25 mai 2018

Crier que je vis


Olivier Marchand, Crier que je vis, Montréal, L’Hexagone, 1958, s.p. (Coll. Les matinaux, no 8) (Couverture de Gilles Carle)

Le cri de Marchand n’est pas un cri de détresse ou de souffrance. Ni un cri de ralliement. C’est plutôt un appel, un signal. Parler, crier pour ne pas sombrer dans l’oubli, l’indifférencié : « Parler / parler tout haut / avec la véhémence d’un racheté / revenir à soi comme une bouée / croire à la justesse des choses ». Parler pour ne pas être avalé par le quotidien tantôt brutal tantôt asphyxiant, ne pas renoncer, s’accrocher : « Tempête sur un cœur boulonné et récapitulé / le matin a fait sa proie de ma détresse / limpide et creuse étincelle // berce quand même l’âme du lointain plus forte / c’est la simple sagesse // les fleuves au bout des peuples trempent leur front ».

Plutôt qu’une quête, on pourrait parler de conquête, car rien n’est jamais assuré. Chaque matin, il faut recommencer, affermir ses positions, se battre contre le maussade, continuer d’y croire : « au bout du peuple lourd de ces mugissements / j’ai appliqué mon visage aux barreaux de ton âme / une résurrection un cortège un bruit blanc / ta colombe ô Seigneur comme une main de femme ». Le cri permet de projeter la voix au loin, au-delà de soi. Les cris « sont des ponts », ponts vers l’autre, mais aussi vers l’inconnu : « ainsi faudra marcher la planète en longueur / car le vent de courroux insurge nos domaines / ensablant nos espoirs son souffle crie la peur / de vertu et de force il blesse nos semaines ».  C’est aussi l’espoir que rien ne finira : « mais quand tout sera rétabli / tout sera bâti / tout sera agrandi / il y aura une autre vie ». Camille, l’ « enfant-mappemonde, [...] avec son regard qui cherche / son regard en route / [n'a-t-elle pas] de l’univers plein les ailes » ?

On ne perçoit pas vraiment une ligne thématique, avec un début et une fin. La poésie de Marchand, qu’on devine très travaillée, est faite de petites touches, de retouches, de reprises, de changements d’angle. Cette poésie me semble davantage du domaine personnel que social. Crier que je visc’est la manifestation d’un homme qui veut signaler sa présence au monde.

Olivier Marchand
Deux sangs

18 mai 2018

À la pointe des yeux


Alain Marceau, À la pointe des yeux, Montréal, L’Hexagone, 1958, 30 p. (Coll. Les matinaux, no 9) (Couverture rempliée illustrée par Gilles Carle.)

En épilogue, le poète écrit : « Il y a tant et tant / de noir / à voir / à percer / pour trouver ceux qu’on aime. » La poésie de Marceau, c’est celle d’une quête. Quête de l’autre mais peut-être  plus encore, quête de soi.

Au départ, le sujet aux prises avec ses fantômes semble avoir de la difficulté à sortir de la « nuit noire » pour s’élancer dans le jour naissant : « Je regarde mes doigts / tracer des lignes / de destin / sur l’horizon penché du matin ». Il y a ce désir de se régénérer : « je vais laver mon corps / dans l’eau gardée au creux des feuilles / comme en des mains / et tous les miroirs / et tous les ruisseaux vont me trouver beau ».

Sa quête ne saurait se contenter de faux fuyants. « Chacun habite mon visage / et je me perds dans ma maison ». Il tente d’atteindre l’autre, mais ses tentatives semblent peu fructueuses : « Je saisis ton visage / mirage taché de sommeil // Tu n’es plus // … / Je n’ai que moi / avec mes mains qui sculptent le soleil / ma tête centrifuge / et vidé de moi-même ». Pourtant l’autre semble la voix royale pour retrouver l’harmonie : « Je ne demande rien / que la joie d’être près de toi / et ta main / refermée sur ma voix ». 

La route qui mène à l’apaisement semble faite de courtes victoires et de cruelles rechutes. « Oh ma tête éclatée / Quels marteaux me sculptent le crâne / et me décervellent ». Dans le poème, peut-être le plus marquant du recueil, le sujet se décrit comme un noyé toujours au bord du gouffre : « À quoi rêvent les noyés / leurs grands yeux bien ouverts / sur la nuit verte et verticale / de toutes les mers ». La réponse se trouve dans les deux derniers vers : « … ils se retrouvent sur eux-mêmes / toujours seuls et pareils ». On pourrait penser que la quête s’avère inutile, mais c’est sans compter sur le court poème en épilogue : « J’ouvre mon œil / plus grand que les croisées / et j’avale d’un coup / tout l’air frais / qui me croise le cœur / Et mes bras se débranchent / du chambranle des portes. »

Cette poésie, encore une fois, appartient de plain-pied aux années 50 : la solitude, le repli sur soi,  l'incommunicabilité des êtres, la difficulté d'exister, les interrogations existentielles. 

Voir Les matinaux

11 mai 2018

Le Ciel fermé

Claude Fournier, Le Ciel fermé, Montréal, L’Hexagone, 1956, s.p.  [44 p.] (Coll. Les matinaux, no 5) (Couverture de Gilles Carle)

Un an après avoir publié Les armes à faim, Claude Fournier publie Le ciel fermé dans la collection des « Matinaux ». Ce recueil se distingue des autres « matinaux » puisqu’il est constitué de « proses poétiques ». Il contient deux parties : Les meurtres à venir et Espace de l’homme.

Les meurtres à venir
À lire cette prose poétique, fort bien écrite, mais d’une telle violence, on pourrait penser que le sujet narrateur évoque des souvenirs de guerre. Rien ne nous permettant une telle interprétation, il faut considérer que le champ de bataille qu’il décrit n’est rien d’autre que celui de la vie, que celui de sa vie.  « Le monde que j’habite est rempli de terreur et je voudrais m’y voir seul engagé. » Le sujet porte en lui une grande souffrance, victime de forces maléfiques qu’il n’est pas facile d’identifier : « Dans la salle encombrée de mon cœur, j’entends les chiens se disputer mes os, avec des grognements d’enfer. » Il a décidé que tout cela avait assez duré, qu’il est temps de réagir avec force : « Je n’empêcherai pas en moi la folie grandissante qui forge les armes de meurtre à venir. » L’auteur passe ensuite au « nous », comme si cette lutte n’était pas que la sienne : « Nous aurions voulu parler, mais les mots s’agglutinaient en pâtes arrondies, roulaient sourdement dans la gorge. Un monde progressait lui aussi, comme nous, gagnant pas à pas, sans douleur, l’immense terrain perdu par les hommes de tous les siècles. » Pourtant, malgré les avancées, il finit par conclure que ce combat est inutile : « Au moment où tu liras ces lignes, j’aurai quitté le pays emportant le poids de ma carte d’assassin. / Surtout, ne t’inquiète pas à mon sujet. Je n’ai plus le courage d’apprendre à mes armes une vocation qui, je le sens maintenant, serait malgré toute sa splendeur demeurée inutile. »

Espace de l’homme
Sur le même ton que dans la partie précédente, l’auteur évoque la misère des villes. « Ici, voilà un monde de solitude » […] Il a suffi des hommes qui peinent et gardent sous leurs bras, nauséabond, le colis d’une journée […] Les pourris dans le cercueil-cité. Les malades et les déments. Les ivrognes pour lesquels on boit trois messes de Noël. […] Les désespoirs des filles qui regardent en criant leurs enfants au bout d’une tige d’acier. » Plus loin on lit encore : « Au sifflet strident des usines, les rêves s’écrasent percés de bruit. » L’auteur n’est pas tendre envers la religion : « Tu demandes pourquoi il faut tuer? S’arracher à la folie du ciel ? Traîner Dieu par les cheveux dans ses chemins de Damas. Et boire. Le vomir en buvant avec le désespoir ; lui raconter des histoires de crucifié, des histoires à boire! » Ce monde cruel, celui des laissés-pour-compte et des ouvriers, c’est ironiquement l’ « espace de l’homme » du titre.

Ce recueil détonne quand même dans la production des années 50 de l’Hexagone. Par le ton rageur, on est plus près de Gauvreau que de Miron. On y trouve la colère, le désespoir social, la violence verbale et le désir d’en découdre avec tous les pouvoirs, valeurs qui vont davantage trouver preneurs dans les quelques années qui vont suivre. 

4 mai 2018

Les armes à faim

Claude Fournier, Les armes à faim, Saint-Hyacinthe, Chez l’auteur, 1955, 44 pages.  (Page couverture : L.-H. Desjardins)

Dans le poème liminaire, intitulé « Art poétique », Fournier émet l’idée que la poésie peut servir d’exutoire : elle peut contrer le malheur en nous ouvrant à l’amour.

Dans Les arrérages de dieu, le poète narrateur  se pose en « acheteur de ce monde », mais il a tôt fait de constater que le compte n’y est pas. Comment expliquer que «  les hommes […] meurent / D’un cancer du système »  et qu’ils en sont reduits à « grignote(r] le fromage / À la trappe de l’amour ».  Les arrérages de Dieu forment en quelque sorte toutes les misères du monde : les « femmes enchaînées / Entre les murs de l’âge mûr », les ouvriers mal payés, « les suicidés pendus », les exploités, les pauvres, les laissés pour compte de l’amour. 

Dans les trois poèmes qui composent Les tiges de l’amour, ce sentiment devient la voix vers la sagesse : il faut s’ouvrir à l’amour pour combattre la colère et la haine. « Je tiendrai ce bonheur / Que la haine a sali / Et pour lui taillerai / Dans l’ivoire de mes os / Un navire de rêve / Une mer douce de sang / Jaillira de l’amour ».

Le matin bleu partout contient deux poèmes. Dans « Maladie de ville », l’auteur aborde les deux visages de la ville, le laid et le beau. Dans « Salon intime », c’est plutôt de l’ennui des urbains, dont il est question. Heureusement que l’amour est toujours là : « Mais la ville à genoux / Fait un pas vers l’amour ».

L’impossible départ est un poème en prose d’inspiration plus surréaliste. Quant au contenu, il ajoute peu de choses à ce qui a déjà été dit. Peut-être peut-on dire que l’auteur traite le sujet sur un plan plus philosophique. On retrouve encore l’idée que l’amour peine à émerger : « L’amour par delà la mort enfoui / Vivant sous des siècles de pierre ».  Et l’amour salvateur : « Comme toute une armée tu es apparue. À tes pieds foulant la guerre, à la paix laissant un sourire d’enfant. Et je me suis épris de ta belligérance. Mes désirs ont levé le pavillon de l’attaque, les lignes ont déroulé un bruit d'océan, la mitraille retamisé les ruines. Vaincue ton sang maintenant cogne un marteau à la porte de mes tempes. Je suis tissé de toi portant comme des yeux toutes les mailles de l'amour. »

On l’aura compris, l’arme contre la faim, c’est l’amour et ses variantes, l’amour exutoire, l’amour rédempteur. Au début, le propos s’annonce plus social, plus revendicatif. C’est la meilleure partie. Quant au style, on y lit de belles images qui sont le fait d’un véritable poète et d’autres qui semblent plus de nature à gonfler des idées toutes simples, tout compte fait.


Deux extraits de son autobiographie "À force de vivre"