau. « La Vérité » était condamnée à
payer les mille dollars de dommages et tous les frais de la cause qui étaient fort
élevés, vu qu’il y avait un volumineux factum. Le jeune romancier acquitta alors
sa dette envers l’imprimeur et se paya une longue vacance à Pasbébiac, en Gaspésie,
où il écrivit un autre bouquin, Rédemption. A son retour, grâce à l’influence de
Flavien Moffet, directeur du journal « Le Temps », il était nommé traducteur au
hansard, à Ottawa, poste qu’il a rempli pendant 34 ans. »
(Albert
Laberge, Propos sur nos écrivains)
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