27 avril 2011

Les Héroïques et les Tristes

Henri Gaillard de Champris, Les Héroïques et les Tristes, Québec, Le Soleil, 1924, 251 pages.

Henri Gaillard de Champris, professeur titulaire, agrégé de l'Université de France, docteur es lettres de la Sorbonne a été aussi professeur de littérature française à l'École normale Supérieure de Québec. Il a écrit plusieurs livres, la plupart des livres savants, et en a publié quelques-uns au Québec. Les Héroïques et les Tristes, composé de six nouvelles, est l’un de ceux-là.

Le secret enseveli
François Dolmer et le comte de Beaumont-Vatel brigue une chaise à l’Académie française. Dolmer est un écrivain renommé tandis que le comte table plutôt sur la puissance de son titre. Ce dernier organise une campagne de dénigrement contre son adversaire. Dolmer a en main un roman autobiographique non publié de qualité qui lui assurerait la victoire, mais il refuse de le faire paraître pour ne pas ternir l’image d’une femme aimée.

M. Albéric Variot, professeur
Albéric Variot rêve de gloire littéraire. Il travaille sur un livre qui doit le rendre célèbre. Il épouse la fille d’un épicier qui a d’autres ambitions, Le mariage bat rapidement de l’aile. Les années passent, viennent les enfants et le livre n’avance pas. Quand il meurt, l’œuvre qui aurait dû le rendre célèbre est toujours en chantier.

Le cadet
Henri de Boismorand a appris qu’Anne-Marie, la femme de son grand frère, celui–là même qui a joué le rôle du père auprès de lui, a une liaison avec le baron de Valplan. Pour protéger l’honneur de son frère, il provoque Valplan en duel et se laisse tuer : ainsi, pense-t-il, sa belle-sœur va renoncer à sa liaison et le bonheur de son frère sera sauf. (Lire l’extrait)

Un homme d’honneur
Le comte Elzéar de Pontaillac mène une vie déréglée. Il a ruiné sa famille : sa femme et sa fille vivent loin de lui. Un jour au cabaret, il mise un 500 000 francs qu’il n’a pas. Il court vers sa femme pour éponger cette dette. Celle-ci finit par aller voir un débiteur, un aristocrate qu’elle connaît bien, pour qu’il abolisse la dette, ce à quoi il consent. Le comte, au lieu de s'en réjouir, ne ressent qu'une grande humiliation et se suicide.

L’Expiation
Après avoir écrit des romans de nature à « corrompre la jeunesse », romans qui circulent toujours sous le manteau, Louis Derfeuil s’est rangé. Plus encore, un peu parce que cela servait ses intérêts, il s’est rangé du côté de la droite catholique. Il a un fils très pieux qui devient missionnaire. C’est lui qui expie pour les frasques de jeunesse de son père. Son père découvre le tout dans le journal posthume de son fils.

La mort de l’apostat
Dominique Salignac est un prêtre promis à un brillant avenir. Rapidement il découvre que dans le milieu clérical les jeux de coulisses ne sont pas toujours propres. Lui-même en est victime. Il rencontre une riche Anglo-protestante exaltée convertie au catholicisme. Poutant, il finit par quitter l’église catholique et même par fonder une famille et une nouvelle église avec elle. Sur son lit de mort, alors qu’il doute de ses choix de vie, sa femme et son fils empêchent tout curé de venir à son chevet de peur qu’il renoue avec le protestantisme.

Un peu étrange de lire des histoires aussi françaises publiées chez un éditeur québécois. De Chambris met en scène l’aristocratie et la droite catholique, bref la vieille France attachée aux valeurs les plus traditionnelles. Tous les autres ne semblent pas exister. Par moment, compte tenu de la place qu’occupe l’analyse, on se dirait chez Proust. Le tout est fort bien écrit.

Extrait
Jusqu'au dernier moment, Henri était demeuré fidèle à sa volonté de venger, par la mort de Valplan, son frère et sa famille. Il se vantait aussi que, le baron disparu, sa belle-sœur l'oublierait bientôt et pour jamais.
Puis, le matin même, à son lever, il avait pressenti la fragilité de son espoir. Si Anne-Marie aimait vraiment Valplan, cesserait-elle de l'aimer après sa mort ? Ne devinerait-elle pas, au contraire, les raisons de ce duel ? Ne se croirait-elle pas obligée de demeurer, par delà la tombe, fidèle à l'homme dont elle aurait causé la perte ? Et, alors, ne détesterait-elle pas, avec le meurtrier de son amant, celui-là même dont Henri aurait défendu la cause ?
« Ainsi, raisonnait le jeune homme, mon intervention demeurerait vaine, dangereuse même, puisqu'ayant tué l'amant, j'aurais ravivé l'amour. »
Or, s'il demeurait sensible à la joie de la vengeance, il poursuivait surtout une œuvre de réparation. Plus que contre Valplan, il voulait agir pour Philippe, et peu lui importait que l'un demeurât impuni, pourvu que l'autre fût heureux et respecté.
Un seul moyen lui restait, mettre entre les coupables un fossé de sang. S'il tuait Valplan, Anne-Marie pouvait demeurer fidèle au souvenir de son amant. Mais s'il tombait lui-même sous les coups du baron, pourrait-elle aimer encore le meurtrier de son beau-frère ?...
Il lui dirait, d'ailleurs, les raisons de sa mort volontaire. Devant son sacrifice, elle comprendrait la gravité de sa propre faute, elle discernerait son devoir et reviendrait Philippe, ne fût-ce que par pitié.
À l'idée de quitter son frère sans l'avoir revu, le jeune homme faillit faiblir. Il s'épouvanta du chagrin qu'éprouverait son aîné en se heurtant, le lendemain, à son cadavre.
Mais valait-il mieux qu'il se heurtât à la faute de sa femme ?
Henri se ressaisit donc, acheva rapidement sa toilette, déchira ses lettres de la veille, en écrivit d'autres, remit à son valet de chambre celle qu'il destinait à sa belle-sœur, et fut à Sainte-Clotilde exposer à Dieu les motifs de sa désobéissance et implorer son pardon.
Une heure plus tard, le cœur léger, le sourire aux lèvres, il partait pour la mort...

23 avril 2011

Le Moulin du Crochet

Louis-Georges Lapointe, Le Moulin du Crochet, Laval-des-rapides, Les éditions Dequen, 1950. (Tome 1 : pages 1 à 254; tome 2 : pages 255 à 505) (1re édition : Les éditions Dequen, 1946)

Tome 1
Nouvelle-France, XVIIIe siècle. L’action se déroule à Laval du temps de l’intendant Hocquart (1731-1748). Trois familles sont impliquées dans ce récit. Deux appartiennent à la noblesse terrienne : celle de François Bigras de Lairel, de sa femme Charlotte Goyer et de leurs trois filles : Rachel, Denise et Charlotte; celle du comte et de la comtesse de Lachenaie, et de leur fils Jacques, un officier promis aux plus grands honneurs. La troisième famille fait partie de la paysannerie : Narcisse Clercmont est l’intendant de la seigneurie de Laval. Le seigneur, le marquis d’Argentré, est absent et c’est Narcisse, avec sa femme, Joséphine Marmette, et ses enfants, qui dirigent la seigneurie. En plus, leur fils Maurice est le meunier attitré du moulin du Crochet.

L’intrigue est construite autour d’une histoire d’amour. Maurice, le meunier, et Rachel, la fille aînée des Lairel, sont amoureux. Ils se connaissent depuis l’enfance. Pour Rachel, la condition sociale de Maurice ne pose aucun problème. Par contre, sa mère, pourtant elle-même une roturière anoblie par un mariage, refuse que sa fille descende de classe sociale. Pour la forcer à rompre ses liens avec Maurice, elle la menace d’une intervention auprès du Marquis d’Argentré qui aurait pour effet de renvoyer en France Maurice et toute sa famille. Ambitieuse et intrigante, elle a organisé le mariage de sa fille avec Jacques de Lachenaie. Rachel cède. Lors d’un grand banquet qui réunit toute la noblesse de l’Île de Montréal, leurs fiançailles sont annoncées et le dimanche, à la messe, les bans sont publiés. Ne pouvant se résoudre à vivre dans les lieux qu’il a fréquentés avec Rachel ni à subir la pitié sinon les sarcasmes de ses concitoyens, Maurice décide de quitter Laval. Par toutes sortes de moyens, entre autres grâce à des bohémiens, il voyage incognito jusqu’à  Québec et s’engage dans la marine du roi sans dévoiler sa vraie identité, espérant ainsi traverser en France. 

Tome 2
À titre d’intendant des vivres, il accompagne un groupe de voyageurs qui retournent en France, débarque à Saint-Malo et déserte l’armée. Devenu hors-la-loi, sans papier, il doit fuir. Il veut se rendre à Paris. Une société secrète, chargée de prendre en charge les déserteurs pour ne pas qu’il tombe dans la criminalité, l’aide. Après bien des périples, il arrive à Paris. Un noble, faisant partie de ladite société, voyant sa belle personnalité, lui promet un travail chez les aristocrates. On l’invite à une grande fête pour l’introduire. Ce qu’il voit dans ce milieu (les intrigues, l’hypocrisie…) le convainc rapidement que ce n’est pas sa place. Il demande à ses protecteurs de l’aider à gagner la Bourgogne : il veut travailler dans les vignes. Il s’engage chez le plus grand vigneron de Semur-en-Auxois, y reste quatre ans. De peur d’être découvert, il fuit, se retrouve quelques mois à Dijon, fuit encore, avant d’atterrir chez un meunier à Corbeil. La fille du meunier s’éprend de lui et le père lui offre de prendre sa succession. Il hésite, mais se rend compte qu’il aime toujours Rachel. Il revient à Paris et se retrouve dans l’indigence la plus totale quand il rencontre un cousin sulpicien. Celui-ci le convainc de rentrer. Il revient donc chez lui au bout de cinq ans environ. 

À Laval, les choses ont changé aussi. Rachel a tôt fait de découvrir que son mari est un ivrogne coureur de jupons. Elle est très malheureuse. Quand elle se retrouve enceinte, sa mère, découvrant que son gendre est un bon à rien, rappelle sa fille au manoir familial. Elle donne naissance à un petit garçon et ne retourne pas vivre avec son mari. De toute façon, la guerre avec les Anglais est commencée et son mari n’est jamais chez lui. Quelque temps plus tard, il est blessé mortellement. Sa mère meurt également. Aussi quand Maurice revient d’Europe, Rachel est totalement libre. Les deux se retrouvent et décident de se marier avec l’accord de tous.

Même si le roman repose sur une grande histoire d’amour, l’aspect historique n’est pas à négliger. On a très peu de romans qui prennent pour cadre la Nouvelle-France. Lapointe nous offre un tableau de la vie des aristocrates à la fin du régime français. Plusieurs ont connu Versailles et mènent la « grande vie ». L’image que Lapointe en donne est plutôt négative : entre eux, surtout entre les femmes, il existe une véritable course aux prétendants, leurs filles servant de monnaie d’échange pour assurer leur rang social. Les abus de pouvoir sur les serviteurs, leur hypocrisie, l’infatuation sont des aspects fortement soulignés. Les grands événements historiques de l’époque ne sont présentés qu’en toile de fond. On n’aperçoit que furtivement des personnages comme Hocquart, Vaudreuil…

Quant à l’histoire d’amour, elle est digne des grands romans du genre. Lapointe s’en sert pour maintenir habilement l’intérêt de l’intrigue : entre autres, il sait bien comment retarder un événement, pour maintenir l’intérêt du lecteur. Cependant, je dois dire que les dialogues sentimentaux sont d’une mièvrerie à faire pleurer.

Extrait
La messe terminée, on se précipita pour complimenter les jeunes mariés et leurs parents. Les souhaits de bonheur, tous plus ou moins fleuris selon le degré d'hypocrisie de chacun, sortirent à foison de toutes les bouches. Puis madame de Lairel invita tout le monde à passer dans le parc, où elle fit servir le vin et les pâtisseries.
La gaieté et l'entrain régnèrent au manoir de Lairel tout le temps que dura la réception. Charlotte savait faire les choses si bien que ses pires ennemies étaient obligées d'en convenir. Elle connaissait la qualité et ne mesquinait jamais sur la quantité, de façon qu'elle était toujours certaine de satisfaire à la fois les gourmets et les gourmands.
Cependant, seule de toute la famille Bigras, Charlotte montrait un sentiment sincère de joie et de satisfaction. Les autres étaient navrés. Sous les formules de politesse que François utilisait avec maîtrise, les gens subtils percevaient l'accent d'une profonde tristesse qui accablait le père de la jolie mariée. On voyait qu'il réprouvait ce mariage et qu'il avait regret d'avoir cédé aux instances de sa femme. Denise contenait difficilement ses larmes, mais Suzanne ne cherchait pas à dissimuler son chagrin et pleurait sans remords et sans honte. Quant à Rachel, elle avait repris son attitude impassible, souriant à chacun et ne laissant voir à personne l'étendue de sa peine.
On se mit bientôt à organiser le cortège qui devait conduire la noce dans le bas de la paroisse, au château qu'habitaient les Lachenaie. Les laquais, cochers et garçons de ferme avaient préparé dans une fébrile activité la longue suite des calèches, landaus et cabriolets. Les voitures commencèrent à défiler à l'heure prévue et dans l'ordre de préséance prescrit. La voiture portant les mariés, richement décorée de fleurs et de rubans blancs, venait en premier lieu. Suivait celle du comte que Monsieur de Lairel accompagnait. Puis le landau de madame Bigras ayant à ses côtés la comtesse de Lachenaie. Les autres voitures défilaient dans un ordre qui avait causé de grands maux de tête à Charlotte, lorsqu'elle l'avait déterminé ; car il ne fallait point blesser la susceptibilité chatouilleuse des grandes dames. Elle avait évidemment perdu ses peines. Ces femmes de petite noblesse coloniale avaient d'aussi hautes prétentions que les duchesses du royaume et, comme les voitures ne pouvaient pas rouler toutes de front derrière celles des mariés et de leurs parents, les dernières se trouvèrent fort offensées de n'être pas les premières ou du moins bien avant celle-ci ou celle-là.
Cependant la gaieté du vin finit par l'emporter sur les ressentiments. On commença bientôt à chantonner, à faire des bons mots et à reprendre tous les refrains du badinage mondain. Sur le parcours d'environ deux lieues, les habitants de l'île Jésus s'étaient réunis en de multiples groupes pour acclamer les nouveaux mariés au passage. Les vivats retentissaient fort nombreux à l'adresse de Rachel, que tous ces paysans trouvaient si simple et si gentille, mais le comte de Lachenaie ne fut pas sans remarquer que son fils et lui-même n'étaient aucunement populaires. (p. 263-265)

20 avril 2011

Il vit en face

Ghislaine Reid, Il vit en face, Montréal, Beauchemin, 1951, 213 pages. (Dessins de l’auteure)

Depuis son plus jeune âge, Jeanne est amoureuse de Guillaume. Un jour survient dans la ville une jeune fille élégante, Luce, qui lui ravit son amoureux. Pire encore, le couple finit par se marier et par s’installer juste en face. Jeanne, restée vieille fille, va consacrer sa vie à « L’association des Vierges fécondes », un groupe socioreligieux qui vient en aide aux démunis. Par ailleurs, elle passe sa vie à épier ses voisins, éprouvant tous les sentiments qui vont de la jalousie à la compassion, mais surtout recueillant différents indices qui lui permettent de raconter l’histoire de Luce et Guillaume. Avec la venue des premiers enfants, le couple bat de l’aile, car Guillaume tarde à prendre sa place dans la société, ce qui alimente les tensions et les échanges musclés. Cinq enfants vont naître. Pendant une courte période, Luce trompe son mari, lequel passe ses soirées à jouer aux cartes et à prendre un coup avec ses anciens amis. Puis Luce vit une longue dépression. Guillaume, qui s’est lancé en affaires, s’enrichit et quand Luce guérit, le couple, maintenant riche, revampe la petite maison. Ils semblent s’être retrouvés. Les enfants quittent le nid familial pour aller étudier. Guillaume devient député. Luce décède subitement à la fin de la quarantaine. Tout redevient possible pour Jeanne, d’autant plus que Guillaume, son veuvage passé, se rapproche beaucoup d’elle. Mais Jeanne sait qu’il est trop tard; la « protection et [l]’amitié » de Guillaume lui suffisent.

Le récit est mené à vive allure, les chapitres sont courts, le plus souvent l’auteure se contentant de rapporter les actions de ses personnages. Le choix du narrateur témoin, dans un tel récit, est déjà un défi en soi. Comment faire pour que la narratrice en sache suffisamment pour raconter l’histoire sans invraisemblance? Ghislaine Reid s’en tire très bien, rendant compte à tout moment de la source des informations de Jeanne : tantôt elle entend, tantôt elle déduit à partir des allées et venues de ses voisins, tantôt elle obtient des renseignements de certains passants et même des enfants du couple qui l’ont prise en affection. Ghislaine Reid évite, selon moi, un autre écueil : elle refuse le mélodrame que les prémisses de son récit nous faisaient craindre. Tout est dans le ton : la narratrice observe les tourtereaux, sans jamais triompher de leurs malheurs, ni s’offenser de leurs réussites. Elle n’est ni plaignarde ni mesquine. Son cynisme, face à l’amour, est plutôt dirigé contre l’institution du mariage : « Se peut-il que les débuts du ménage soient privés d'allégresse? / Un sifflement annonçait la fermeture de l'usine. Cinq minutes plus tard, monsieur le comptable revenait à Luce. Et la porte s'ouvrait, comme par magie, sans qu'il eût à presser la sonnette ou à tourner le verrou. / […] Je ne suis pas assez naïve pour croire que le couple jouissait d'une pleine béatitude. L'adaptation à l'être même le plus chéri et le plus convoité ne s’effectue qu’à doses de déboires, de contraintes et de sacrifices. » Ou encore : « Deux individus: la fusion de leurs personnalités ne s'effectuerait qu'à grand'peine. Allons-nous leur servir des blâmes sévères? Usons plutôt d'indulgence, car la chicane entre conjoints est peut-être la tradition la plus vivace qu'aient établie nos aïeux. » La fin du récit semble donner raison au couple : Jeanne admet que, malgré tous ses déboires, Luce a eu une vie beaucoup plus remplie que la sienne. Pire encore, sa propre vie aurait été tellement plus vide si son amour de jeunesse n’avait pas « v[écu] en face ».

Extrait (la fin)
Peu de jours que je ne le voie! Nous nous racontons nos histoires les plus intimes. Guillaume ne me cache même pas tout à fait les déboires que lui cause son fils Georges. Il se répète souvent. Mais tant pis, j'ai ma revanche, quand je l'exaspère avec les frictions de mes Vierges.
Guillaume et moi, nous nous recherchons surtout parce qu'ensemble nous pouvons parler de ce que nous avons le plus aimé au monde: moi, de lui et lui, de Luce.
Ai-je un souvenir plus émouvant que cet époux qui met tant de peine à ressusciter sa femme?
« T'en souviens-tu? me dit-il, toi aussi, tu l'as connue à vingt ans. »
« À mes yeux, elle est toujours restée la plus belle. Oh! j'en étais fier! Elle avait le port d'une princesse. »
« Rien ne me reposait mieux que de la voir berçant le bébé. Je devenais aussi insouciant que le petit dans ses bras. »
« Et comme je la trouvais majestueuse quand elle était enceinte! »
« Ma femme a été parfaite jusqu'à la fin. Courageuse, dévouée, toute au service de sa famille. Ma pauvre chère Luce! »
Guillaume, à évoquer ainsi sa compagne, vécut auprès de moi les plus douces ivresses de son amour.
Le veuf oublie les défaillances de la défunte. Celle-ci lui apparaît au trône des idoles.
Je soupçonne un mauvais génie dont l'ambition consiste à nous étaler les joies du passé et les laideurs du présent.
Je crois surtout en une puissance forte, noble qui dépouille deux êtres de leur égoïsme et qui les confond pour les destins de l'humanité. Devant elle, je m'incline presque aussi bas que devant l'ostensoir.
Chaque fois que Guillaume me parle de sa femme, il s'exclame, plein de conviction:
« Elle fut parfaite! »
Si, à ce moment, il lève les yeux sur moi, je murmure: « Parfaite » tout naturellement, comme l'écho.
Non, je n'oppose pas la moindre rivalité à Luce. Je ne l'ai jamais pu; je ne le pourrai jamais. Plus tôt, je me serais rendue coupable d'adultère. Et maintenant, je commettrais une profanation.

18 avril 2011

Le Dernier Voyage. Un roman de la Gaspésie

Eric Cecil Morris, Le Dernier Voyage. Un roman de la Gaspésie, Montréal, Chanteclerc, 1951, 255 pages (Traduction de Martine Hébert-Duguay de A voice is calling, aux éditions B. D. Simpson, Montréal)

André Brousseau aime la musique plus que tout. Sans trop de formation, il joue Bach comme un virtuose, ce qui ne fait pas vivre son homme. Il a aussi une formation d’architecte, métier qu’il n’a pour ainsi dire jamais exercé. Se retrouvant dans une petite ville fictive de l’est du Québec, Trois-Lupins, il a épousé la fille d’un garagiste, Suzanne Côté. Leur mariage est un échec complet. Ils ont une fille, Anne. André travaille pour une compagnie de construction et sa femme couche avec le patron. Quand elle se retrouve enceinte, le patron en accord avec le curé, décide d’expédier son employé et sa famille en Gaspésie, dans une ville fictive : Sainte-Michèle. On y construit une grosse usine et en sa qualité d’architecte (il ne pratique plus ce métier), André doit approuver les devis, ce qu’il expédie sans regarder. Ce qui adoucit son exil à Sainte-Michèle, c’est qu’on vient d’installer une orgue Casavant dans l’immense église qu’un ambitieux curé vient de bâtir, et qu’on lui confie le poste d’organiste.

Ici le roman bascule dans le fantastique. Un jour, alors qu’il pratique les pièces qu’il doit jouer le dimanche (du Bach), il sent une présence. Il a même l’impression que cette présence décuple la qualité de son jeu. L’expérience se renouvelle et c’est nul autre que Jean Sébastian Bach qui lui apparaît un soir et qui l’amène à Leipzig. Il rencontre la famille du musicien et tombe amoureux de Katarina, sa fille. L’expérience va se répéter à quelques reprises. Entre-temps, sa femme enceinte est très malade. On la conduit à l’hôpital de Rimouski. Elle ne mène pas à terme l’enfant : on suppose qu’elle a essayé d’avorter par des moyens illicites. Elle en meurt. Lors de l’inauguration de l’usine, le toit s’effondre, six personnes y laissent leur vie. André est arrêté, emmené à Québec pour y subir un procès. N’ayant aucune chance d’échapper à la prison, il décide de fuir, de revenir à Sainte-Michèle, espérant émigrer définitivement dans son pays imaginaire, le Leipzig de 1735. Il passe des nuits dehors, il est trempé, il attrape une pneumonie. Le curé le retrouve mort sur le buffet de l’orgue.

Histoire abracadabrante qui ne tient pas debout et pourtant on la lit parce qu’on se laisse prendre au mélo ou encore parce qu’on aime Bach. Le fantastique est désamorcé dès le prologue qui nous livre le dénouement. On se demande si cela valait vraiment la peine de traduire ce roman. Tout compte fait, il n’y a rien de québécois dans cette histoire, à part le curé et sa grosse église.

Extrait
— Mais si vous êtes Bach, pourquoi êtes-vous venu à moi, pourquoi m'avoir choisi, moi, pour ce... rendez-vous ?
Et il regarda tout à coup son interlocuteur avec effroi.
— Mais non, vous n'êtes pas mort ! Calmez-vous ! Je ne pensais pas avoir tant de mal avec vous. Je ne suis pas revenu souvent sur cette terre depuis deux cents ans, et j'espère bien ne pas avoir cette tâche souvent, si tous sont comme vous.
— C'est si fantastique, si fou !
— Durant ces deux cents ans, j'ai eu le temps d'oublier avec quel scepticisme on a toujours eu coutume d'accueillir des notions qui paraissent un peu hors de l'ordinaire. Si vous me permettez, je vais vous prouver que je suis réellement Bach.
— Vous croyez pouvoir y arriver ? Et comment cela ?
— Souvenez-vous que nous sommes en 1735. Je vous emmène avec moi à Leipzig où j'habite. Cela vous plaira, j'en suis sûr !
— Mais je ne puis partir avec vous, dit André effaré. J'ai ma vie ici à Sainte-Michèle, j'ai ma femme et ma fille.
— Je sais, je sais, répondit Bach avec calme. Vous serez de retour demain matin. […]
— […] Alors si vous êtes Bach, vous pouvez jouer de l'orgue !
Bach regarda le buffet tout illuminé. « Si j'essayais de jouer, vous perdriez toute confiance en moi. Vous savez bien que les orgues de mon temps étaient bien différentes de celles-ci. Nous ne connaissions pas l'électricité qui a apporté de grands changements à cet instrument. Je jouerai pour vous à Leipzig. Mais allons vite, nous sommes déjà en retard !
— Et comment nous rendrons-nous à Leipzig ? dit André en souriant. En avion ?
L'homme le regarda sévèrement.
— Pauvre mortel ! lui dit-il avec mépris. Vous ne laissez aucune liberté à votre imagination à mon sujet. Vous ne savez pas vous dégager de vos pensées terrestres. Réfléchissez maintenant ! Quelles sont les véritables valeurs dans votre vie ? Vers quoi vous êtes-vous toujours tourné, sinon vers votre musique qui a été votre salut. Et la musique que vous avez jouée le plus souvent a été la mienne. Vous l'avez jouée d'une façon si admirable qu'elle m'a ramené de mon univers vers le vôtre. Mais il ne me plaît pas et je veux vite retourner dans mon royaume. Je l'ai attendu longtemps, et je n'aime pas le quitter, même pour peu de temps. Si vous avez une volonté forte, vous viendrez avec moi. Si au contraire, vous êtes un faible, vous vous réveillerez tard, ce soir au buffet de l'orgue, et personne ne saura jamais rien de ma visite. Alors, que décidez-vous ? Vous venez, ou vous restez ?
André se recueillit un moment. Si c'était de la folie, (cela pourrait difficilement être autre chose) pourquoi ne pas céder à l'appel de cet homme ? Il n'avait jamais quitté la province de Québec, et s'il pouvait voir Leipzig par la pensée, ce serait déjà quelque chose. (p. 114-115)

14 avril 2011

Tentations

Gérard Martin, Tentations, Québec, Garneau, 1943, 239 pages.

1re partie
Sainte-Agathe. Bérangère a perdu sa mère. Elle est élevée par une tante, une vieille bigote frustrée qui voit le mal partout, surtout dans la sexualité. Pour elle, les hommes sont tous des prédateurs et les femmes, des proies. Bérangère rencontre Roger, un jeune homme respectueux. Elle trouve un réconfort et une vision plus positive auprès de son amoureux et de sa mère Rosemonde. Ils se fiancent. Quand le père de Roger meurt, ce dernier trouve dans ses papiers des lettres qui tendant à prouver que son père aurait assassiné sa première femme pour épouser sa seconde, sa mère. Pire encore, cette dernière l’y aurait poussé. Roger  fuit, complètement dégoûté des femmes. Quelques mois plus tard, il invite Bérangère chez lui, à Montréal. Il se fait accompagner d’une prostituée, juste pour la blesser, parce qu’elle est une femme et qu’il l’associe au crime de sa mère. Bérangère, complètement traumatisée, décide de fuir à Québec. Roger finit par découvrir que les lettres n’avaient rien à voir avec sa mère et son père.

2e partie
À Québec, Bérangère, qui est infirmière,  aide une pauvre femme souffreteuse à vivre ses derniers mois de grossesse. Son mari (en fait, elle n’est pas mariée, ce que Bérangère ignore) est un voyageur de commerce presque toujours absent. En plus, c’est un ivrogne. Un soir, il abuse de Bérangère. Plutôt que de se défendre, elle fige. À partir de ce moment, cette fille croit que le mal et le péché font partie de sa nature profonde et qu’elle ne pourra rien y faire. Par vengeance, elle décide d’entraîner tous les hommes dans le vice et le péché. Un jour, elle rencontre André, un jeune homme différent des autres. Il se destine à la prêtrise. Il décide de commencer son apostolat en sauvant Bérangère. En fait, il finit par tomber dans le piège. Il est amoureux d’elle bien qu’il n’y ait aucune relation sexuelle entre eux. Un curé l’aide à retrouver le droit chemin. Quant à Bérangère, quoique meurtrie par cet abandon, elle semble avoir reconquis une certaine dignité. Elle décide de rentrer chez elle.

3e partie
Sainte-Agathe. Bérangère vient habiter chez la mère de Roger. Elle soigne Jacqueline, la jeune sœur, une petite sainte de vingt ans qui se meurt de la tuberculose. Bérangère, elle, est à la recherche du pardon. Elle apprend que Roger est entré chez les frères. Elle voudrait rentrer chez les sœurs, mais un curé lui fait voir que son salut ne peut venir de ce sacrifice, qu’elle doit le reconquérir. Elle finit par découvrir l’amour de Dieu à travers l’agonie et la mort de Jacqueline.

C’est un roman typique de la grande noirceur. Déprimant, il pose des problèmes moraux, plutôt  factices, il me semble. Martin accorde plus d’importance à la thèse qu’il développe qu’à l’action romanesque. L’analyse psychologique est très présente : les explications de l’auteur sont longues et fastidieuses. Robert Chabonneau avait inauguré le genre, avec plus de talent, quelques années plus tôt. Le cheminement de cette Bérangère est hautement discutable, pour ne pas dire non crédible. Tous les personnages sont aliénés par une religion qui mélange allègrement amour, amour de Dieu, péché, faute, miséricorde et pardon. Comme c’est souvent le cas dans les sociétés jansénistes, la sexualité est  la reine des péchés.

Extrait (la fin du roman)
 Que vous êtes bon, mon Dieu ! Vous seul avez tout préparé, tout accompli. Moi, je ne le savais même pas. Dès ma première faute vous me convertissiez sans que je le veuille. Je n'ai fait que vous désirer vaguement, une après-midi du mois d'août dernier, à une heure de chair, alors que l'odeur écœurante et charmeuse des sens avait tout envahi, même l'âme de votre André. Je n'ai fait que vous désirer, et vous êtes venu !
Pourtant, de vous à moi, il n'y avait que les routes de mes péchés. Pas à pas vous m'y avez accompagnée, par cet intolérable dégoût qui ne me permettait pas de m'enliser définitivement, d'aimer mon enlisement. Oui, même au fond de la turpitude, il y avait votre Signe en moi. Ce n'est pas au mal que j'étais marquée; personne n'est marqué au mal. C'était à vous.
J'ai toujours côtoyé des êtres qui ne m'étaient rien. C'est vous qui faisiez le vide autour de moi, pour que je vous voie, vous seul. Vous m'avez ainsi conduite jusque sous votre main levée pour m'absoudre. Ce fut alors comme si mon âme abandonnait mon corps et montait.
Il est donc vrai, mon Dieu, que le pardon divin et le rachat sont toujours à la portée d'un geste humain, et que c'est encore à votre Bonté que l'homme doit d'être capable de ce geste.
Je vous ai cherché si longtemps, ô bien-aimé, sans comprendre que c'était vous. Je vous reconnais, enfin! Faites de moi ce que vous voudrez.
Le vase éclatait dans ses mains pour le Maître invisible. Son sacrifice parfumait la chambre. Ses cheveux cherchaient des pieds à sécher.
Le lendemain, Pâques. Bérangère revenait de communier, à la basse messe, l'âme légère et pourtant toute gonflée de Dieu. Elle entra dans la chambre de Jacqueline à pas feutrés; la chère malade avait bien dormi, cette nuit.
— Elle dort encore ?
La mère agenouillée tout près du lit, leva sur l'arrivante un regard si pathétique, sa figure mouillée était si belle dans cette douleur quand même souriante, que Bérangère comprit.
Tout doucement, ne voulant pas briser ce silence de Dieu descendu sur la maison, Jacqueline, cette jeune fille de vingt ans, venait de partir en cachette pour rentrer chez elle.
— Maman !
Ce cri spontané de Bérangère la jetait dans les bras de Rosemonde. Elles sentirent qu'un lien plus fort qu'une profonde amitié les unissait désormais.
— Ma fille! Ma petite fille! Jacqueline, dans la mort, souriait. (p. 238-239)

10 avril 2011

Histoire de la littérature canadienne

Edmond Lareau, Histoire de la littérature canadienne, Montréal, John Lovell, 1874, 491 pages.

Il est assez étonnant qu’on ait pu écrire dès 1874 une Histoire de la littérature canadienne de presque 500 pages! La chose surprend encore plus quand on sait qu’elle est l’œuvre d’un jeune homme de 26 ans!

En fait, pour ce qui est de la longueur du livre, Lareau y parvient en donnant un sens très large au mot « littérature » : il recense à peu près tout ce qui a été écrit en français et en anglais au Bas-Canada. Le recueil est divisé en huit chapitres et seulement (mais c’est déjà énorme!) 200 pages sont consacrées à la littérature. Et encore, c’est en incluant dans le champ littéraire les écrits de la Nouvelle-France. Le reste du recueil porte sur l’histoire, la sciences, la législation et ce qu’il appelle les « publicistes », en d’autres mots le journalisme. Modeste, Lareau n’a pas la prétention de présenter une étude approfondie du fait littéraire : « … ma critique se rapproche plus de la bibliographie que de l'esthétique, elle est plus anecdotique que savante, moins substantielle que variée. Mais j'ai peut-être réussi à réunir dans ces pages les noms de tous ceux qui ont écrit sur quelque sujet que ce soit. » Lareau propose une vision très politique du fait littéraire : « Cette époque, on le comprend facilement, devra coïncider avec un grand événement politique qui a trop retardé peut-être, mais qui ne peut manquer de s'accomplir dans un avenir plus ou moins rapproché : je veux parler de l'Indépendance du Canada. En rendant au pays sa véritable autonomie et en le plaçant au rang des nations libres, la rupture du lien colonial dégagera les esprits des nombreuses attaches qui les retiennent encore à l'étranger, et le travail commun sera plus fort pour accomplir de grandes choses dans le sens de nos destinées littéraires. Ce nouvel état de choses politiques en changeant les conditions économiques du pays, entraînera à sa remorque toute une révolution dans la marche de l'éducation. L'aisance et le bien-être matériels contribueront à faire la fortune des arts et des lettres. »

Bien entendu, je ne prétendrai pas avoir lu ce livre. Disons que je le feuillette quand je lis un auteur des années 1840-1870. Je prends donc prétexte de mon dernier blogue, portant sur les Légendes canadiennes de Casgrain, pour parler un peu de notre première histoire littéraire.

La lecture que Lareau fait du recueil de Casgrain est très différente de la mienne. Elle met en lumière ce fait banal : on lit avec les yeux de son époque. Alors que je m’offusque du sort que la littérature fait aux Autochtones, Lareau ne semble voir dans ces « légendes » que des récits bucoliques.

« Dans la première légende [Le tableau de Rivière-Ouelle] l'auteur décrit le tableau agreste et enchanteur, et les poétiques beautés qui ornent la rive sud du Saint-Laurent; dans les deux autres, il raconte les scènes dramatiques qui prirent naissance avec les origines de la colonie; les trois forment un groupe plein de charme et de poésie dont la valeur, dit un de ses biographes, sera toujours bien appréciée par ceux qui connaissent nos belles paroisses de la rive sud du St. Laurent, au-dessus de Québec. Élevé dans un de ces sites grandioses, au sein d'une famille chrétienne et d'une société distinguée, M. l'abbé Casgrain a gardé un touchant souvenir et des belles scènes champêtres et des récits émouvants qui ont amusé son enfance.»

Edmond Lareau - BAnQ
Il est vrai que Casgrain décrit la nature avec beaucoup de lyrisme. Comme certains commentateurs l’ont noté, il imite Chateaubriand. Mais ces descriptions ne sont jamais au cœur du récit, sauf dans « Fantaisie ». Par ailleurs, Lareau ne fait aucune mention des scènes de violence, des actes d’atrocité : une femme qui se fait torturer sous l’œil de son fils, un bébé qui se fait assommer sur un poêle…, cela ne mérite pas d'être mentionné. 

Et la suite de la présentation de Lareau m’étonne tout autant quand on sait que Casgrain lui-même tient à distance l’imagination : il cite même des sources pour authentifier les faits qu’il décrit. Ses légendes ne sont tout au plus que de la « petite histoire » à peine romancée. Et voilà que Lareau dit à peu près le contraire : « Avec un incontestable talent l'auteur des Légendes Canadiennes retrace les joies de l'enfance, les plaisirs et les souvenirs de la vieillesse, les mœurs canadiennes, la gravité silencieuse de nos forêts, les coutumes indiennes et les habitudes des anciens colons. Ce livre se rattache plus au roman qu'à l'histoire ; c'est avant tout et surtout une œuvre d'imagination et d'exubérance littéraire. »

Dans le reste du passage consacré à Casgrain, Lareau défend l’auteur contre ses critiques : on aurait reproché à l’abbé des erreurs de style. Il finit par admettre que Casgrain s’est davantage révélé comme biographe et historien.

Il semblerait que l’Histoire de Lareau n’ait guère plu aux esprits conservateurs. Notre historien littéraire était un libéral, ce qui lui aurait valu des critiques des Faucher de Saint-Maurice, Rémi Tremblay qui le trouvèrent trop indulgent face aux « Rouges ». Juste pour m’en assurer, je suis allé lire ce qu’il disait de Buies. Ainsi commence le passage qui lui est consacré : « Au milieu du grand nombre de jeunes gens de talent qui, depuis quelques années, se sont essayés dans le journalisme, il en est un surtout que je n'hésite pas à classer au premier rang; c'est M. Arthur Buies. » (p. 463) Voilà qui devait suffire à le discréditer aux yeux des ultramontains.

Sur Lareau

7 avril 2011

Légendes canadiennes

Raymond Casgrain, Légendes canadiennes, Québec, J. T. Brousseau, 1861, 425 pages.

L’abbé Raymond Casgrain joua un rôle important dans les débuts de la littérature canadienne-française. Ami de Crémazie, il contribua à le faire connaître. Il avait sans doute des aspirations littéraires au départ comme en témoignent ses Légendes canadiennes, aspirations qu’il mit de côté pour devenir animateur, biographe et critique de l’école romantique de Québec. Il avait une vision bien nette de ce que devait être notre littérature et on peut dire qu’il a réussi à imposer cette vision à ses contemporains. 

Légendes canadiennes est le livre qui le fit connaître, qui lui permit d’entrer dans le cénacle de ce qu’on a appelé l’École patriotique de Québec (Garneau, Crémazie, Chauveau, A. Gérin-Lajoie, H. Larue, J.-C. Taché, Ferland, Fréchette, Parent). On lui doit en grande partie la création de deux revues qui donnèrent des assises à notre littérature naissante. Bien sûr, il s’agit des Soirées canadiennes (1861-1865) et du  Foyer canadien (1862-1866). Dans le premier numéro des Soirées canadiennes, ainsi sont décrits les objectifs que doit poursuivre notre littérature : il s’agit de « de soustraire nos belles légendes canadiennes à un oubli dont elles sont plus que jamais menacées, de perpétuer ainsi les souvenirs conservés dans la mémoire de nos vieux narrateurs et de vulgariser certains épisodes peu connus de l'histoire de notre pays ». En exergue, on trouve cette appel de Charles Nodier : « Hâtons-nous de raconter les délicieuses histoires du peuple avant qu'il les ait oubliées. » On le voit, toute cette littérature sera plus préoccupée à maintenir vivant le passé qu’à produire des œuvres d’imagination ou encore à traduire le présent. « Ce ne sont pas des histoires imaginaires ; nous pouvons, au contraire, en garantir l'authenticité », déclare Casgrain au début de son recueil.

Légende : « Récit populaire traditionnel, plus ou moins fabuleux, merveilleux. » (PR) Ce n’est pas tout à fait la description de Casgrain : « Les légendes sont la poésie de l'histoire. […] L'histoire, si poétique, de notre pays est pleine de ces délicieuses légendes, de ces anecdotes curieuses qui lui donnent tout l'intérêt du drame. Il en est encore une foule d'autres qui  sommeillent au sein de nos bonnes familles canadiennes et dont le récit fait souvent le charme des longues soirées d'hiver. Mais, si nous n'y prenons garde, elles s'en iront bien vite s'altérant, se perdant, tant enfin qu'à peine pourrons-nous peut-être, dans quelques années d'ici, en recueillir quelques lambeaux épars. Ne serait-ce pas une œuvre patriotique de réunir toutes ces diverses anecdotes, et de conserver ainsi cette noble part de notre héritage historique ? » Comme on le voit, il évacue toute la dimension imaginaire pour se rabattre sur l’aspect historique, folklorique. L’écrivain, à l’instar de l’historien, recueille certains matériaux du passé.

Son recueil compte trois récits et une fantaisie :

Le tableau de la Rivière-Ouelle
XVIIIe siècle. Une mère raconte à ses enfants l’histoire représentée dans un tableau qui se trouve dans l’église de Rivière-Ouelle. Un missionnaire voyageant avec des Autochtones, par une nuit de décembre, trouve sur son chemin un jeune militaire, entouré de trois morts, et vraiment mal en point. Ils emmènent le jeune homme chez un habitant de Rivière-Ouelle et le militaire leur raconte son histoire. Avec deux autres soldats, dont l’un était son père, et un guide autochtone, ils devaient porter une dépêche au gouverneur à Québec. Des Iroquois les ont attaqués et ont tué leur guide. Le père et l’autre soldat blessé sont morts à cause du froid. Seul et désemparé, le jeune militaire invoque la vierge qui lui apparaît et qui lui promet qu’on va le secourir. Presque aussitôt, apparaît le missionnaire.

Le pionnier canadien
Détroit, XVIIIe siècle. Le narrateur raconte deux scènes d’horreur qui ont traumatisé à jamais une jeune fille : Thérèse du Perron Baby. Elles mettent en scène une tribu autochtone : les Potowatonis. Le père de Thérèse était « surintendant des Sauvages du Détroit ». Lui et des colons faisaient la traite des fourrures et vivaient dans un fort. Un jour arrivent les Potowatonis : ils traînent avec eux une jeune fille blanche qu’ils ont enlevée. Les gens du fort essaient de leur acheter, tentent de les convaincre de la leur laisser, rien n’y fait. Ils repartent avec elle. On peut deviner la suite. Quelques jours plus tard, un jeune officier de passage a le malheur d’apostropher un Potowatonis. Lors d’une de ses sorties du fort, les Autochtones tentent de l’attraper. Il réussit à se sauver et ils se cachent dans la maison des du Perron Baby. Les Autochtones le devinent. Finalement, ils s’en emparent et le massacrent dans le jardin. Pire encore, ils recueillent son sang et en aspergent Madame du Perron Baby pour la punir de leur avoir menti. Thérèse, qui assiste à tout cela, est traumatisée.

Fantaisie
Sur un mode poétique, l’auteur nous raconte son enfance auprès du fleuve et son amour de la nature, pour ne pas dire de son pays qu’il croit le plus beau du monde. Un voyage en Europe le conforte dans son opinion. Il visite la France, l’Italie. Au premier regard, il est émerveillé par tant de beauté.  Pourtant, il finit par constater : « Mais d'où vient qu'au milieu de toutes ces merveilles de la nature et des arts, de toutes ces plages où l'égarait sa course aventureuse, — d'où vient qu'il sentait tout à coup la tristesse assombrir son front et le froid lui monter au cœur ? Ah ! c'est que l'air qu'il respirait, —  le rayon dont les teintes chaudes noyaient l'horizon et venaient effleurer sa paupière, — les parfums que lui apportait la brise avaient passé sur d'impures cités d'où s'exhalent incessamment des miasmes qui donnent la mort. C'est que partout se dressait devant lui le fantôme hideux d'une société pourrie; — ulcère gangrené, — cadavre fétide auquel une dernière secousse galvanique communique un reste de vie; — spectre aux formes grêles, au front imbécile, au teint hâve et livide, au regard glauque et vitreux, suant le vice et la débauche à travers une peau voltairienne. » Suit une attaque en règle contre Voltaire. Notre voyageur revient au pays convaincu que rien ne vaut son pays : « Non, les plus belles cités de la vieille Europe ne valent pas un seul de tes regards. »

La Jongleuse
Quand Madame Houel apprend que son mari est blessé, elle demande à un voyageur surnommé le Canotier et à un Autochtone surnommé la Couleuvre d’affréter un canot. Avec son jeune fils, elle court à son secours. Elle sait bien que les Iroquois rodent dans les parages, mais elle accepte le risque. Au large de l’Île d’Orléans, les Iroquois les aperçoivent, se lancent à leur poursuite, mais nos voyageurs réussissent à leur échapper en profitant de la nuit. Au matin, pendant l’absence du Canotier, parti à la recherche de nourriture, les Iroquois les surprennent, se saisissent de Madame Hoeul et de son fils et tuent la Couleuvre. Le Canotier se lance à leur poursuite, finit par les rattraper et tue les sept ravisseurs. Il libère l’enfant, mais ne peut plus rien pour madame Houel qui a été torturée et est morte. Comment expliquer cette méchanceté des Iroquois? Il serait sous l’emprise d’un manitou maléfique surnommé la Jongleuse. Cet esprit serait à l’origine de tous les maux de la colonie : « — En effet, pensa-t-elle, j'ai entendu parler de cette célèbre Jongleuse qui est parvenue à acquérir une si grande influence parmi les tribus iroquoises, et dont les Pères Missionnaires ont rapporté des choses si merveilleuses. Ils ne doutent pas qu'elle n'ait des communications avec le mauvais esprit, et qu'elle n'opère par son influence des prodiges incroyables. »

Raymond Casgrain - BAnQ
Plusieurs aspects étonnent dans ce livre. D’abord, les du Perron Baby sont servis par de multiples esclaves noirs. Ensuite, contrairement à tous les écrivains de l’époque qui chantaient leur amour de la France, à commencer par son ami Crémazie, Casgrain la présente comme une société de la perversion. Un autre aspect qui étonne, c’est de constater son mépris des Autochtones. Ils apparaissent comme des monstres sanguinaires, des sous-hommes.  Casgrain cite dans le prologue : « Le Sauvage, a dit Comte de Maistre, n’est et ne peut être que le descendant d’un homme détaché du grand arbre de la civilisation par une prévarication quelconque. Cette hypothèse expliquerait la disparition des nations autochtones à l’approche des peuples civilisés. » Et le fait que Madame Houel compte parmi ses alliés un Autochtone ne change rien à l’affaire! Pire que Lord Durham, n’est-ce pas? Finalement, on trouve dans ces récits de véritables scènes d’horreur (entre autres un bébé qu’un Autochtone fait tournoyer au bout de ses bras avant de lui fendre le crane sur l’angle du poêle). On se demande pourquoi le curé Casgrain a choisi ces « légendes » cruelles et barbares, alors qu’il parlait dans sa préface de « délicieuses légendes ». Il se défend en affirmant qu’elles sont authentiques. Ceci ne justifie pas cela. Il y a là un choix qui étonne. Marmette va aussi nous offrir quelques scènes de cet acabit.

Extrait
« Maman! Maman! m'écriai-je, en me rejetant dans ses bras pendant que le Sauvage irrité levait son toma­hawk pour en assener un coup sur ma tête. Maman ! qu'il me tue, s'il le veut : j'aime mieux la mort que de vous faire souffrir. »
Pendant tout ce temps, celle que j'aimais, heureuse de voir se tourner contre elle la fureur de nos ennemis, était demeurée immobile, prête à subir tous les tourments. Elle se pencha au-dessus de moi, afin de me couvrir de son corps. Le Sauvage brandissait son arme pour frapper quand une main le retint. Était-ce celle de la Jon­gleuse ?...
Hélas ! loin d'être inspiré par la pitié, ce mouvement ne provenait que d'une féroce pensée. Je ne m'en aperçus que trop, quelques instants plus tard. L'horreur que je montrai à l'idée d'être moi-même l'auteur du supplice de ma mère, fut un éclair qui parut révéler, à la férocité sauvage, un raffinement de cruauté diabolique. L'Indien jeta de côté son tomahawk, m'arracha violemment des bras de ma mère, et me lia à un arbre. Ensuite, agissant toujours sous l'inspiration de la Jongleuse, il monta sur un de ces gros pins que vous voyez encore ici, et se laissa glisser le long d'une des branches, à l'extrémité de laquelle il attacha deux longues courroies qu'il tenait entre ses mains. Un autre sauvage, au-dessous de lui, saisit alors une des cordes, et, la raidissant, il en fit faire un tour sur le tronc d'un arbre voisin, pendant que son compagnon faisait plier la branche par la pesanteur de son corps. Il suffisait d'un léger effort pour empêcher la corde, ainsi enroulée autour de l'arbre, de glisser et de laisser échapper la branche. Plein d'anxiété, et tout tremblant, je suivais de l'œil ces préparatifs sans en pouvoir comprendre le but. L'Indien s'approcha de moi, me mit entre les mains l'extrémité de la corde roulée autour de l'arbre, et m’ordonna de ne pas lâcher. L'autre Iroquois descendit de l’arbre, et, après avoir entraîné ma mère sous la branche pliée, il se mit en devoir de lui attacher l'autre courroie autour du cou... Un cri d'épouvante et de désespoir s’échappa de ma poitrine, et je lâchai la corde. Je venais de comprendre leur horrible dessein. (Pages 378-381)

5 avril 2011

À la veillée


Faucher de Saint-Maurice, À la veillée, Québec, Darveau, 1880, 199 p.

Ce livre a connu plusieurs éditions, ce qui témoigne de sa popularité. La plupart des contes ont déjà été publiés dans À la Brunante (1874).  C’est le cas de « Histoires et chansons » (une reprise de «  Né pour faire un monsieur »),  « L’amiral du brouillard », « Le feu des Rousssi », « Le fantôme de la roche », « Mon ami Jean ». Je ne reviendrai pas sur ces contes. Ne restent que trois textes originaux qui ne sont pas vraiment des fictions.

Le crucifix outragé
S’il faut en croire l’auteur, « Le crucifix outragé » serait le récit vrai d’une affaire de sorcellerie qui a tenu en haleine le district judiciaire de Montréal en 1742. Contre Charles-François Flavart de Beaufort de l’Advocat, un petit voyou malgré son nom, fut déposé devant le « tribunal suprême » de Montréal une triple accusation de « sortilège, de magie et de sacrilège ». La peine encourue pour un tel crime : la torture sur la place publique. Pour soutirer de l’argent au peuple trop crédule, il s’était inventé un rituel dans lequel il faisait intervenir un crucifix. De Saint-Maurice se défend d'inventer, se contentant de nous transmettre le mot-à-mot des principaux témoins. Voici le jugement final, lequel sera atténué par la suite.
[Le procureur du roi] concluait à la preuve des trois chefs d'accusation—sortilège, magie et sacrilège— pour réparation de quoi il demandait que Charles-François Flavart de l'Advocat fût condamné à faire amende honorable, en chemise, la corde au cou, tenant entre ses mains une torche de cire ardente du poids de deux livres, devant la grande porte et la principale entrée de l'église paroissiale de cette ville, au premier jour de marché, et là, étant nu tête et à genoux, dire et déclarer à haute et intelligible voix, que, méchamment et mal avisé, il a profané les paroles de Notre Seigneur Jésus-Christ crucifié, ce, pour faire le divin et en outre, qu'il fût condamné à être battu et fustigé de verges, par les carrefours et lieux accoutumés de cette ville, et qu'il fût banni de l'étendue de cette juridiction pendant trois ans, et tenu à garder son ban.
Ces conclusions étaient ratifiées le 30 août par le jugement de la cour de Montréal, qui ajoutait de plus :
— Flavart de Beaufort sera conduit par l'exécuteur de haute justice, ayant écrit au par devant et derrière : Profanateur des choses saintes ! Ce fait, l'avons condamné à servir de forçat dans les galères du roi, l'espace de cinq années. (p. 148-149)

Mexico
Impressions de voyages, informations historiques glanées au cours de ce voyage, voilà qui résume bien ce texte qui n’est ni un conte ni même un récit. L’auteur émet certaines réflexions sur le peuplement du Mexique, rappelle certaines légendes, certains rituels religieux et offre quelques jugements sur les Mexicains.

Les larmes du Christ
Pendant la nuit de l’agonie, Jésus ressentit une profonde tristesse. Saint-Maurice cherche à comprendre cette tristesse. Selon lui, le Christ vit d’abord tous les malheurs passés, présents et à venir de l’humanité ; mais encore plus, il vit tous les malheurs qui guettaient les ministres du culte. Et l’auteur de nous énumérer à pleines pages ceux qui souffrirent ou même moururent pour leur foi.

À la veillée sur Internet archive

3 avril 2011

À la brunante

Faucher de Saint-Maurice, À la brunante, Montréal, Duvernay et Dansereau éditeurs, 1874, 347 p.

Le recueil est dédié à J. A. N. Provencher. Lors d’une rencontre sur les bords de la rivière Chaudière, les deux se sont promis de raconter « sous la dictée du peuple, ces mille et un riens si poétiques qui, lorsque tombe la brunante et s’allonge la veillée, accourent à tire-d’aile hanter les coins du feu de notre cher pays ».


La Femme à l'Aiguille
Alice est volage. Elle a trois amoureux, dont son cousin et voisin Édouard. Il vient de quitter l’armée avec le titre de capitaine des lanciers. Édouard, un peu jaloux, veut forcer sa cousine à révéler ses véritables sentiments. Par lettre, il lui demande sa main. Pour toute réponse, elle coud sur sa lettre le mot « non ». Fou de douleur, il veut mourir. Revenu à la raison, il essaie de l’oublier. Arrive ce qui devait arriver : Alice se rend compte qu’Édouard lui manque. Quelques mois plus tard, le hasard faisant bien les choses, ils se rencontrent. Alice lui fait comprendre que ses sentiments à son égard ont changé. Ils se marient et son amoureux lui offre une aiguille d’or, gage de fidélité. Saint-Maurice révèle que cette « femme à l’aiguille » était sa grand-mère.


Le baiser d'une morte
Histoire de revenant. Édouard vit avec sa mère jusqu’à ce qu’il s’éprenne d’Ursule Trépanier. Sa mère s’oppose à leur mariage. Les deux amoureux s’enfuient et se marient. Sa mère coupe tout lien avec eux. Plusieurs années plus tard, Édouard apprend qu’elle est morte et qu’il hérite de tous ses biens. Un soir, un revenant surgit chez lui, embrasse leur enfant et s'en retourne. Il reconnaît sa mère. Le manège se répète toutes les nuits. Pour que sa mère repose en paix, il promet à Dieu que son enfant deviendra prêtre. 


Belle aux cheveux blonds
15 septembre 1862. Rose est la plus jolie fille des environs. Elle vient de terminer ses études, tout comme Jules d’ailleurs, son voisin et amoureux. Ce qui les empêche de se marier, c’est que Jules n’arrive pas à choisir une profession qui leur permettrait de bien vivre. Le père de Rose est si fier de sa fille qu'il organise un grand bal pour que toute la paroisse puisse l’admirer. La jeune fille règne sur la fête. Pourtant, avant la fin de la soirée, elle se retire, ressentant un malaise. Jules s’en retourne chez lui, mais remarque que la lumière ne s’éteint pas dans la chambre de sa bien-aimée. Quand il voit passer le prêtre, il accourt et la découvre mourante. Le médecin étant occupé ailleurs, la jeune fille meurt d’une « angine couenneuse ». Pour honorer la mémoire de Rose, Jules décide de se consacrer à la médecine. Nous le retrouvons six mois plus tard avec ses copains, Ceux-ci fréquentent de temps à autre les cimetières et ramènent des cadavres pour leurs expériences. Ce jour-là, c’est le cadavre de Rose qu’il ramène. À sa vue, notre « pauvre » Jules perd connaissance et sombre dans la folie.


Le père Michel 
Michel travaillait avec son oncle au moulin à farine de Beaumont. Il était amoureux de Marguerite, la fille adoptive de ce dernier. Quand survient la guerre de 1812, il est conscrit. Après son entraînement à Québec, il participe à la victoire de Salaberry à Chateauguay. L’hiver suivant, il demeure à Montréal car les Américains, malgré leur défaite, n’ont pas abandonné la partie. Au printemps, il participe et est blessé à la bataille d’Oddeltown. Après quelques mois de traitement, il est démobilisé et, n’ayant pas eu de nouvelles de Beaumont depuis quatre mois, il s’empresse de rentrer chez lui. À l’approche du village, il rencontre un jeune garçon qui lui apprend que son oncle est mort et que Marguerite est mariée.


Le feu des Roussi 
« Il est bon de vous dire que le petit Cyprien Roussi n’avait pas fait ses Pâques depuis six ans et onze mois. » Cyprien risque d’être transformé en loup-garou ! Fatigué de courir la prétentaine, il se décide à aller conter fleurette à une jeune modiste en visite chez un oncle de Beauport. Celle-ci, connaissant sa réputation de noceur, lui sert tout un sermon sur son mauvais comportement. Cyprien change du tout au tout, communie et promet à la jeune fille de rester sobre toute sa vie si elle l’épouse. Ils déménagent à Paspébiac. Cyprien travaille pour les Robin. Quinze ans de bonheur tranquille. Le malheur finit par frapper. La belle Marie meurt ébouillantée. Avant de mourir, Cyprien lui réitère sa promesse. Un de ses anciens amis noceurs débarque à Paspébiac. Il essaie sans succès d’entraîner Cyprien dans son ancien vice. Lors d’une excursion de pêche, Cyprien, son fils et son ami sont victimes d’une violente tempête. Son ami l’encourage à boire un peu pour se réchauffer. Cyprien finit par céder. Mal lui en prend, car le bateau chavire et il se noie avec son fils. Depuis ce temps, à « mi-distance entre Caraquet et Paspébiac », on aperçoit « une flamme bleuâtre courir sur la baie » . Ce sont les Roussi qui demandent des prières pour leur âme.


Le fantôme de la Roche 
On est en 1764. Le capitaine Frazer, qui a fait partie de l’armée de Montgomery, a épousé une Canadienne française et opère un magasin sur la rue Notre-Dame à Montréal. Avant de partir pour les pays d’en-haut, Martial Dubé, un voyageur à qui Frazer a épargné la vie pendant la guerre de 1760, demande de lui faire crédit, ce que Frazer ne fait jamais. Il se laisse pourtant attendrir. Quelques jours plus tard, alors qu’il s’apprête à se coucher, lui apparaît le fantôme de Dubé qui vient de mourir. Il lui promet de payer sa dette. Quinze ans passent et Frazer vit maintenant à Beaumont dans un beau manoir. Un jour, sur une roche, le fantôme de Dubé lui apparaît : il vient l’avertir qu’il va mourir dans la nuit. Frazer réunit sa famille et ses ouvriers, leur fait ses adieux, fait venir le curé et attend la mort.


Mon ami Jean 
Julie et Jean s’aiment depuis leur tendre enfance. Après ses études, Jean épouse Julie et ils reprennent la terre paternelle, déjà lourdement hypothéquée. Trois ans passent et c’est la faillite. Jean, sa femme et leurs deux enfants émigrent aux États-Unis. Là, en plus de vivre dans l’indigence la plus totale, ils meurent les uns après autres.


L'amiral du Brouillard
Deux matelots, à la recherche d’un trésor sur l’Île-aux-Œufs, discutent du naufrage d’une grande partie de la flotte de Walker venue attaquer Québec. Walker aurait été trompé par un certain capitaine Paradis qu’il avait fait prisonnier et contraint à l’amener à bon port. La fiancée de Walker se trouvait sur l’un des navires qui a fait naufrage. On dit que l’amiral continue de hanter les battures de l’Île-aux-Œufs par jour de grands brouillards. (lire l’extrait)


Madeleine Bouvart 
On est en 1775. Arnold et Montgomery sont aux portes de Québec, attendant le moment propice pour porter l’attaque décisive. Comme d’autres bourgeois, Madeleine Bouvart continue de quitter les murs et d’aller faire étalage de ses richesses sur le chemin de Cap-Rouge, malgré la présence des soldats ennemis. Carleton, craignant une trahison, lui interdit l’entrée de la ville. Humiliée, elle fréquente les Bostonnais. Ayant appris que c’est Montgomery lui-même qui a ordonné la mort de son père et de son frère (en 1760), elle décide de se venger. Elle espionne, découvre le plan d’attaque des Américains, rentre à Québec pour en avertir Carleton. Elle est tuée lors de la bataille qui s’ensuit. On retrouve son corps près de celui de Montgomery.


Dodo! l'enfant!
La grand-mère du narrateur égaye la vie de son petit-fils Charles qui a une santé fragile. Le narrateur va rencontrer le pape et rapporte un chapelet à la grand-mère. Celle-ci pense qu’il peut avoir des vertus miraculeuses. La grand-mère meurt, et malgré sa peine, le petit Charles trouve dans cette mort une force qui l’aide à affronter la sienne.


À la veillée 
Jérôme Tanguay était né pour « faire un monsieur ». Il a fait différents métiers, travaillant juste assez pour vivre. Trois fois par année, il organise chez lui des soirées. L'auteur décrit l'une de ces veillées. Après des danses et des chansons, deux conteurs, Bidou et Jean Bart, s’affrontent pour ainsi dire à coups d’histoires plus « énormes » les unes que les autres. La soirée est arrosée de whisky. D’autres histoires, des légendes, d’autres chansons viennent clore la veillée. 


Les Blessures de la Vie
Le narrateur, lors d’une soirée, promet de capter l’attention des convives en leur offrant un « récit bien simple, un récit naïf, une histoire de tous les jours ». Il leur raconte la vie mélodramatique de Paul Arnaud. Devenu orphelin, il a essayé d’étudier tout en prenant soin de sa sœur. En raison de son intégrité et de sa fierté ombrageuse, il a subi toutes les rebuffades sociales. Sa sœur adorée, à qui il avait consacré sa vie, meurt. Un peu plus tard, il meurt lui aussi dans l’indigence la plus totale. Bref toute une vie de malheurs.


Faucher de Saint-Maurice - BAnQ
Avec Fréchette, et peut-être Lemay, Faucher de Saint-Maurice est parmi les meilleurs conteurs du XIXe siècle. Sa palette thématique est très large, comprenant aussi bien des contes sentimentaux, fantastiques, historiques que des récits mélodramatiques ou du terroir. Ses histoires sont bien menées, vives, parfois avec un brin de poésie ou d’humour. Le style est élégant. Il flirte avec le fantastique sans y plonger vraiment. Il a recours à l’histoire sans s’appesantir sur la description des faits.

Extrait
Debout sur son banc de quart, l'oreille et l'œil au guet, il cherchait à interroger ce vague gris qui absorbait l'horizon.
Peut-être songeait-il à l'anglais, lorsque tout-à-coup il entrevit la silhouette d'un vaisseau. Puis ils furent deux, puis huit, puis vingt qui s'avançaient à travers l'impénétrable banc de brume.
Le père Paradis croyait rêver, et pourtant c'est horrible à dire; mais il n'y avait pas à douter, c'était L’Edgar qui glissait silencieusement sur le flot, suivi de son convoi. À mesure qu'ils filaient, le brouillard semblait suivre leur sillage, et bientôt, à l'exception de L’Edgar et de quelques autres, tous doublèrent la Pointe-aux-Anglais, entrèrent dans la passe et allèrent s'évanouir sur les récifs de l'Île-aux-Œufs.
C'était Walker.
Depuis, chaque fois que sur le golfe la brume s'étend froide et serrée, l'amiral du brouillard revient croiser en ces parages.
Il s'en va baiser au front sa blanche fiancée, et derrière lui voguent les vaisseaux surpris par la brume dans ces endroits désolés.
Sans que les matelots le sachent, il les entraîne à sa suite, — et chaque année, les nombreux et terribles naufragés de l'Île-aux-Œufs et de ses environs te montrent, Louison, que le triste cortège ne fait jamais défaut à celui qui, honteux de son entreprise sacrilège contre notre pays, n'aime plus à voguer maintenant que dans le silence et par les ténèbres. (p. 188-189)