23 février 2024

Dans un gant de fer (2 t.)

Claire Martin, Dans un gant de fer, Montréal, Cercle du livre de France, 1965, 2 tomes, 235 p., 208 p.

Le récit autobiographique de Claire Martin compte deux parties, chacune dans un tome différent.  

Tome 1 : La joue gauche

Le père de Claire Martin était un pervers narcissique. En sus, un violent. Tout le monde devait se plier à ses horaires, à ses idées, à ses diktats qui concernaient même la nourriture. Il battait sa femme et ses enfants violemment pour un oui ou un non. Et quand il n’y avait pas de raison, il s’en trouvait. Il était ingénieur et disparaissait par moments pour le plus grand plaisir de la famille. Pour son bien-être ou la réalisation de ses rêves, toutes les dépenses étaient justifiées; pour les autres, ce n’était que gaspillage.  Heureusement Claire avait une mère et surtout des grands-parents maternels qui lui prodiguaient beaucoup d’amour.

Comme toutes ses sœurs, dès le primaire, elle rentre au pensionnat, un couvent tenu par des religieuses, ce qui à première vue lui plaît. Mais comme elle est une enfant qu’on ne peut casser, les sévices corporels et les humiliations reprennent. Certaines religieuses n’ont rien à envier au père. Et malgré le puritanisme du milieu, on comprend qu’il existe des personnalités déviantes, qui se défoulent dans les couvents à défaut de mieux, et qui se servent de la religion pour apaiser leur conscience. Dans un second pensionnat, trois ans plus tard, les choses sont tout au plus un peu mieux. Sa mère, longtemps malade, finit par mourir.

 Tome 2 - La joue droite

Après le décès de la mère, si faire se peut, le père est encore plus violent. La terreur règne dans la maison mais, dans son dos, les enfants forment un clan solidaire. À défaut de défier le père, ils passent outre aux interdits quand il n’est pas là. Ils continuent de communiquer avec les grands-parents maternels et un oncle (ce qui leur est défendu), ils fument, ils organisent même des séances de danse à la maison. À l’école, Claire continue de se faire des ennemis et, finalement, elle est renvoyée sans avoir obtenu son diplôme de dixième année. L’arrivée d’une belle-mère n’y change rien. Claire a développé une telle rancoeur face aux hommes qu’elle ne tient guère à se faire un copain. Le récit se termine par le mariage de sa sœur. Elle comprend que c’est sa seule voie d’évasion.

Le père est un monstre. Un pervers narcissique à qui les règles de l’époque permettaient de pratiquer ses vices sans être inquiété. Il exerce un contrôle de tous les instants au nom de la morale, morale que lui-même bafoue. Un sadique égoïste qui contrôle sa femme et ses enfants par la violence et le dénigrement, qui s’attribue tous les mérites. Il joue ses enfants les uns contre les autres et récompense la délation. Aujourd’hui, il serait en prison. Le comportement du père, criminel dans son cas, ne sort pas des limbes. Sans être universel, ce modèle éducatif, en plus civilisé, était plus répandu qu’on le pense. À preuve, on le retrouve (sévices corporelles, humiliation) dans le pensionnat à ceci près que certaines religieuses compensent pour celles qui sont presque aussi pires que le père. (On ose à peine imaginer ce que devaient vivre les Autochtones.)

Cette autobiographie était nécessaire. Cependant, Claire Martin n’en finit plus d’enfoncer le même clou et son récit devient répétitif. Au bout de 200 pages, on a compris que le père est un salaud. On regrette qu’elle n’ait pas resserré le récit de son enfance-adolescence et qu’elle ne soit pas allée plus loin dans le temps. Comment survit-on à une telle enfance-adolescence? Comment Claire Montreuil (son vrai nom) est-elle devenue Claire Martin?

Le discours féministe qu’elle tient et la misogynie à saveur religieuse de l’époque ne sont pas exagérés. Sa vie de femme était toute tracée : couture-cuisine-sois-belle-tais-toi-et-enfante. Et surtout, ne t’avise pas d’aguicher un homme! Le poids de la vertu, toi seule tu dois le porter! Sans remettre en cause ce paradigme, on aurait aimé en savoir plus sur ses frères : ont-ils aussi fréquenté des pensionnats? La violence et les dénigrements du père s’exprimaient de quelle façon ?

Finalement, la « sainte famille canadienne-française » et la religion sortent on ne peut plus meurtries de ce témoignage.

Extrait

Nées trop tôt dans une société où les femmes se mariaient ou n’existaient pas, que de filles laides, à cette époque, prenaient le chemin du couvent où on les engluait dans la bêtise la plus plate et où leurs talents, souvent réels, ne leur servaient qu’à développer une bonne technique de la gifle ou du coup de poing. Nous ignorions que ces violences sont les soupapes de la sexualité contrariée. C’est dommage. La sexualité des sœurs, c’est ça qui nous aurait fait rire. […]

Elle s’était levée, comme j’entendais dire en mon jeune âge, « le gros bout le premier » et elle se mit tout de suite à houspiller celle-ci et celle-là. Nous n’avions pas offert, et elle avec nous, notre journée à Dieu depuis dix minutes que, déjà, les coups pleuvaient. Puis sa rage se cristallisa sur une petite Leblond après qui elle se mit à courir le poing levé, la petite trottant devant. Au bout du dortoir, il fallut bien s’arrêter. Mais il y avait là un escalier qui ouvrait une gueule tentatrice. La grosse sœur n’y put résister. Elle y précipita la petite Leblond qui, avec une magnifique présence d’esprit, se mit à crier des injures de choix. C’était d’un dramatique inouï et nous prenions toutes un plaisir extrême à entendre la sœur se faire appeler « grosse vache », si bien que nous pensions peu à l’infortune de notre compagne dont c’était le corps, pourtant, qui faisait ces affreux bruits de chute derrière les cris.

— Que se passe-t-il ici ? tonna une voix venue des profondeurs.

Arrivée au bout de sa dégringolade, l’enfant était tombée dans les bras de la Supérieure et c’était la grosse voix asthmatique de l’autorité que nous entendions sans parvenir à y croire, tellement c’était inespéré. (t. 1, p. 214-215)

Claire Martin sur Laurentiana
Avec ou sans amour
Doux-amer

16 février 2024

Race de monde!

Victor-Lévy Beaulieu, Race de monde!, Montréal, Éditions du Jour, 1969, 186 p. (Les romanciers du jour R-47)

La famille de Papa et Maman Dentrifice Beauchemin compte 12 enfants.  Abel dit Bibi La-Gomme, le sixième de la famille, est le narrateur de cette saga. Depuis une vingtaine d’années, Papa Dentifrice a changé sans cesse de métier et la famille a déménagé plus de 15 fois. Elle a végété en Gaspésie et dans le Bas-Saint-Laurent (Trois-Pistoles, Saint-Jean-de-Dieu) avant d’aboutir à Morial Mort (Rivière-des-Prairies) où Papa Dentifrice travaille dans un asile psychiatrique. Leur situation ne s’est pas améliorée pour autant, comme s’en plaint la mère : « Maman Dentifrice, plus particulièrement, était désespérée : les enfants qui devaient jouer dans la ruelle en revenaient affreusement changés : ils y apprenaient notamment à jurer et à se bagarrer. Et Jean-Maurice, qui avait déjà une propension au vice, devint chef d’une bande de blousons noirs qui ne tardèrent pas à semer la panique dans le quartier. »

Jos l’aîné s’est engagé dans l’armée. Charles travaille dans un salon de quilles. Jean-Maurice, dit Machine Gun, est devenu un bum qui va se retrouver en prison. Gisabella s’est entichée de Cardinal, un personnage qui donne dans le mystico-politique, en fait un pervers narcissique. Abel et Steven fréquentent un collège et rêvent d’écrire un roman et surtout pas de la « pouaisie » : « Steven le poète de la famille. Il bretonne. Il éluarde. Il rousselle. Il hugonise. Il baudelairise. Il mironise. Steven m’en veut. Steven est jaloux de moi parce qu’il sait que je serai le romancier de ce siècle … » Entre-temps, Abel arpente les ruelles et couchent avec toutes les filles qui y consentent, jusqu’à ce qu’il rencontre Festa, une très belle fille avec beaucoup de problèmes, qui s’attache à lui.

La famille doit déménager à nouveau, parce que Papa Dentifrice a engueulé et bousculé le propriétaire anglophone deleur logement. Un des enfants meurent, Papa Dentifrice déprime, les parents et les plus jeunes retournent pour un temps en Gaspésie. Comme la famille est plus que jamais dans la dèche, Abel et Steven doivent quitter leur collège et travailler, d’abord dans un petit resto, puis dans une banque. Entre temps Festa, droguée par Cardinal, battue par son père et Abel, finit par perdre la raison. Cardinal se pend. Les portes semblent s’ouvrir pour Steven qui a publié un recueil de poésie. Quant à Abel, durement touché par l’internement de Festa, il s’éloigne de sa famille revenue à Morial-Mort. Il se retrouve, seul et malheureux, dans une petite chambre près du Carré Saint-Louis. 

Tout comme dans Une saison dans la vie d’EmmanuelL’avalée des avalésSalut Galarneau et Jimmy, le problème à la base en est un de famille : « Pour tout dire, c’est Steven qui a raison : nous sommes unefamille de fous. Une famille où personne ne se parle, où l’on se défie autant de soi-même que des autres, unefamille de gens maigres de partout, des os comme du cerveau. Faut-il en rire ou bien en pleurer ? comme dit la chanson. Moi, j’ai décidé de m’en crisser. C’est-à-dire que je m’en crisse quatre jours sur sept. Les trois autres jours, je m’interroge, comme maintenant, je m’enrage, j’ai le goût de casser la gueugueule à Papa Dentifrice, de mettre une bombe sous son vieux tacot. Les quatre autres jours, je ne vis pas avec la famille Beauchemin. Je perds mon temps à l’école, chez le Cardinal, dans les ruelles... Dans les ruelles surtout parce que l’école et le Cardinal, ça me fatigue. »

Le roman est très violent et ce sont les femmes qui en sont les premières victimes. Aux yeux d’Abel, elles sont toutes des idiotes qui n’ont rien d’autre à faire dans la vie que de séduire un mâle qui voudra bien assouvir ses/leurs désirs sexuels incontrôlables. « Et pourquoi donc faudrait-il que je cherche à savoir si je suis pornographique quand je fais l’amour, si ma partenaire a trop de poils au cul ou sur les papattes, si elle aura des varices, un visage défait, ridé, maquillé, les seins-seins tombants et le minou éreinté à quarante ans ? Rien de tout ça ne m’intéressera jamais : les filles existent, j’en prends connaissance. Je n’exige pas d’elles la lune ; je leur demande seulement d’avoir un bon minou, de bons réflexes, de bonnes dents, de bons tétons et un peu d’imagination. Cela m’importe guère qu’elles dévannent le sang à peu près tous les mois. Je ne veux rien savoir de ça. Je ne suis pas poète ni gastronome, moi : je n’ai rien pour les œufs. Et rien contre. »

Encore une relecture quelque 40 ans plus tard, mais cette fois-ci, j’en n’avais gardé aucun souvenir. Je n’ai jamais regardé la série télévisée laquelle, je suppose, était une version édulcorée du roman. Le personnage d’Abel, le narrateur, ne s’en cache pas : il est obsédé par sa sexualité, il aime proférer des obscénités. Le roman en est tout plein. Beaulieu décrit un monde très dur : aucun des personnages n’est le moindrement attachant. 

Beaulieu déforme les mots, abuse des jeux de mots, ce qui est drôle au début mais lassant à la longue.

9 février 2024

La route d’Altamont

Gabrielle Roy, La route d’Altamont, HMH, 1966, 257 p. (Coll. L'Arbre, vol. 10)

Gabrielle Roy a réuni quatre nouvelles qui se rapportent à son histoire familiale manitobaine. On devine qu’elles sont en grande partie autobiographiques. C’est sans doute l’un des livres les plus pénétrants que j’ai lus sur le thème de la vieillesse.

Ma grand-mère toute-puissante

À la requête de sa grand-mère, Christine, six ans, doit passer une partie de l’été avec elle. Elle est sûre de s’ennuyer à mourir dans sa grande maison vide. Et c’est le cas jusqu’à ce que sa grand-mère lui confectionne une magnifique poupée à partir de bouts de tissus et de menus objets remisés ici et là.  Deux ans plus tard, la grand-mère, incapable de rester dans sa maison, vient vivre avec eux et tranquillement chemine vers la mort.

Dans ce récit, on suit un enfant qui prend conscience de la marche inexorable du temps. Il y a sa grand-mère, mais aussi sa mère et, un jour, ce sera elle. Par le biais de la grand-mère, veuve après une vie en couple, on découvre la solitude de la vieillesse, mais aussi la richesse que constitue l’expérience d’une vie. Et il y a le choc des générations : la grand-mère se lamente que le monde s’accélère et que les anciennes valeurs se perdent (de tout temps, ce désarroi!).

Le vieillard et l’enfant

Le décès de sa grand-mère a laissé un vide dans la vie de Christine. Sur une rue voisine vit un vieil homme solitaire, monsieur Saint-Hilaire. Lorsqu’elle passe sur sa rue, ils discutent. Une complicité se développe entre eux. Un jour, il lui parle du grand Lac Winnipeg. Il propose à la mère d’y emmener Christine, ce qu’elle finit par accepter. Ils prennent le train et deux heures plus tard, ils se retrouvent face au lac. Christine a l’impression que le lac l’interpelle et, du coup, elle pose plusieurs questions à M. Saint-Hilaire sur le sens de la vie, sur le vieillissement, sur la mort. D’une certaine façon, il l’aide à faire le deuil de sa grand-mère. 

Dans le nouvelle précédente, la grand-mère revenait sur son passé et parlait de son présent sans jamais aborder le futur, c'est-à-dire la mort. M. St-Hilaire, lui, semble à l’aise avec l’idée qu'il va mourir bientôt. Le grand lac Winnipeg devient le symbole de cette vie qui se termine pour l’un et qui commence pour l’autre. 

« Tout ce temps, je me crevais les yeux à essayer de percevoir, au delà de la vibration de la lumière sur l'eau, la fin du lac, ses rives lointaines.

— Là-bas, là-bas, demandai-je, est-ce la fin ou le commencement?

Enfin, j'étais parvenue à tirer le vieillard de sa somnolence, et je me réjouis de voir revivre ses petits yeux bleus, quoiqu'ils eussent l'air un peu tristes en ce moment.

— La fin, le commencement? Tu en poses de ces questions!  La fin, le commencement...  Et si c'était la même chose au fond!

Il regardait lui-même très loin en me disant cela, et répéta :

— Si c'était la même chose!...  Peut-être que tout arrive à former un grand cercle, la fin et le commencement se rejoignant. »


Le déménagement

Christine rêve d'aventures, en l’occurrence d’accompagner Florence et son père, un déménageur, dans un de leurs périples loin de sa rue. N’ayant pas obtenu la permission de sa mère et mentant au déménageur, elle embarque avec eux sur la charrette qui les mène à la limite de la ville. S’y trouve une famille très démunie qui déménage à l’autre bout de la ville dans un lieu aussi sordide. 

Le récit traite du besoin de partir, d’explorer le monde, de le découvrir. Mais les voyages ne se déroulent pas toujours comme un long fleuve tranquille. Christine découvre la misère sociale, le désarroi des démunis, le manque d’empathie.

La route d’Altamont

On fait un saut dans le temps en regard des trois nouvelles précédentes. Christine, maintenant adulte, conduit sa mère Évelyne qui veut visiter son frère dans le sud du Manitoba. Devant le plat pays qu’elles parcourent, sa mère n’arrête pas de lui parler des collines de son enfance alors qu’elle vivait au Québec avec ses parents. En essayant de trouver un raccourci, Christine finit par s’écarter, ce qui est loin de lui déplaire. Son goût pour l’aventure, observé dans les nouvelles précédentes, est toujours présent. Le hasard faisant bien les choses, elles croisent sur leur route les collines Pembina, ce qui plonge sa mère dans une joie indicible. « Christine, te rends-tu compte ! Nous sommes dans la montagne Pimbina. Tu sais bien, cette unique chaîne de montagnes du sud du Manitoba! Toujours j’ai désiré y entrer. Ton oncle m’assurait qu’aucune route ne la pénétrait. Mais il y en a une, il y en a une! Et c’est toi, chère enfant, qui l’as découverte! » Au cœur des collines, elles découvrent un petit hameau du nom d’Altamont. Les années suivantes, elles repasseront par la route d’Altamont. Quelques années plus tard, Christine sentira le besoin de quitter le Manitoba pour la France et de laisser derrière elle sa mère désolée et son petit monde rétréci. En même temps, elle ne cessera pas de penser à elle, d’écrire pour elle.

Ce récit traite aussi du passage des générations, de l’empreinte de l’héritage familiale.  Il pourrait s’intituler l’âme familiale. Christine comprend mieux les legs familiaux (valeurs, attitudes, présence au monde), ce qu’elle doit à sa mère, à ses grands-parents, à certains événements du passé (le déménagement au Manitoba) qu’elle n’a pas vécus.  Et encore une fois, on y parle de la vieillesse, du retour à l’enfance (dans le vrai sens des termes) qui s’y opère, probablement encore davantage quand les lieux de l’enfance sont devenus inaccessibles, comme c’est le cas pour Évelyne. 

Extrait

« — Souvent, dit-elle, comme projetée par cette simple question dans la terrible et vaste rêverie où nous sommes si seuls à savoir ce que nous pensons de nous-mêmes. Crois-tu donc qu’il y a beaucoup de gens à être assez satisfaits de leur vie pour ne pas s’y sentir à l’étroit — ou à l’étranger, si tu aimes mieux ?

— Tu ne nous avais jamais donné à entendre que pour toi...

— À quoi bon ! Jeune, sais-tu que j’ai ardemment désiré étudier, apprendre, voyager, me hausser du mieux possible... Mais je me suis mariée à dix-huit ans et mes enfants sont venus rapidement. Je n’ai pas eu beaucoup de temps pour moi-même. Quelquefois |encore je rêve à quelqu’un d’infiniment mieux que moi que j’aurais pu être... Une musicienne, par exemple, n’est-ce pas assez fou ? — Puis elle se hâta d’ajouter, comme pour me dépister, se cacher de s’être à moi découverte : Tout le monde fait pareil rêve, tout le monde, te dis-je.

— Si c’était à recommencer, te marierais-tu quand même ?

— Certainement. Car, je te regarde et me dis que rien n’est perdu, que tu feras à ma place et mieux que moi ce que j’aurais désiré accomplir.

— Cela compense donc ?

— Cela fait bien plus que compenser. N'as-tu donc pas encore compris que les parents revivent vraiment en leurs enfants ?

— Je pensais que tu revivais surtout la vie de tes parents à toi.

— Je revis la leur, je revis aussi avec toi.

— Ça doit être épuisant I Tu dois peu souvent être toi-même.

— En tout cas, c’est peut-être la partie de la vie la plus éclairée, située entre ceux qui nous ont précédés et ceux qui nous suivent, en plein milieu... (p. 235-236)



8 février 2024

2 février 2024

La guerre, yes sir!

Roch Carrier, La guerre, yes sir!, Montréal, Éditions du jour, 1971, 124 p. (coll. Les romanciers du jour, 23) (1ère édition : 1968)

Lors d’une tempête de neige, un train entre en gare dans un petit village. Parmi les passagers, sept soldats anglais ramènent le corps du soldat Corriveau mort à la guerre. Cette arrivée déclenche une certaine crainte chez les habitants du petit village concerné, car il abrite son lot de déserteurs et de réfractaires qui craignent que la venue des Anglais soit un prétexte pour les débusquer. L’un d’eux va jusqu’à se couper la main. Sur le même train, descendent Bérubé, un soldat en permission, et son épouse, une prostituée qu’il a rencontrée à Montréal quelques jours auparavant.

Après une longue et pénible marche de la gare vers la maison du mort, la tombe étant portée sur les épaules, le cortège débarque chez le père Anthyme Corriveau et sa femme. Une veillée funèbre qui attire tout le village s’ensuit. On y discute de la guerre, de l’existence de Dieu tout en dévorant des tourtières, en buvant du cidre, en se racontant des histoires salaces et en marmonnant des prières. Les soldats anglais, rangés près du mur, observent la scène sans dire un mot. La soirée vire en foire d’empoigne entre Bérubé et un certain Arsène qui a eu le malheur de parler légèrement du rôle des soldats.  Devant un tel désordre, les Anglais outrés jettent tout le monde dehors. Henri, un déserteur terré dans un grenier, perd la tête, s’imagine que le cercueil de Corriveau le poursuit, saisit son fusil et se présente chez Corriveau. Il tire et tue un soldat anglais. Le lendemain matin, a lieu le service de Corriveau. Le curé y va d’un sermon culpabilisant au possible. On enterre Corriveau. Les soldats anglais repartent avec leur mort, Bérubé et la prostituée.

Ce roman constitue une violente charge contre la guerre dont les « petits » font les frais : « Corriveau est plutôt notre premier enfant que les gros nous arrachent. Les gros, moi, je leur chie dessus. Us sont tous semblables et je leur chie dessus. Ils sont tous semblables: les Allemands, les Anglais, les Français, les Russes, les Chinois, les Japons; ils se ressemblent tellement qu’ils doivent porter des costumes différents pour se distinguer avant de se lancer des grenades. Ils sont des gros qui veulent rester gros. Je chie sur tous les gros mais pas sur le bon Dieu, parce qu’il est plus gros que les gros. Mais il est un gros. C’est tous des gros. C’est pourquoi je pense que cette guerre, c’est la guerre des gros contre les petits. Corriveau est mort. Les petits meurent. Les gros sont éternels. »

C’est aussi une caricature cruelle de la société canadienne-française : on se retrouve en présence d’une bande de grossiers personnages qui noient leur insignifiance dans l’alcool et les blagues salaces, qui ferment les yeux sur les abus que l’un d’eux subit pendant la veillée, qui démontrent une certaine obséquiosité envers les Anglais. Le récit met en scène les deux solitudes, leurs différences, leur incompréhension. D’une part, le sentiment de supériorité des Anglais; de l’autre, le petit Canadien français complètement aliéné, qui préfère se fondre dans la médiocrité ambiante et faire de l’Anglais le bouc-émissaire de tous ses malheurs.

Mais l’aliénation est peut-être moins une question de langue ou d’origine ethnique et davantage le résultat d’une religion complètement négative qui condamne les gens d’avance : « Moi, votre Curé, à qui Dieu a donné le privilège de connaître, par la très sainte confession, les secrets de vos consciences intimes, je sais, Dieu me permet de savoir que plusieurs parmi vous, blasphémateurs, impudiques, fornicateurs, violateurs du sixième commandement de Dieu qui défend les fautes de la chair, ivrognes, et vous, femmes qui refusez les enfants que Dieu voudrait vous donner, femmes qui n’êtes pas heureuses des dix enfants que Dieu vous a confiés et qui refusez d’en avoir d’autres, femmes qui menacez par votre faiblesse l’avenir de notre race catholique sur ce continent, je sais que sans le Christ qui meurt tous les jours sur cet autel lorsque je célèbre la sainte messe, je sais que vous seriez damnées. »

Pourquoi faudrait-il changer quoi que ce soit si cette vie terrestre n’est qu’un long chemin vers la damnation?

Roch Carrier (né en 1937) est surtout connu pour La Guerre, yes Sir! (1968). Il ne craint ni la caricature ni les situations burlesques, si bien qu'on ne s'ennuie jamais dans ses oeuvres.

Extrait

Les bougies s’étaient éteintes sur le cercueil de Corriveau. Le salon n’était plus éclairé que par la lumière débordant de la cuisine. Une lumière jaune, comme graisseuse. Les soldats avaient assisté imperturbables au massacre d’Arsène. Ils avaient regardé d’un œil impassible cette fête sauvage noyée de rires épais, de cidre et de lourdes tourtières mais le dégoût leur serrait les lèvres.

Quelle sorte d’animaux étaient donc ces French Canadians ? Ils avaient des manières de pourceaux dans la porcherie. D’ailleurs, à bien les observer, à les regarder objectivement, les French Canadians ressemblaient à des pourceaux. Les Anglais longs et maigres examinaient le double menton des French Canadians, leur ventre gonflé, les seins des femmes gros et flasques, ils scrutaient les yeux des French Canadians flottant inertes dans la graisse blanche de leur visage, ils étaient de vrais porcs, ces French Canadians dont la civilisation consistait à boire, manger, péter, roter. Les soldats savaient depuis longtemps que les French Canadians étaient des porcs. « Donnez-leur à manger, donnez-leur où chier et nous aurons la paix dans le pays », disait-on. Ce soir, les soldats avaient sous les yeux la preuve que les French Canadians étaient des porcs. » (p. 90-91)

Roch Carrier sur Laurentiana
Les jeux incompris (1956)
Cherche tes mots cherche tes pas (1958)
Jolis Deuils (1964)