2 juillet 2008

Maria Chapdelaine

Louis Hémon, Maria Chapdelaine, Montréal, J.-A Lefebvre, 1916, XIX-244 p. (Précédé de deux préfaces, d'Émile Boutoux et de Louvigny de Montigny, et illustré de 27 compositions originales de Suzor-Côté)

Sa publication

Le roman parait d’abord en feuilleton dans le journal parisien Le Temps entre le 27 janvier et le 19 février 1914. Les éditeurs ignorent que l’auteur est décédé. Cette première édition n’a guère d’écho. Louvigny de Montigny, ayant lu le feuilleton, obtient la permission du père de Hémon et réussit à convaincre l’éditeur montréalais Joseph-Alphonse Lefebvre de le publier en 1916. Marc Aurèle de Foy Suzor-Côté accepte d’illustrer le roman. Encore une fois le succès n’est pas au rendez-vous. C’est Daniel Havely, collaborateur de Grasset, qui redécouvre le roman et le publie à Paris en 1921 dans la collection « Les cahiers verts ». Le roman, bien appuyé par une campagne de publicité innovatrice, connaîtra un succès mondial. Très rapidement, paraîtront deux traductions en anglais dont celle de W.H. Blake (1921), magnifiquement illustrée de gravures sur bois par Thoreau Macdonald. En 1933, Clarence Gagnon acceptera à son tour d’illustrer le roman de Hémon, ce qui est devenu une édition mythique que les bibliophiles s’arrachent à gros prix. On a dénombré plus de 250 éditions, dans plus de 25 langues. Dix millions d’exemplaires auraient été vendus.

Le résumé
L’action de Maria Chapdelaine se déroule au nord de Péribonka vers les années 1910. Samuel Chapdelaine est un pionnier dans l’âme : dès qu’il a défriché une terre, il l’abandonne, entraînant toujours plus au nord sa famille, repoussant la forêt, « faisant du pays ». Sa femme, non sans amertume, l’a suivi dans son nomadisme romantique. Ils habitent à la lisière du monde habité, presqu’en plein bois, au pied des Laurentides. Ils ont plusieurs enfants, dont Maria, une jeune fille en âge de se marier, bien qu’elle n’ait que 18 ans. Elle a trois prétendants qui représentent chacun un courant idéologique de la société canadienne-française : François Paradis est l’héritier des coureurs des bois, bûcheron libre et sauvage, ne craignant ni Dieu ni diable ; Lorenzo Surprenant, comme 900 000 de ses compatriotes vont le faire entre 1840 et 1930, a quitté son pays et travaille dans une manufacture aux États-Unis ; Eutrope Gagnon, modeste « habitant », ne recherche que le confort et la sécurité d’une bonne terre défrichée. Les trois font des promesses à Maria, mais son cœur ne bat que pour François, le « mauvais garçon ». Engagé tout l’hiver dans un chantier au nord de La Tuque, ce dernier décide qu’il ne passera pas les Fêtes sans revoir Maria. Il s’engage, seul, en raquettes, dans une excursion périlleuse. Une tempête fait rage, le train qu’il devait rejoindre n’est pas au rendez-vous, il finit par « perdre le nord », et meurt gelé. Ce malheur qui frappe Maria est encore accentué, quelques mois plus tard, quand sa mère attrape une mystérieuse maladie, que ni le docteur, ni le « ramancheur », ni le curé ne peuvent guérir. Pressée par le curé de se trouver un mari, Maria, triste, amère, et révoltée contre cette nature cruelle, a presque décidé de suivre Lorenzo dans l’aventure américaine. Lors de la veillée funéraire, elle est d’abord touchée par l’éloge que son père rend à sa mère. Puis, seule dans la nuit, trois voix résonnent dans sa conscience : celle de la nature, celle de ses ancêtres et celle du Québec, qui est à moitié « chant de femme » et à moitié « sermon de prêtre ». Ces voix lui font comprendre l’importance de transmettre l’héritage, de prendre le relais de sa mère et de ses ancêtres, eux qui ont arraché à force de volonté et de courage ce pays à une nature exigeante, eux qui ont résisté à tous les envahisseurs. Renonçant à l’amour par patriotisme mais aussi pour honorer la mémoire de sa mère, elle se résigne et épouse Eutrope.

Les personnages vus par Suzor-Coté 
En haut, Maria entre ses parents; en bas, les trois prétendants : Eutrope, François et Lorenzo.

Un roman du terroir qui fit époque
La parution de Maria Chapdelaine au Canada français et surtout son succès international vont bouleverser l’échiquier littéraire du Québec jusqu’à la seconde Guerre mondiale. Il y a un avant et un après Maria Chapdelaine. Avant, la littérature canadienne-française hésite entre deux voies. D’une part, l’École littéraire de Montréal et surtout Émile Nelligan, relayés quelques années plus tard par les Exotiques (Morin, Delahaye, Chopin…), essaient d’engager la littérature dans une certaine modernité. Finis la charrue, la tuque et le goupillon! D’autre part, les régionalistes, avec Camille Roy et Adjutor Rivard en tête, et même bientôt certains membres de l’École littéraire, vont lutter contre ces velléités de changements, trop européens à leurs goûts. L’immense succès de Maria Chapdelaine annihilera toutes les tentatives de renouveau, insufflant au courant régionaliste une vitalité qui lui permettra de trôner sur la littérature canadienne-française jusqu’aux années 1930 et même davantage.

Hémon était-il au courant de ces petites guerres intestines que se livraient ces deux tendances au Québec? C’est peu probable. Tout ce que l’on sait, c’est que l’hiver précédant sa venue au Lac-Saint-Jean, il a fréquenté la bibliothèque Fraser. A-t-il lu Gérin-Lajoie, Buies, Nelligan, Damase Potvin ? Fréchette, Crémazie, Lemay? Les Exotiques? C’est peu probable. Comme le démontre le récit de son Itinéraire de Liverpool à Québec, il a très vite saisi les enjeux idéologiques qui se tramaient dans le « pays de Québec ». Il n’y a qu’à relire ce récit de voyage pour réaliser que les « voix de Maria » ne lui ont pas été inspirées par son périple au Lac-Saint-Jean.

Le succès du roman au Québec
Il fallut un peu de temps avant que le roman fasse l’unanimité au Québec. Son succès, il l'obtint après sa publication en 1921 en France et encore... Il se trouva des curés pour le dénoncer en chaire. On lui reprochait entre autres de présenter une image défavorable du curé (il parle comme un charretier) et de l'agriculture au Lac-Saint-Jean (le climat est pitoyable et la nature est cruelle). Les gens de Péribonka, outrés de se voir ainsi représentés, renversèrent le monument dédié au « fou à Bédard » comme ils avaient surnommé Hémon. Pourtant, au fil des ans, le roman s’imposa, ralliant aussi bien les littéraires que les élites traditionnelles qui voyaient d’un bon œil les valeurs défendues : la famille, la religion, le travail vivifiant de la terre, l’occupation patriotique du sol, la résistance opiniâtre face à une nature sauvage. Au début des années soixante, le ton changea du tout au tout. Oui, pour une « race qui ne sait pas mourir » ! Mais comment se glorifier d’être une « race » « qui n’a pas changé » et « qui n’a guère appris »? Claude Péloquin va exprimer toute la dérision qu’on vouait au roman par ces quelques vers lapidaires : « Vous êtes pas tannés de mourir, bande de caves? C'est assez! ».

Qu’en est-il aujourd’hui? Le roman a quitté le champ de l’idéologie et peut être lu au-delà des questionnements identitaires : on peut voir Maria Chapdelaine comme un roman de la frontière, un roman qui traduit bien l’effort des pionniers, leur lutte de titan contre une nature hostile qu’ils voulaient domestiquer, la vider de sa « sauvagerie », pour la livrer à la civilisation. Au-delà de sa valeur ethnographique, si on se donne la peine de le lire attentivement, on découvre un roman bien écrit, avec ses savants jeux de focalisation, avec une intégration harmonieuse du français québécois et des descriptions symboliques de la nature qui traduisent bien l’état d’âme des personnages.

Maria Chapdelaine sur Laurentiana

Maria Chapdelaine
Encore Maria Chapdelaine
Maria Chapdelaine : des éditions illustrées
Le roman d’un roman (Potvin)
La revanche de Maria Chapdelaine (De Montigny)
Le bouclier canadien-français (Dalbis)
Écrits sur le Québec (Hémon)
Lettres à sa famille (Hémon)

Retour sur Maria Chapdelaine (2023)

Voir aussi :
Des suites du roman (Gourdeau et Porée-Kurrer)
Alma-Rose (Clapin)

Maria Chapdelaine. Après la résignation (Rosette Laberge)
Les films de Carle et Duvivier
Maria Chapdelaine : un diaporama

6 commentaires:

  1. Il n'est pas juste de dire que François meurt gelé à cause de le train n'a pas été au rendez-vous.Parce que avant partir,il a su déjà qu'il ne pourrait pas prendre les chars.Il a décidé donc de marcher.Est-ce que les chars et le train ils sont des même choses? Peut-être.Mais l'absence du train n'est pas inattendu. Il n'a pas eu le dessein de le rejoindre.

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  2. J'ai relu le passage. François a quitté le chantier, a marché deux jours pour rejoindre le Transcontinental. C'est à ce moment précis qu'il a appris que le train ne passerait pas. Il ajoute ces paroles (rapportées par Eutrope): " Quand François Paradis a su qu'il ne pourrait prendre les chars, il a fait une risée et dit comme ça que tant qu'à marcher, il marcherait tout le chemin...." Il venait de découvrir que le train ne passerait pas.
    Et pour la deuxième question : oui, le train et les chars sont la même chose.

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  3. POurquoi, selon vous, Louis Hémon ne fait pas l'apologie du roman de la terre même si Maria choisit d'épouser Eutrope au lieu de Lorenzo? Merci

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  4. C'est probablement une question qu'un prof a posée. Je ne peux pas y répondre. En lisant bien mon résumé, vous avez un début de réponse.

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  5. Plutôt embrouillée, cette question du train qu'aurait voulu prendre François Paradis.
    Le Transcontinental se dire vers l'Ouest et non le Lac-Saint-Jean. D'ailleurs, le trajet du la société Québec et Lac-Saint-Jean qui passe par ailleurs à Lac-Édouard, se fait à l'est de La Tuque, qui à l'époque, sauf erreur, a un tronçon qu'elle a construit avec l'aide de la Brown Corporation qui a établi une usine de pâtes à papier à cet endroit. François n'aurait ou se rendre dans les environs de Péribonka par le Transcontinental.
    Pierre Cantin, ancien résidant de La Tuque et de Sanmaur, sur cette ligne du Transcontinental devenu le Canadien National.

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  6. M. Cantin

    J'ai relu le passage et il est clair que François Paradis espère prendre le train pour se rendre au Lac-St-Jean (je comprends celui qui relie Québec-Roberval, à deux jours de marche du chantier), donc qu'il se dirige forcément vers l'est (ou le nord-est). On sait aussi que Louis Hémon, l'auteur, quand il s'est rendu au Lac, a pris un train qui est passé par La Tuque, où il est demeuré quelques jours, avant de poursuivre son voyage jusqu'à Roberval. De là, il a marché jusqu'à Péribonka.

    Ce qui peut porter à confusion, c'est qu'il y avait deux lignes de chemin de fer dans le coin : je vous invite à visiter le lien ci-dessous : vous y trouverez des commentaires puisés dans des textes de/sur Hémon, ainsi qu'une carte. J'espère que ça éclaire la question.

    http://laurentiana.blogspot.ca/p/blog-page.html

    Jean-Louis L.

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