Il y a un peu plus de trente-cinq ans que mon premier livre, le roman La Scouine a été publié. Il a vu le jour
en 1918, l’année de la grippe espagnole. Comme il arrive souvent dans une
famille, c’est l’aîné qui est le favori des parents. De même, j’éprouve une prédilection particulière pour cette histoire de la terre. Peut-être est-ce dû aux
difficultés que j’ai eues à l’écrire. En effet j’étais tellement pris par mon
travail au journal que je n’avais pratiquement pas de loisirs et c’est par de
petites tranches rédigées à de rares intervalles que j’ai pu mener l’entreprise
à bonne fin. La tâche a duré de quatorze à quinze ans. Une année j’écrivais
parfois deux ou trois chapitres, une autre année, un seul. Il s’écoulait même
des années pendant lesquelles je ne pouvais ajouter une seule page à mon
manuscrit. Il m’a fallu de la persévérance pour finir ce petit roman.
Entre-temps, pour me faire une idée de ce que ces divers épisodes paraissaient
une fois imprimés, j’en publiais quelques-uns dans tel ou tel journal. Et c’est
dans cette période d’essais, d’expériences, que j’eus mes tribulations,
tribulations qui affermirent ma détermination de me rendre au bout de mon
histoire. Le trouble commença lorsque je publiai un chapitre du roman dans « La
Semaine », journal fondé par le camarade Gustave Comte, qui n’en était alors
qu’à son troisième numéro. L’attaque fut brutale et elle vint de haut. Ce fut en
effet « La Semaine religieuse », l’organe de l’évêque Bruchési qui, en dépit de
plates excuses annonça la condamnation de la feuille en question. L’auteur du
conte Les Foins fut qualifié de pornographe. Pour un coup de crosse, c’était un
rude coup de crosse, un peu comme un coup de bâton de policeman sur la tête
d’un malfaiteur. Pornographe. Mais ce n'est pas
tout. L’évêque Bruchési tenta de me faire perdre mon emploi à « La Presse ».
Heureusement pour moi, le père Berthiaume, un homme loyal, qui savait
reconnaître un honnête travailleur resta sourd aux recommandations du prélat.
Si j’avais eu un tant soit peu l’amour de l’argent, j’aurais exploité la
réclame de pornographe que m’avait faite le journal de l’archevêque. Comme bien
on pense, d’autres attaques suivirent, attaques inspirées par le désir de leurs
auteurs de se faire bien voir à l’évêché. Le bedeau qui dirigeait la défunte «
Croix » trouva à me blâmer parce que dans une de mes scènes, les élèves de l’école
que fréquentait la Scouine ronronnaient en répondant aux litanies. Puis, ce fut
le pion qui pontifiait dans la non moins défunte « Vérité ». Le brave homme me
conseilla tout simplement de briser ma plume. C’était un avis bien charitable,
mais je ne crus pas bon de le suivre. Ensuite, il y eut l’abbé Camille Roy qui,
m’a-t-on raconté, jeta quelques pierres dans mon jardin. Je dois dire cependant
que connaissant la mentalité de ce pitoyable critique, sa façon d’apprécier les
œuvres littéraires, je n’ai pas eu la curiosité de feuilleter son livre, mais
je peux dire en toute sincérité que j’aurais été désolé de mériter ses éloges.
Son blâme et le jugement qu’il a pu porter sur moi me laissent parfaitement indifférent.
Évidemment, la valeur marchande d’un livre, le prix qu’on le paie est un bien pauvre
critérium de sa valeur littéraire. Tout de même, j’appris un jour avec une
certaine satisfaction que deux exemplaires de « La Scouine » que le hasard
avait conduits dans une importante librairie de livres canadiens avaient été payés
quinze dollars chacun par des bibliophiles. D’un autre côté, j’ai vu pendant
longtemps, dans la vitrine d’un marchand de livres d’occasion, deux ouvrages de
l’abbé Camille Roy offerts à un écu chacun, sans trouver de preneurs.
Albert
Laberge, Propos sur nos écrivains,
Montréal, Édition privée, 1954, p. 103-104.
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