26 avril 2025

Langage 5 : politique


Michel Garneau, Langage 5 : politique, Montréal, Édition de l’Aurore, 1974, n. p. (40 pages).

En octobre 1970, Michel Garneau va passer 12 jours à la prison de Parthenais. Sa détention arbitraire lui a inspiré deux poèmes, restés célèbres : « chanson du petit matin à parthenais » et « AG aile gauche ».

Ce qui est phénoménal chez Garneau, c’est que, même en prison, il passe déjà à autre chose : plutôt que de s’abîmer dans une colère qui avait toutes les raisons d’être, il choisit de se projeter dans un futur rempli de promesses. Une attitude de défi. Comme si on ne pouvait pas l’atteindre. Son poème « AG Aile gauche » résume à lui seul tout ce que ce petit recueil contient. Le poème est long, je vais en citer la première moitié :

quatre rangées de barreaux de jour en jour
me pénètrent plus profond dans la peau d’la face

mais je résiste de tout mon amour rageur

mais du sommet de mon âge

je dévale dans le temps

mais je dévale dans mon âge

tout goulu de désirs

et rien

pas même cette cage de bêtise rien ne m’écœure!

 

je dévale et j’écume et j’avance
et je plonge et je cherche
et je tiens tête et je ne rêve pas
je vérifie:

je suis en vie mes calvaires!
rien

ne peut m’arrêter sur la pente vivante
où je veux vivre

 

mon cœur me pense et j’ai la tête en fleur
je suis en amour et la beauté m’offre raison
je suis en amour de toutes les façons
 je connais une femme plus jeune que la jeunesse
qui m’attend à la porte des saisons

je connais des filles plus belles à elles seules
que toutes les laideurs emprisonnantes
qu’on nous invente

et je boirai l’avenir au creux des mains
d’une fine demoiselle et je vois l’avenir
bleuir doucement à des poignets

 

je vois déjà l’allure de la liberté
dans l’allure de fête de leurs corps

et les prisons gros bâtons niaiseux
dans nos roues et les barreaux verdâtres
qui voudraient nous lobotomiser
grandiront notre élan en nous enseignant la patience définitive

chacun de nous a son amour à accomplir
et chacun de nous l’accomplira

et quand nous sortirons d’ici
et que nous reprendrons pieds sur terre
parmi le vrai malheur
parmi la vraie douleur
et parmi la vraie force
et la vraie détresse
et la vraie tendresse
et la vraie puissance de nos frères
nous reprendrons souffle aux lèvres
de nos amours
et nous continuerons d’inventer un pays
qui soit digne de la force de nos rêves
et de notre réalité

24 avril 2025

Langage 4 : j'aime la littérature, elle est utile


Michel Garneau, Langage 4 : j'aime la littérature, elle est utile, Montréal, éditions de l’Aurore, 1974, n. p. (32 pages)
.

Les poèmes sont numérotés de e à g. Encore une fois, la recherche stylistique est pour ainsi dire inexistante, le sens se développe en reprises et redites, et le langage se rapproche de l’oral québécois.

Malgré le titre, ce petit recueil déborde le sujet de la littérature. Toute la première partie porte sur l’appréhension du réel, ce que le premier poème exprime bien.

quand je travaille je rêve plus que d’habitude
rêves dans l’eau de la nuit
comme rêves dans l’air du jour
[…]

une belle grande partie de mon travail dans la vie
c’est rencontrer la réalité dans le rêve
et la même chose à l’envers
parce que j’écris
voyez-vous et ma vie et mon travail se rejoignent
de plus en plus

Tout comme le rêve, la poésie peut modeler le réel, le créer. Comme le voulaient les « poètes de la parole », il faut nommer les choses pour qu’elles existent :

j’aime la littérature elle est utile
j’écris avec espoir pour tous
dans notre espace littéraire
humblement je travaille à écrire
pour faire ma part dans l’éclaircissement du langage

qu’il devienne commun
c’est au plus haut de moi-même que je tends
en écrivant fraternellement
pour parler de nous
dans le je que je vis

Le poète n’est surtout pas un être isolé qui se contente de jouer avec les mots : Étrangement / c’est souvent dans le dit de nos rêves / qu’on rejoint la réalité des autres.

 

Michel Garneau sur Laurentiana
Lan ga ge, 1962
Langage I : vous pouvez m'acheter pour 69 cents,1972
Langage II : blues des élections, 1972
Langage III : l'animal humain, 1972
Moments, 1973
Langage IV : j'aime la littérature, elle est utile, 1974
Langage V : politique, 1974.
La plus belle île, 1975
Les petits chevals amoureux, 1977

Élégie au génocide des nasopodes, 1975, 1979

17 avril 2025

Langage 3 : l'animal humain

Michel Garneau, Langage 3 : l'animal humain, Montréal, La Fabrique, 1972, n.p. (18 pages).

Ce court texte contient deux parties que je résume à gros traits.

Dans la première, Garneau questionne notre rapport au temps. Il essaie de cerner ce qui fait la plénitude de l’existence. Il semble qu’il faut réconcilier le présent, le passé et l’avenir.

« de notre passé immédiat / nous vient notre perception de l'instant / et c'est d'elle que nous faisons / découler notre avenir / et l'avenir l'avenir de tout et /de tous duquel nous participons // on ne prépare pas l'avenir / on transforme le présent / et nous laissons le présent / nous transformer »

Dans la seconde, il se demande comment l’humanité en est arrivé à un tel cul-de-sac. Il questionne nos rapports avec la nature, avec la technologie, avec notre humanité et il essaie de trouver des pistes qui pourraient nous permettre d’avancer.

« l’ennui avec la technologie / c’est son inefficacité / parce qu’on la vit dans la peur / l’ennui avec l’animalité / c’est notre fuite devant elle / parce qu’on la vit dans la peur / l’ennui avec l’humanité / c’est notre échec qui s’énormise / à chaque instant / parce qu’on la vit dans la peur / l’ennui avec la peur / c’est que c’est une ignorance / une aliénation / et vaincre une aliénation / c’est le plus grand combat / celui de l’esprit avec l’esprit / notre force doit être dans notre animalité / notre force doit être dans notre humanité / notre force est dans notre imagination ».

Le texte est plus philosophique que poétique, comme en témoignent les citations.

Michel Garneau sur Laurentiana
Lan ga ge
, 1962
Langage I : vous pouvez m'acheter pour 69 cents,1972
Langage II : blues des élections, 1972
Langage III : l'animal humain, 1972
Moments, 1973
Langage IV : j'aime la littérature, elle est utile, 1974
Langage V : politique, 1974.
La plus belle île, 1975
Les petits chevals amoureux, 1977

Élégie au génocide des nasopodes, 1979

13 avril 2025

Langage 2 : blues des élections

Michel Garneau, Langage 2 : blues des élections, Montréal, La Fabrique, 1972, n.p. (24 pages).

Le titre parle de lui-même. Il s’agit des élections d’avril 1970, qui ont mené au pouvoir Robert Bourassa et ses « 100 000 emplois » : « on était une gagne devant quatre téléviseurs / chez fernand y'avait de la bière pis des chips / mais c'était pas plus drôle que ça / c'est-à-dire que personne riait ». Il nomme les partis en liste, le parti québécois faisant partie des « autres » : « sur l'échiquier truqué galopent les tristes picouilles / libérales les vieux poneys de l'union nationale / s'enfargent dans leurs propres jarrets le ralliement / credit-card continue de donner un sens tout croche / aux mots de la tribu les staphylocoques dorés du npd / s'ennuient de l'université / et les autres les autres c'est nous-autres / nous-autres on est au moins des chevreux ».

Il s’en prend ouvertement à Frank Hanley, à Peter Pan (Trudeau), à « Bourasse » « l’éconotechnocrasse ».

Pour le reste, c’est la déception et le questionnement : « je rêve d'un langage clair qui serait une rencontre // combien de fois encore jouerons-nous / aux petits papiers truqués / jusqu'à quel écœurement serons-nous manipulés // j’en ai mon voyage / de me voter des nuits de quatre ans // notre non-violence / finit / par être / violence / contre nous-mêmes ».

« Un jour / nous serons / assez nombreux / pour vaincre / même la violence ».

 

Michel Garneau sur Laurentiana
Lan ga ge
, 1962
Langage I : vous pouvez m'acheter pour 69 cents,1972
Langage II : blues des élections, 1972
Langage III : l'animal humain, 1972
Moments, 1973
Langage IV : j'aime la littérature, elle est utile, 1974
Langage V : politique, 1974.
La plus belle île, 1975
Les petits chevals amoureux, 1977
Élégie au génocide des nasopodes, 1979

11 avril 2025

Langage 1 : Vous pouvez m’acheter pour 69c


 Michel Garneau, Langage 1 : Vous pouvez m’acheter pour 69c, Montréal, La Fabrique, 1972, n. p. (30 pages).

Michel Garneau, entre 1972 et 1974 va publier cinq petits livres très modestes (10,5 x 19 cm); on dirait  des fascicules, si ce n’était du papier de qualité. Leur titre est tout aussi modeste : de Langage 1 à Langage  5.

Dans Langage 1, le ton est très différent de celui dans Lan ga ge. Il faut dire que 10 ans ont passé (si on excepte sa contribution au collectif Le pays) et que Garneau s’est retrouvé en prison pendant la Crise d’octobre en 1970. Dès les premiers vers, il apostrophe le lecteur : « la vie est une braise de beauté / et si vous croyez la braise douce / prenez-la donc entre vos doigts / envoyez prenez-la bande de lâches ». Il ne faut pas croire que Garneau s’attaque aux autres, car ces « autres », c’est aussi « lui » : « parfois je ne peux pas regarder mes amis en face tant ils me ressemblent / tant vraiment je leur ressemble / et même l'amour dont je me suis ébloui / et dont j'ai été d'une fierté naïve / et même l’amour prend le chemin de tout le monde / dans l'échec et le rejet ».

Malgré sa colère, il ne se place jamais au-dessus du lot. Il remet en question sa (notre) façon de vivre, sa (notre) complaisance :

c'est moi que je refuse
moi et mon envie d'être aimé
moi et mes crasseuses obsessions sexuelles
nourries aux expressions des vôtres
moi et mes commerciaux lubriques
et mon voyeurisme cinématographique
moi et ma gluante ivrognerie
quand je n'ai plus la force que ressembler
et que je mouille le feu de mon énergie
moi disc-jockey de la poésie gentille
moi le québécois    prévu

Garneau manifeste bruyamment son urgent besoin de sortir des cases dans lesquelles il s’est (on l’a) enfermé, y compris en ce qui a trait à la poésie. Sans donner dans le joual, le langage utilisé se rapproche du québécois.

Michel Garneau sur Laurentiana 
Lan ga ge, 1962
Langage I : vous pouvez m'acheter pour 69 cents,1972
Langage II : blues des élections, 1972
Langage III : l'animal humain, 1972
Moments, 1973
Langage IV : j'aime la littérature, elle est utile, 1974
Langage V : politique, 1974.
La plus belle île, 1975
Les petits chevals amoureux, 1977
Élégie au génocide des nasopodes, 1979

4 avril 2025

Lan ga ge

Michel Garneau, Lan ga ge, Montréal, Éditions À la page, 1962, n. p. (Environ 100)

Michel Garneau (1939-2021) ne s’embarrasse pas des jeux de l’esprit. Se tenir au plus près de soi, de son corps et de ses sensations, essayer de rester dans le moment présent, malmener le langage, voilà ce qui donne des poèmes parfois désarticulés, ce qu’annonçait le titre aux syllabes détachées : Lan ga ge.

Les poèmes ont été écrits entre 1956 et 1962. Plusieurs sont déroutants à prime abord. On ne voit pas où le texte s’en va. Déroutant au point que j’ai senti le besoin de consulter le DOLQ (après 30 pages), ce que je ne fais à peu près jamais. André Brochu écrit : « Que disent les poèmes de Langage? À proprement parler, rien : ils sont du langage, c’est tout. Rien, sinon la joie « générale » d’exister, d'aimer, et puis tout ce que peut éprouver un être jeune et content de vivre. » Je n’aurais pas su mieux dire.

J’ouvre le recueil au hasard et je tombe sur ce poème :

la nuit est ronde comme un bol de café

et finement poreuse dans ses os et les miens

où les mots de ton sommeil veillent sur la gentillesse

où je n'ai plus mal aux doigts où mes cigarettes

sont chaudes et de ma gratitude et de leur feu

qui est le même vous savez que celui de la vôtre

le silence remue comme une cuisson fraichement défournée

la terre m'entoure de cette seule paix

On est en présence d’un être amoureux, qui se sent bien dans sa peau, qui vit un moment de plénitude auprès de son amoureuse endormie. La nuit ne constitue pas un obstacle mais plutôt un lieu habitable. Tout est pour le mieux, d’où la gratitude.

Garneau parle souvent de la mort (« je veux mourir en gentillesse »), sans doute encore en deuil de son frère Sylvain Garneau décédé en 1953. Peut-être que son parti-pris de vivre pleinement est en lien avec cette tragédie personnelle : « nous n’avons plus droit au recul / devant les ombres ».

Ce recueil, souvent peace and love, écrit en partie à la fin des années 1950, est déjà dans l’esprit de la génération lyrique. Quant à moi, les poèmes qui respirent la douceur et la tendresse sont les mieux réussis. En voici trois courts :

 

j’habite une femme belle

comme l’eau de l’amour qui est la mer

car le calme des rivières s’appuie sur les roseaux

comme notre amour gît pour surgir en notre corps

 

tes lèvres m’enseignent les clairières et le foin

coupé des baisers au plein soleil tes bras les

détours de rivières tes cheveux les nénuphars

d’ombre tes seins les fleurs fatales de la rosée

sans la science de ta présence ma vie

mon corps sonnent la cendre

 

mon désir

libère

les écureuils de tes seins

aux engrenages de fraîcheur d’arbres

ils se dressent en poissons-ruisseaux

et fuient de toi vers mes joues

ma salive me rafraîchit les paupières

efface chaque caresse

la recommence