7 juin 2011

Doux-amer

Claire Martin, Doux-amer, Montréal, le Cercle du livre de France, 1960, 192 p.

Gabrielle Lubin se présente chez le narrateur (qui est aussi un éditeur) avec un manuscrit. Après l’avoir lu, parce qu’il y trouve certains passages prometteurs, il décide de l’aider à fignoler son roman. Elle y met une ardeur folle et le roman connaît du succès. Lentement la relation professionnelle entre Gabrielle et le narrateur se change en relation amoureuse, sans que les deux habitent ensemble toutefois. Passionnée au début, plus routinière par la suite, cette relation va donner à l’un et à l’autre dix ans de bonheur étale.

Gabrielle Lubin est devenue une auteure reconnue.  On la convainc d’écrire pour le théâtre. Après la première, qui est un grand succès, elle rencontre un écrivain-acteur-journaliste de « troisième ordre », Michel Bullard. Elle en tombe amoureuse, couche avec lui le premier soir et l’épouse. Bullard, un bellâtre profiteur en somme, mesure bien tout le profit qu’il peut tirer de ce lien. L’éditeur est atterré, mais plutôt que de bouder, il s’arrange pour continuer à fréquenter Gabrielle sur une base amicale et professionnelle. À la demande de celle-ci, il aide même Bullard à publier un roman.  « Ainsi un sinistré revient-il, parfois, s'établir dans les ruines de sa maison. Il s'arrange un petit coin dans le creux de la cave. Il retrouve, dans les débris, quelques objets, quelques humbles témoins qui l'empêchent de croire qu'il n'a jamais eu de maison, choses sans valeur à côté des richesses qu'il a perdues mais à quoi il s'accroche, puisque le couteau rouillé, la casserole bosselée, ne sont plus ni couteau ni casserole, mais symboles, preuves, reliques. »

Rapidement la situation entre Gabrielle et Bullard, qui a des maîtresses, se détériore. Elle accepte tout et un jour le destin se charge de la suite : Bullard se tue dans un accident d’auto. De la campagne où elle est maintenant installée depuis quelques semaines, Gabrielle écrit au narrateur qu’elle veut rentrer en ville et qu’elle souhaite renouer leur relation. «Je n'aime plus ce vocabulaire guerrier de l'amour. Toi seul peux me redonner la paix. C'est peu ? Un seul bien, mais authentique, c'est assez. Les voyages sont finis. Après ce long périple, je voudrais revenir à l'attache. Tu vas penser « elle n'a plus que moi » et tu vas triompher. Tu peux. C'est vrai que je n'ai plus que toi. » Il lui répond qu’il est prêt à l’épouser si tel est son vœu même s’il ne peut lui offrir le grand amour : « Il ne s'agit pas de triompher, Gabrielle. Il s'agit d'évaluer ce qui nous reste, de faire l'inventaire de nos biens, de s'agripper au peu qu'il y a et de refermer les bras. Faisons comme toi, quand tu étais pauvre, en ne laissant rien se perdre. Voici un peu de paix, des travaux qui se rejoignent, une grande habitude l'un de l'autre, un remède à l'esseulement, de l'indulgence, de la fraternité. Ajoutons-y la possibilité de retrouver, peut-être, un peu de goût l'un pour l'autre et la volonté de fermer les yeux si cela se trouve ailleurs. Mais oui, reviens, Gabrielle. Pourquoi pas ? Cet exil ne rime à rien. Toi comme moi savons bien que nous ne sortirons jamais de ce cercle où nous avons été enfermés. Que tout autre complice nous est interdit et que, faute de vivre ensemble, nous vivrons seuls. Je n'ai à t'offrir ni fièvre, ni aveuglement, ni frénésie. Il ne me reste qu'apaisement. N'est-ce pas ce que tu me demandes ? J'y ajoute le reste de ma vie et le mariage, sin tu veux. C'est un mince holocauste, je sais. Mais c'est de t'avoir fait tous les autres que m'est venu cette indigence. »

Édition française
Il est facile à comprendre que ce roman ait pu charmer le  Québec à l’aube de la Révolution tranquille. Claire Martin se tenait bien loin du  roman des années 1950, enlisé dans une lourdeur le plus souvent morale. Il est évident que ses modèles ne sont pas québécois mais français : j’ai pensé à Colette et à Sagan. Rien dans le roman ne traduit ses origines : ni les lieux ni le langage. Et même la situation pourrait étonner : une auteure québécoise célèbre en 1960, et en plus qui vit des redevances de ses livres, il n’y a que Gabrielle Roy (qui n’a rien à voir avec Gabrielle Lubin!) On comprend facilement que Grasset l’ait publiée et qu'elle ait été en liste pour le Fémina.. L’écriture est belle mais ne saurait tenir le roman à elle seule. Ce préambule pourrait laisser croire que je veux mettre un bémol sur le succès de Doux Amer. Loin de moi l’idée!

D’abord le point de vue adopté est intéressant. C’est le regard de l’homme amoureux qui prime. Cela étant, l’amante, la femme est dans la lumière. Plus encore, l’homme artisan met sa vie et son récit au service de la femme artiste. La créatrice, c’est elle. Lui, c’est « l’homme qui  aime trop ».

On pourrait dire que la nouveauté chez Claire Martin tient à cette inversion des rôles masculins et féminins. Gabrielle est une femme affranchie de tous les stéréotypes de la femme traditionnelle : elle n’aspire pas à devenir une mère au foyer qui se dévoue pour un mari pourvoyeur et des enfants. Elle vit seule, mène une vie professionnelle en accordant au travail une place plus grande qu'à tout le reste. Elle ne pense même pas à se marier jusqu’à ce qu’elle rencontre Bullard : encore là, elle décide de l’épouser sur un coup de tête et elle le fait vivre. Femme lucide et rationnelle, elle sait que Bullard ne lui convient pas; malgré tout, elle se laisse entraîner dans une relation destructrice, à sens unique. Elle imagine toutes sortes de stratagèmes pour le garder auprès d’elle : elle finit par accepter des situations humiliantes d’éthique douteuse. La personnalité du narrateur est aussi déroutante : il vit en quelque sorte au crochet de Gabrielle, non sur le plan matériel mais sur le plan affectif. Même quand elle le quitte brutalement, après dix ans d’amour et une certaine lassitude, cet homme continue de s’accrocher à elle. Elle lui impose son nouvel amant. À la fin, quand il croit que tout amour est bien mort, il doit s’avouer qu’à défaut de susciter la passion, cette femme est la seule qui puisse combler sa vie. L’initiative ne lui appartient jamais. Cet homme est dépendant affectif, soumis à cette femme, tendre, généreux à l’excès.

Roman féministe? Assurément si on replace le roman en contexte. Cependant, aucun personnage ne se pose en porte-étendard. C’est davantage l’a priori du roman que le discours des personnages qui nous amène à cette conclusion.  Gabrielle est une individualiste qui n’a que faire des autres femmes et de la femme en général. J’ai relevé quelques citations qui, dans la bouche d’un homme, pourraient presque passer pour misogynes, tant elles sont dures à l'égard des femmes :  

 « L'amour ne la poussait pas à se répandre en d'interminables lettres comme j'en avais déjà reçu, et la plupart du temps de femmes qui, demeurant à deux pas de chez moi, auraient facilement pu venir déverser le trop-plein, de leur cœur à domicile. Avec plus de satisfaction, j'aime à le croire. Mais, il ne faut pas compter pour rien le féminin bonheur de se compromettre, de se livrer pieds et poings liés, de prouver sa confiance en offrant des armes, et l'orgueil de montrer qu'on est sûr de ne pouvoir aimer qu'à bon escient. » 
« Elle était encore plus « tweedy » que lui avec, en sus, ce terrifiant despotisme féminin qui s’attache à tout détail, le traque, le pourchasse, jusqu’à ce qu’il ait réussi à en faire toute une histoire. » 
« Chacun connaît l’extraordinaire duplicité, j’allais dire la naïve duplicité, à quoi peut  atteindre une femme amoureuse. »  
« Les femmes s’accommodent bien d’une certaine part de mépris dans leur amour. » 
« Il ne faut pas taxer la patience des femmes sous prétexte qu’elles en ont beaucoup. Quand elles l’ont épuisée, les choses n’en vont que plus mal. » 

Comme je l’ai déjà dit, on ne trouve rien sur la société à laquelle appartiennent les personnages. Il n’y pas non plus de dimension philosophique ou ethnologique. C’est un roman intimiste. Tout repose sur le développement psychologique des personnages. C’est par cet aspect que l’auteure se démarque.

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