7 avril 2011

Légendes canadiennes

Raymond Casgrain, Légendes canadiennes, Québec, J. T. Brousseau, 1861, 425 pages.

L’abbé Raymond Casgrain joua un rôle important dans les débuts de la littérature canadienne-française. Ami de Crémazie, il contribua à le faire connaître. Il avait sans doute des aspirations littéraires au départ comme en témoignent ses Légendes canadiennes, aspirations qu’il mit de côté pour devenir animateur, biographe et critique de l’école romantique de Québec. Il avait une vision bien nette de ce que devait être notre littérature et on peut dire qu’il a réussi à imposer cette vision à ses contemporains. 

Légendes canadiennes est le livre qui le fit connaître, qui lui permit d’entrer dans le cénacle de ce qu’on a appelé l’École patriotique de Québec (Garneau, Crémazie, Chauveau, A. Gérin-Lajoie, H. Larue, J.-C. Taché, Ferland, Fréchette, Parent). On lui doit en grande partie la création de deux revues qui donnèrent des assises à notre littérature naissante. Bien sûr, il s’agit des Soirées canadiennes (1861-1865) et du  Foyer canadien (1862-1866). Dans le premier numéro des Soirées canadiennes, ainsi sont décrits les objectifs que doit poursuivre notre littérature : il s’agit de « de soustraire nos belles légendes canadiennes à un oubli dont elles sont plus que jamais menacées, de perpétuer ainsi les souvenirs conservés dans la mémoire de nos vieux narrateurs et de vulgariser certains épisodes peu connus de l'histoire de notre pays ». En exergue, on trouve cette appel de Charles Nodier : « Hâtons-nous de raconter les délicieuses histoires du peuple avant qu'il les ait oubliées. » On le voit, toute cette littérature sera plus préoccupée à maintenir vivant le passé qu’à produire des œuvres d’imagination ou encore à traduire le présent. « Ce ne sont pas des histoires imaginaires ; nous pouvons, au contraire, en garantir l'authenticité », déclare Casgrain au début de son recueil.

Légende : « Récit populaire traditionnel, plus ou moins fabuleux, merveilleux. » (PR) Ce n’est pas tout à fait la description de Casgrain : « Les légendes sont la poésie de l'histoire. […] L'histoire, si poétique, de notre pays est pleine de ces délicieuses légendes, de ces anecdotes curieuses qui lui donnent tout l'intérêt du drame. Il en est encore une foule d'autres qui  sommeillent au sein de nos bonnes familles canadiennes et dont le récit fait souvent le charme des longues soirées d'hiver. Mais, si nous n'y prenons garde, elles s'en iront bien vite s'altérant, se perdant, tant enfin qu'à peine pourrons-nous peut-être, dans quelques années d'ici, en recueillir quelques lambeaux épars. Ne serait-ce pas une œuvre patriotique de réunir toutes ces diverses anecdotes, et de conserver ainsi cette noble part de notre héritage historique ? » Comme on le voit, il évacue toute la dimension imaginaire pour se rabattre sur l’aspect historique, folklorique. L’écrivain, à l’instar de l’historien, recueille certains matériaux du passé.

Son recueil compte trois récits et une fantaisie :

Le tableau de la Rivière-Ouelle
XVIIIe siècle. Une mère raconte à ses enfants l’histoire représentée dans un tableau qui se trouve dans l’église de Rivière-Ouelle. Un missionnaire voyageant avec des Autochtones, par une nuit de décembre, trouve sur son chemin un jeune militaire, entouré de trois morts, et vraiment mal en point. Ils emmènent le jeune homme chez un habitant de Rivière-Ouelle et le militaire leur raconte son histoire. Avec deux autres soldats, dont l’un était son père, et un guide autochtone, ils devaient porter une dépêche au gouverneur à Québec. Des Iroquois les ont attaqués et ont tué leur guide. Le père et l’autre soldat blessé sont morts à cause du froid. Seul et désemparé, le jeune militaire invoque la vierge qui lui apparaît et qui lui promet qu’on va le secourir. Presque aussitôt, apparaît le missionnaire.

Le pionnier canadien
Détroit, XVIIIe siècle. Le narrateur raconte deux scènes d’horreur qui ont traumatisé à jamais une jeune fille : Thérèse du Perron Baby. Elles mettent en scène une tribu autochtone : les Potowatonis. Le père de Thérèse était « surintendant des Sauvages du Détroit ». Lui et des colons faisaient la traite des fourrures et vivaient dans un fort. Un jour arrivent les Potowatonis : ils traînent avec eux une jeune fille blanche qu’ils ont enlevée. Les gens du fort essaient de leur acheter, tentent de les convaincre de la leur laisser, rien n’y fait. Ils repartent avec elle. On peut deviner la suite. Quelques jours plus tard, un jeune officier de passage a le malheur d’apostropher un Potowatonis. Lors d’une de ses sorties du fort, les Autochtones tentent de l’attraper. Il réussit à se sauver et ils se cachent dans la maison des du Perron Baby. Les Autochtones le devinent. Finalement, ils s’en emparent et le massacrent dans le jardin. Pire encore, ils recueillent son sang et en aspergent Madame du Perron Baby pour la punir de leur avoir menti. Thérèse, qui assiste à tout cela, est traumatisée.

Fantaisie
Sur un mode poétique, l’auteur nous raconte son enfance auprès du fleuve et son amour de la nature, pour ne pas dire de son pays qu’il croit le plus beau du monde. Un voyage en Europe le conforte dans son opinion. Il visite la France, l’Italie. Au premier regard, il est émerveillé par tant de beauté.  Pourtant, il finit par constater : « Mais d'où vient qu'au milieu de toutes ces merveilles de la nature et des arts, de toutes ces plages où l'égarait sa course aventureuse, — d'où vient qu'il sentait tout à coup la tristesse assombrir son front et le froid lui monter au cœur ? Ah ! c'est que l'air qu'il respirait, —  le rayon dont les teintes chaudes noyaient l'horizon et venaient effleurer sa paupière, — les parfums que lui apportait la brise avaient passé sur d'impures cités d'où s'exhalent incessamment des miasmes qui donnent la mort. C'est que partout se dressait devant lui le fantôme hideux d'une société pourrie; — ulcère gangrené, — cadavre fétide auquel une dernière secousse galvanique communique un reste de vie; — spectre aux formes grêles, au front imbécile, au teint hâve et livide, au regard glauque et vitreux, suant le vice et la débauche à travers une peau voltairienne. » Suit une attaque en règle contre Voltaire. Notre voyageur revient au pays convaincu que rien ne vaut son pays : « Non, les plus belles cités de la vieille Europe ne valent pas un seul de tes regards. »

La Jongleuse
Quand Madame Houel apprend que son mari est blessé, elle demande à un voyageur surnommé le Canotier et à un Autochtone surnommé la Couleuvre d’affréter un canot. Avec son jeune fils, elle court à son secours. Elle sait bien que les Iroquois rodent dans les parages, mais elle accepte le risque. Au large de l’Île d’Orléans, les Iroquois les aperçoivent, se lancent à leur poursuite, mais nos voyageurs réussissent à leur échapper en profitant de la nuit. Au matin, pendant l’absence du Canotier, parti à la recherche de nourriture, les Iroquois les surprennent, se saisissent de Madame Hoeul et de son fils et tuent la Couleuvre. Le Canotier se lance à leur poursuite, finit par les rattraper et tue les sept ravisseurs. Il libère l’enfant, mais ne peut plus rien pour madame Houel qui a été torturée et est morte. Comment expliquer cette méchanceté des Iroquois? Il serait sous l’emprise d’un manitou maléfique surnommé la Jongleuse. Cet esprit serait à l’origine de tous les maux de la colonie : « — En effet, pensa-t-elle, j'ai entendu parler de cette célèbre Jongleuse qui est parvenue à acquérir une si grande influence parmi les tribus iroquoises, et dont les Pères Missionnaires ont rapporté des choses si merveilleuses. Ils ne doutent pas qu'elle n'ait des communications avec le mauvais esprit, et qu'elle n'opère par son influence des prodiges incroyables. »

Raymond Casgrain - BAnQ
Plusieurs aspects étonnent dans ce livre. D’abord, les du Perron Baby sont servis par de multiples esclaves noirs. Ensuite, contrairement à tous les écrivains de l’époque qui chantaient leur amour de la France, à commencer par son ami Crémazie, Casgrain la présente comme une société de la perversion. Un autre aspect qui étonne, c’est de constater son mépris des Autochtones. Ils apparaissent comme des monstres sanguinaires, des sous-hommes.  Casgrain cite dans le prologue : « Le Sauvage, a dit Comte de Maistre, n’est et ne peut être que le descendant d’un homme détaché du grand arbre de la civilisation par une prévarication quelconque. Cette hypothèse expliquerait la disparition des nations autochtones à l’approche des peuples civilisés. » Et le fait que Madame Houel compte parmi ses alliés un Autochtone ne change rien à l’affaire! Pire que Lord Durham, n’est-ce pas? Finalement, on trouve dans ces récits de véritables scènes d’horreur (entre autres un bébé qu’un Autochtone fait tournoyer au bout de ses bras avant de lui fendre le crane sur l’angle du poêle). On se demande pourquoi le curé Casgrain a choisi ces « légendes » cruelles et barbares, alors qu’il parlait dans sa préface de « délicieuses légendes ». Il se défend en affirmant qu’elles sont authentiques. Ceci ne justifie pas cela. Il y a là un choix qui étonne. Marmette va aussi nous offrir quelques scènes de cet acabit.

Extrait
« Maman! Maman! m'écriai-je, en me rejetant dans ses bras pendant que le Sauvage irrité levait son toma­hawk pour en assener un coup sur ma tête. Maman ! qu'il me tue, s'il le veut : j'aime mieux la mort que de vous faire souffrir. »
Pendant tout ce temps, celle que j'aimais, heureuse de voir se tourner contre elle la fureur de nos ennemis, était demeurée immobile, prête à subir tous les tourments. Elle se pencha au-dessus de moi, afin de me couvrir de son corps. Le Sauvage brandissait son arme pour frapper quand une main le retint. Était-ce celle de la Jon­gleuse ?...
Hélas ! loin d'être inspiré par la pitié, ce mouvement ne provenait que d'une féroce pensée. Je ne m'en aperçus que trop, quelques instants plus tard. L'horreur que je montrai à l'idée d'être moi-même l'auteur du supplice de ma mère, fut un éclair qui parut révéler, à la férocité sauvage, un raffinement de cruauté diabolique. L'Indien jeta de côté son tomahawk, m'arracha violemment des bras de ma mère, et me lia à un arbre. Ensuite, agissant toujours sous l'inspiration de la Jongleuse, il monta sur un de ces gros pins que vous voyez encore ici, et se laissa glisser le long d'une des branches, à l'extrémité de laquelle il attacha deux longues courroies qu'il tenait entre ses mains. Un autre sauvage, au-dessous de lui, saisit alors une des cordes, et, la raidissant, il en fit faire un tour sur le tronc d'un arbre voisin, pendant que son compagnon faisait plier la branche par la pesanteur de son corps. Il suffisait d'un léger effort pour empêcher la corde, ainsi enroulée autour de l'arbre, de glisser et de laisser échapper la branche. Plein d'anxiété, et tout tremblant, je suivais de l'œil ces préparatifs sans en pouvoir comprendre le but. L'Indien s'approcha de moi, me mit entre les mains l'extrémité de la corde roulée autour de l'arbre, et m’ordonna de ne pas lâcher. L'autre Iroquois descendit de l’arbre, et, après avoir entraîné ma mère sous la branche pliée, il se mit en devoir de lui attacher l'autre courroie autour du cou... Un cri d'épouvante et de désespoir s’échappa de ma poitrine, et je lâchai la corde. Je venais de comprendre leur horrible dessein. (Pages 378-381)

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