1 décembre 2021

Une saison dans la vie d'Emmanuel

Marie-Claire Blais, Une saison dans la vie d'Emmanuel, Montréal, Éditions du jour, 1965, 128 pages. (Coll. Les romanciers du jour)

Marie-Claire Blais (née en 1939) devient célèbre à vingt ans avec son roman La belle bête, écrit à 17 ans. Mais c'est Une saison dans la vie d'Emmanuel qui la propulse sur la scène internationale. Cette œuvre, qui est à la fois une parodie virulente du roman du terroir et une représentation carnavalesque de la Grande Noirceur, lui vaut le prix Médicis en 1966. 

Tout y est sombre, noir, désolant, à commencer par la famille, qui compte seize enfants, dirigée d'une main ferme par une grand-mère toute puissante. Ils vivent à la campagne, sur une ferme, dans la misère la plus abjecte. Les parents, occupés par les travaux des champs, sont quasi absents; Grand-Mère Antoinette, aidée de M. le curé, trône de tout son poids sur cette « petite misère ». 

L’image de la société est particulièrement noire : le curé est un ivrogne, le notaire un vieux gâteux, les institutrices des ignorantes, les dirigeants du noviciat et de l’école de réforme des sadiques pervers. Dans la famille, ou tu es un imbécile heureux ou tu essaies de te distinguer et tu es victime de violence et de rejet. L’éducation passe par la violence. Les enfants souffrent du froid et de la faim, la mère est une machine à travailler, à enfanter, et doit subir chaque soir les assauts d’un mari violent pour qui elle n’est qu’un objet de plaisir. 

Tous les péchés capitaux, avec lesquels on nous rabattait les oreilles dans notre tendre enfance, y passent, mais surtout le « luxure » que les curés ne prononçaient que du bout des lèvres. Jean-le-Maigre, son frère Le Septième et même la « vertueuse » Héloïse laissent libre cours à leurs pulsions et s’arrangent plutôt bien avec la culpabilité qui devrait être la leur, selon les normes de cette époque. De toute façon, dans les institutions religieuses fleurit tout autant le « vice ».  Et monsieur le curé est tout sauf un modèle de vertu. La religion culpabilise, oui, mais en effaçant le tout par une simple confession, elle permet au Frère Théodule de continuer à abuser des enfants. Comment se sentir coupable dans un tel environnement?

Fonds La Presse, 19 mars 1966
Ils vivent dans un univers grossier et leur seule voie de sortie, comme Grand-mère l’a compris, c’est l’instruction. Mais leurs professeurs sont des ignorants. La ville et l’usine ne leur offrent qu’un travail aliénant au fond d’une manufacture. Alors, il reste quoi?  Pour Héloïse, les rêves mystico-sexuels la mèneront au bordel. Pour Jean-le-Maigre, la poésie lui permet de se distancier de tous ces malheurs qui frappent les membres de sa famille et de survire, du moins dans la pensée de sa Grand-mère qui l’adorait

Le roman est noir, on l’a dit. Heureusement il y a Jean-Le-Maigre et sa tendresse envers sa grand-mère, ses frères et sœurs, Mlle Lorgnette, la petite « bossue », monsieur le curé, etc. Heureusement il y a son regard ironique et son refus de se laisser broyer par cette misère.  Il y a aussi Grand-Mère Antoinette, sa tendresse bourrue, et sa résistance qui n’a jamais fléchi malgré une vie de malheurs.

Malgré ce que je viens de dire, on aurait tort de penser qu’Une saison dans la vie d’Emmanuel est une œuvre déprimante. Du moins, pas pour moi. Ce roman peut être jouissif pour qui a connu, même de loin, ce petit monde étriqué (lire l’extrait) que Blais a si bien caricaturé. Il figure très haut dans ma liste des meilleurs romans québécois. 

Marie-Claire Blais sur Laurentiana

La belle bête 

Tête blanche

Le jour est noir

Les romanciers du jour


LA NAISSANCE DE JEAN-LE-MAIGRE

« Je ne peux pas penser à ma vie sans que l'encre coule abondamment de ma plume impatiente.

Tuberculos tuberculorum, quel destin misérable pour un garçon doué comme toi, oh! le maigre Jean, toi que les rats ont grignoté par les pieds…

Pivoine est mort 

Pivoine est mort 

À table tout le monde

Mais heureusement, Pivoine était mort la veille et me cédait la place, très gentiment. Mon pauvre frère avait été emporté par l'épi... l'api... l'apocalypse… l'épilepsie quoi, quelques heures avant ma naissance, ce qui permit à tout le monde d'avoir un bon repas avec M. le curé après les funérailles. Pivoine retourna à la terre sans se plaindre et moi j'en sortis en criant. Mais non seulement je criais, mais ma mère criait elle aussi de douleur, et pour recouvrir nos cris, mon père égorgeait joyeusement un cochon dans l'étable! Quelle journée! Le sang coulait en abondance, et dans la petite boîte noire sous la terre, Pivoine (Joseph-Aimé) dormait paisiblement et ne se souvenait plus de nous. 

— Un ange de plus dans le ciel, dit M. le Curé. Dieu vous aime pour vous punir comme ça!

Ma mère hocha la tête :

— Mais, monsieur le Curé, c'est le deuxième en une année.

— Ah! Comme Dieu vous récompense, dit M. le Curé.

M. le Curé m'a admiré dès ce jour-là. La récompense c’était moi. Combien on m'avait attendu! Combien on m'avait désiré! Comme on avait besoin de moi! J'arrivais juste à temps pour plaire à mes parents. « Une bénédiction du ciel », dit M. le Curé. 

Il est vert, il est vert Maman, 

Dieu va nous le prendre 

Lui aussi. 

— Héloïse, dit M. le Curé, mangez en paix, mon enfant. La petite Héloïse avait beaucoup pleuré sur la tombe de Pivoine et ses yeux étaient rouges, encore.

— Elle est trop sensible, dit M. le Curé, en lui caressant la tête. Il faut qu’elle aille au couvent.

— Mais comme il est vert, dit Héloïse, se tortillant sur sa chaise pour mieux me regarder. Vert comme un céleri, dit Héloïse.

M. le Curé avait vu le signe du miracle à mon front.

— Qui sait, une future vocation? Les oreilles sont longues. Il sera intelligent. Très intelligent. 

— L'essentiel, c'est de pouvoir traire les vaches et couper le bois, dit mon père sèchement. 

Joseph-Aimé est mort 

Joseph-Aimé est mort, 

dit ma mère. Et elle se moucha à grand bruit.

— Consolez-vous en pensant au futur, dit M. le Curé. Ne regardez pas en arrière. Cet enfant-là va rougir avant de faire son premier péché mortel, je vous le dis. Et pour les péchés, je m'y connais, celui-ci, Dieu lui pardonne, il en commettra beaucoup. » (p. 50-51)











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