6 janvier 2023

Retour sur Maria Chapdelaine

Après avoir vu le film de Sébastien Pilote et relu le texte que Gérald Bouchard a fait paraître dans Le Devoir (29 octobre), j’ai ouvert Maria Chapdelaine, avec l’intention de le feuilleter. Peine perdue, je l’ai lu au complet, sans doute un peu par nostalgie du temps des Fêtes. Il y a 18 ans, j’ai passé six mois dans ce roman. En ont résulté une édition scolaire et un document de 150 pages destiné aux professeurs.

J’ai bien aimé le film de Pilote, sa sobriété esthétique et sa façon de filmer les lieux. Il me semble que le véritable enjeu du roman, à savoir la lutte titanesque des colons contre une nature hostile, est bien rendu. Surtout, Pilote n’insiste pas sur le lourd message identitaire qui surgit, on ne sait d’où, à la toute fin. Je fais allusion à la troisième voix de Maria, celle qui évoque la survivance de la nation francophone. En effet, jamais dans le roman perçoit-on chez un personnage une certaine conscience historique ou un sentiment national le moindrement élaboré qui justifie que l’on mette autant d’emphase sur ce thème.

J’ai été moins impressionné par l’analyse qu’en fait Gérald Bouchard. Comme chez beaucoup de commentateurs, on a l’impression qu’il se défend tant bien que mal d’un plaisir coupable, comme s’il était malvenu pour un intellectuel d’apprécier le roman. « A-t-on idée, un vieux roman du terroir du fin fond du Lac-Saint-Jean! » En plus, écrit par un Français! Un vieux roman qu’on n’en finit plus d’enterrer!

Et comme beaucoup d’autres, il cherche les raisons obscures de son succès, comme si le roman avait le pouvoir de distiller des filtres trompeurs dans l’esprit des lecteurs. Pourquoi en est-on encore, et toujours, à tenter d’expliquer le succès du roman? Dans les années 20, on a évoqué la campagne de publicité de Grasset. Après beaucoup d’autres, Bouchard nous dit qu’il y a trois romans dans le roman, donc qu’il y en a un peu pour tous les goûts. Se pourrait-il qu’on soit tout simplement devant un bon roman?

Je vais laisser de côté toutes les bonnes notes que Bouchard décerne au roman et reprendre quelques-unes de ses critiques, non pas pour le contredire, mais parce qu’elles peuvent me permettre d’ancrer mes commentaires.

Je n’insisterai pas trop sur ce qu’il appelle des impropriétés de terme : quand on a lu sur Louis Hémon, on n’est pas surpris de trouver ici et là des clins d’œil amusés et c’est ainsi que je lis « les formes héroïques » de Maria et les « mines de pureté inhumaine » des couventines de Chicoutimi. Son « énorme » père devait beaucoup apprécier! Et la « marche heureuse » des billots sur la rivière me convient tout à fait. Va pour « Salut un chacun » et « il peut arriver dans aucun temps », mais tiquer sur le « fer » pour « chemin de fer » et sur le « sirop de sucre » pour « sucre d’érable » me semble inexact. Le fer, c’est la ferraille utilisée pour construire le chemin de fer et le « sirop de sucre » (et la tire qu’on en fait) ressemble davantage à ce que ma mère faisait avec de la mélasse.

Les incohérences ? Tout le monde et Laura (et même Samuel) sont bien d’accord pour dire que débroussailler six concessions en une trentaine d’années relève du délire. De toute évidence, Samuel n’a pas la fibre du cultivateur. C’est un instable, un bûcheron, un défricheur dans l’âme, un espèce de François Paradis qui s’est rangé. Cela étant dit, il n’était pas question, en ces temps pionniers, de développer des terres sur lesquelles vont s’ébattre les moissonneuses batteuses! Il faut bien comprendre qu’on pratiquait une agriculture de subsistance et que le développement se limitait quelquefois à quelques arpents autour des bâtiments. Oublions les 40 arpents! Dans le roman, on ne cesse de mentionner « la lisière sombre de la forêt » (reprise 20 fois dans le roman) qui coupe le regard! Il me semble que cela donne une idée assez précise de l’étroitesse des champs cultivés. De plus, après toutes ces années, les Chapdelaine n’ont toujours que trois vaches, quelques poules et cochons et, sans leurs fils qui leur donnent une bonne partie de l’argent gagné dans les chantiers, la famille vivrait dans la dèche. Bref, je peux fort bien vivre avec l’idée que Samuel en est à son sixième début de concession, car c’est de cela qu’il s’agit.

Que les femmes soient aussi bien habillées le dimanche que les bourgeoises en France a aussi étonné d’autres visiteurs, même au temps de la Nouvelle-France. Et que de vieilles granges (de construction tellement sommaire) tombent en ruine au bout de dix ou vingt ans n’a rien d’étonnant. L’augmentation du cheptel peut expliquer leur abandon.

Allons-y pour les « vices structurels ». Je ne vois toujours pas comment on peut affirmer que François Paradis a l’intention d’adopter la vie paysanne après avoir épousé Maria. Il est bûcheron, guide, commerçant de fourrures et il le restera. C’est d’ailleurs ce que Maria aime chez lui. Et pourquoi s’étonner qu’un garçon amoureux veuille rejoindre sa bien-aimée durant le temps des Fêtes? « Allait-il rejoindre une jeune Sauvagesse aux confins du Grand Nord? Non : il s’en allait sagement retrouver une future épouse sur une terre de fardoches. » En quoi Maria est-elle moins attirante que la « jeune Sauvagesse » que mentionne Bouchard? Et l’entreprise semblait tout à fait réaliste au départ pour un habitué des bois : c’est le bris du train qui fait tout dérailler.

François étant décédé, Maria a deux choix. Qu’elle opte pour Eutrope plutôt que pour Lorenzo est tout à fait logique. (Pilote l’a bien compris qui rend Eutrope plus sympathique que Lorenzo). Au départ, son attirance pour le « mirage » que lui offre Lorenzo est guidé par son ressentiment face à la nature qui lui a pris son François et ce ressentiment s’estompe peu à peu. De toute façon, Lorenzo se coule lui-même! Même si les trois voix qui lui soufflent son devoir ne s’étaient pas manifestées dans la nuit, je ne crois pas qu’elle aurait suivi Lorenzo. Il ne se contente pas de faire miroiter les beautés de la ville. Il tient un discours dénigrant sur la vie paysanne au Lac St-Jean, et du coup, il dénigre les parents de Maria. Mauvaise façon de se faire aimer! Est-ce si étonnant que cette jeune fille timide, qui a de la difficulté à prononcer un oui ou un non, choisisse de rester dans un lieu qu'elle connaît avec un gars qui ressemble à sa mère?

Selon Bouchard, il y a trois romans dans Maria Chapdelaine. Le fait qu’il insiste sur la survivance française en Amérique aurait plu aux Français et aux élites nationalistes. Le fait qu’il accorde une place essentielle à la religion dans la décision finale de Maria a plu aux élites religieuses (française et québécoise), auxquelles Hémon était réfractaire. Enfin, pour attirer le lecteur de roman populaire, il aurait raconté une histoire d’amour touchante. Et selon Bouchard, les trois intrigues sont mal soudées. À ce compte, on pourrait ajouter : pour plaire aux amants de la nature, il a accordé à celle-ci une place prépondérante; pour plaire au lecteur qui aime les romans d’aventure, il a campé son roman dans un lieu impossible; pour plaire aux ethnographes et aux ethnologues, il a utilisé plusieurs mots et coutumes du cru; pour plaire… Tout compte fait, oui il y a tout cela, et probablement plus encore, sans que ce soit calculé, ce qui donne au roman une certaine « épaisseur », ce dont tout lecteur, qui a lu un certain nombre des vieux romans de cette époque, ne se plaindra pas. Et que non!

« Ce roman conserve-t-il une actualité? » Drôle de question! « Bonheur d’occasion », « Les Plouffe », « Le libraire », « Prochain épisode », et les romans de Balzac conservent-ils une « actualité »? Avec de telles questions, on ferme l’histoire littéraire. Ne faudrait-il pas remplacer « actualité » par « intérêt » (elle ne se mesure pas à l’aune du je, ici, maintenant)?

Maria Chapdelaine est beaucoup plus qu’une « belle histoire d’amour » (en est-ce véritablement une?), qu’un roman identitaire (en est-ce véritablement un?), qu’un roman du terroir (en est-ce véritablement un?). Pour moi, c’est d’abord et avant tout un roman de la frontière, qui raconte le combat des pionniers contre une nature difficile à domestiquer.

Voilà, à mon tour, je suis en train de commencer à expliquer le succès du roman. Je m’arrête.

Maria Chapdelaine sur Laurentiana

Maria Chapdelaine
Encore Maria Chapdelaine
Maria Chapdelaine : des éditions illustrées
Le roman d’un roman (Potvin)
La revanche de Maria Chapdelaine (De Montigny)
Le bouclier canadien-français (Dalbis)
Écrits sur le Québec (Hémon)
Lettres à sa famille (Hémon)

Voir aussi :
Des suites du roman (Gourdeau et Porée-Kurrer)
Alma-Rose (Clapin)

Maria Chapdelaine. Après la résignation (Rosette Laberge)
Les films de Carle et Duvivier
Maria Chapdelaine : un diaporama
La littérature du terroir au Québec


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