Marie Le Franc, La Rivière solitaire, Fides, 1957, 194 p. (coll. du Nénuphar) (1re édition : 1934)
La Crise sévit. Pour le gouvernement, la colonisation du Témiscamingue est devenue la panacée pour soulager la misère urbaine des ouvriers au chômage. Tard à l’automne, les Trépanier se préparent à quitter Hull. En fait, le père et ses deux fils, tout comme plusieurs hommes, sont déjà montés vers le nord pour jeter les fondations de leur nouveau chez-soi. Avec 600$ en poche et toutes sortes de promesses, ils sont devenus des « retours à la terre » (sic).
Rose-Aimée, l’héroïne du roman, ses deux demi-sœurs ainsi que plusieurs femmes doivent aller rejoindre les hommes sur leurs terres de colonisation. La seconde épouse de Trépanier est décédée voici quatre ans et c’est Rose-Aimée qui tient maison.
Le voyage doit durer deux jours. De grand matin, elles prennent le train jusqu’à Angliers au Témiscamingue. De là, en voitures de pionniers, elles s’enfoncent dans la brousse, traversent Guérin, puis arrivent en soirée du deuxième jour à Rivière-Solitaire (60 milles de Ville-Marie). L’endroit, on l’a deviné, est très retiré. Il y a quand même un début de village et, l’été, on y voit même des camions et des autos!
Dans un petit hôtel, les hommes les attendent. De là, ils continuent leur voyage jusqu’à leur lot de colonisation. Les hommes ont déjà bâti un camp (prononcez le « p ») et y ont transporté quelques meubles expédiés par train auparavant. Rose-Aimée est chargée de parfaire la décoration de la demeure.
Quelque temps plus tard, arrive au village Anne Bruchési, jeune infirmière fragile mais courageuse et appliquée, peu faite pour ce dur pays. Elle est rapidement débordée, devant se rendre par ses propres moyens dans les rangs pour soigner les malades. On doit lui trouver une servante et c’est Rose-Aimée.
Le reste de l’histoire concerne ces deux femmes. Les deux connaissent un béguin amoureux (Anne pour le frère de Rose-Aimée et celle-ci, pour un mystérieux commis vite reparti). Le printemps venant, on commence laborieusement les semailles. La colère gronde chez les apprentis-colons : plusieurs se découvrent peu faits pour cette besogne. Certains abandonnent. L’histoire se termine de façon positive pour les deux femmes : Anne comprend qu’elle doit retourner dans son monde ; par contre, Rose-Aimée, qui s’épanouit au contact de la nature, se révèle une véritable fille des bois.
Le récit s’étend sur à peu près neuf mois (d’octobre à juin). Les femmes sont en avant-scène dans ce roman du terroir, ce qui n’est pas fréquent. L’intrigue est très mince. On suit plusieurs familles à la fois, on les décrit de l’extérieur, comme autant de types humains. Le Franc présente une vision assez équilibrée de la colonisation, avec ses peines et ses joies. Elle critique la politique gouvernementale qui consiste à envoyer des citadins incompétents dans un pays de colonisation. On connaît l’amour inconditionnel de Marie le Franc pour la nature « canadienne ». On a donc droit à beaucoup de belles descriptions de la nature qui demeure l’ultime bien si l’on sait l’apprivoiser. ****
Extrait
La fermeture du moulin à bois avait laissé sur le pavé deux mille ouvriers, parmi lesquels les Trépanier père et fils. Les chômeurs usaient le temps en longs palabres au coin des rues, ou à ce qu'ils appelaient des « démonstrations », vite dispersées par la police. Les plus jeunes, les mains dans les poches, le col du paletot relevé, la casquette tirée sur les yeux, formaient des groupes désœuvrés, dans le voisinage des bars, aux abords des marchés, à la sortie des usines, aux carrefours où se vendent les journaux. De se tenir aux endroits où il y avait beaucoup de monde, où passaient des hommes pressés, leur donnait l'illusion qu'ils allaient bientôt trouver eux aussi du travail. En attendant, ils ramassaient à terre les bouts de cigarette.
L'automne se prolongeait. On prédisait cette année-là un Noël « vert », c'est-à-dire sans neige, ce qui supprimerait encore une ressource. Après la première tempête, la place de l'Hôtel-de-Ville devint noire d'hommes équipés de pelles, qui espéraient être engagés pour le déblayage des rues. La plupart durent s'en aller déçus, regrettant la piastre qu'ils eussent rapportée au foyer.
Chez Trépanier, on mangeait à peu près à sa faim, grâce aux bons de pain, d'épicerie, de viande, obtenus des sociétés de secours. La question du loyer était résolue depuis longtemps: on faisait comme les autres, on ne le payait plus.
Un jour, l'abbé Legault, le missionnaire-colonisateur, vint à la maison, annonçant que le Gouvernement allait ouvrir des terres dans le Témiscamingue. Il était chargé du recrutement des défricheurs. Ceux-ci seraient choisis parmi les chômeurs. On voulait des Canadiens français aux familles nombreuses, pour former dans cette région un barrage contre l'élément anglais de l'Ontario. La préférence serait donnée aux anciens cultivateurs.
- Tu connais ça, toi, la terre, dit le prêtre à Trépanier. Tu as été élevé dessus, à Saint-Michel-des-Saints. Les garçons sont en âge de faire de bons colons. Il faudra en arracher les premières années, comme de raison, mais après vous serez chez vous, sur une bonne terre.
Il s'en alla après avoir laissé sur la table le questionnaire à remplir pour ceux qui faisaient une demande. Les premiers jalons étaient posés. Il leur donnait le temps de réfléchir.
La décision de Trépanier fut vite prise. Il partirait ! La situation n'avait rien de rassurant dans les villes. Les échevins parlaient de supprimer le secours direct; la Saint-Vincent de Paul menaçait de ne plus s'occuper des chômeurs. On ne savait plus où on allait. Des hommes sans linge, le col du paletot relevé, battaient les trottoirs, abordaient les passants dans la rue, demandant dix cents, le prix d'une tasse de café et d'une tartine. Là-bas, la misère ne pourrait être plus grande. Et puis on serait chez soi, sans rien devoir à personne, comme faisait observer le prêtre. (p. 13-14)
Marie Le Franc sur Laurentiana
Hélier fils des bois
La Crise sévit. Pour le gouvernement, la colonisation du Témiscamingue est devenue la panacée pour soulager la misère urbaine des ouvriers au chômage. Tard à l’automne, les Trépanier se préparent à quitter Hull. En fait, le père et ses deux fils, tout comme plusieurs hommes, sont déjà montés vers le nord pour jeter les fondations de leur nouveau chez-soi. Avec 600$ en poche et toutes sortes de promesses, ils sont devenus des « retours à la terre » (sic).
Rose-Aimée, l’héroïne du roman, ses deux demi-sœurs ainsi que plusieurs femmes doivent aller rejoindre les hommes sur leurs terres de colonisation. La seconde épouse de Trépanier est décédée voici quatre ans et c’est Rose-Aimée qui tient maison.
Le voyage doit durer deux jours. De grand matin, elles prennent le train jusqu’à Angliers au Témiscamingue. De là, en voitures de pionniers, elles s’enfoncent dans la brousse, traversent Guérin, puis arrivent en soirée du deuxième jour à Rivière-Solitaire (60 milles de Ville-Marie). L’endroit, on l’a deviné, est très retiré. Il y a quand même un début de village et, l’été, on y voit même des camions et des autos!
Dans un petit hôtel, les hommes les attendent. De là, ils continuent leur voyage jusqu’à leur lot de colonisation. Les hommes ont déjà bâti un camp (prononcez le « p ») et y ont transporté quelques meubles expédiés par train auparavant. Rose-Aimée est chargée de parfaire la décoration de la demeure.
Quelque temps plus tard, arrive au village Anne Bruchési, jeune infirmière fragile mais courageuse et appliquée, peu faite pour ce dur pays. Elle est rapidement débordée, devant se rendre par ses propres moyens dans les rangs pour soigner les malades. On doit lui trouver une servante et c’est Rose-Aimée.
Le reste de l’histoire concerne ces deux femmes. Les deux connaissent un béguin amoureux (Anne pour le frère de Rose-Aimée et celle-ci, pour un mystérieux commis vite reparti). Le printemps venant, on commence laborieusement les semailles. La colère gronde chez les apprentis-colons : plusieurs se découvrent peu faits pour cette besogne. Certains abandonnent. L’histoire se termine de façon positive pour les deux femmes : Anne comprend qu’elle doit retourner dans son monde ; par contre, Rose-Aimée, qui s’épanouit au contact de la nature, se révèle une véritable fille des bois.
Le récit s’étend sur à peu près neuf mois (d’octobre à juin). Les femmes sont en avant-scène dans ce roman du terroir, ce qui n’est pas fréquent. L’intrigue est très mince. On suit plusieurs familles à la fois, on les décrit de l’extérieur, comme autant de types humains. Le Franc présente une vision assez équilibrée de la colonisation, avec ses peines et ses joies. Elle critique la politique gouvernementale qui consiste à envoyer des citadins incompétents dans un pays de colonisation. On connaît l’amour inconditionnel de Marie le Franc pour la nature « canadienne ». On a donc droit à beaucoup de belles descriptions de la nature qui demeure l’ultime bien si l’on sait l’apprivoiser. ****
Extrait
La fermeture du moulin à bois avait laissé sur le pavé deux mille ouvriers, parmi lesquels les Trépanier père et fils. Les chômeurs usaient le temps en longs palabres au coin des rues, ou à ce qu'ils appelaient des « démonstrations », vite dispersées par la police. Les plus jeunes, les mains dans les poches, le col du paletot relevé, la casquette tirée sur les yeux, formaient des groupes désœuvrés, dans le voisinage des bars, aux abords des marchés, à la sortie des usines, aux carrefours où se vendent les journaux. De se tenir aux endroits où il y avait beaucoup de monde, où passaient des hommes pressés, leur donnait l'illusion qu'ils allaient bientôt trouver eux aussi du travail. En attendant, ils ramassaient à terre les bouts de cigarette.
L'automne se prolongeait. On prédisait cette année-là un Noël « vert », c'est-à-dire sans neige, ce qui supprimerait encore une ressource. Après la première tempête, la place de l'Hôtel-de-Ville devint noire d'hommes équipés de pelles, qui espéraient être engagés pour le déblayage des rues. La plupart durent s'en aller déçus, regrettant la piastre qu'ils eussent rapportée au foyer.
Chez Trépanier, on mangeait à peu près à sa faim, grâce aux bons de pain, d'épicerie, de viande, obtenus des sociétés de secours. La question du loyer était résolue depuis longtemps: on faisait comme les autres, on ne le payait plus.
Un jour, l'abbé Legault, le missionnaire-colonisateur, vint à la maison, annonçant que le Gouvernement allait ouvrir des terres dans le Témiscamingue. Il était chargé du recrutement des défricheurs. Ceux-ci seraient choisis parmi les chômeurs. On voulait des Canadiens français aux familles nombreuses, pour former dans cette région un barrage contre l'élément anglais de l'Ontario. La préférence serait donnée aux anciens cultivateurs.
- Tu connais ça, toi, la terre, dit le prêtre à Trépanier. Tu as été élevé dessus, à Saint-Michel-des-Saints. Les garçons sont en âge de faire de bons colons. Il faudra en arracher les premières années, comme de raison, mais après vous serez chez vous, sur une bonne terre.
Il s'en alla après avoir laissé sur la table le questionnaire à remplir pour ceux qui faisaient une demande. Les premiers jalons étaient posés. Il leur donnait le temps de réfléchir.
La décision de Trépanier fut vite prise. Il partirait ! La situation n'avait rien de rassurant dans les villes. Les échevins parlaient de supprimer le secours direct; la Saint-Vincent de Paul menaçait de ne plus s'occuper des chômeurs. On ne savait plus où on allait. Des hommes sans linge, le col du paletot relevé, battaient les trottoirs, abordaient les passants dans la rue, demandant dix cents, le prix d'une tasse de café et d'une tartine. Là-bas, la misère ne pourrait être plus grande. Et puis on serait chez soi, sans rien devoir à personne, comme faisait observer le prêtre. (p. 13-14)
Marie Le Franc sur Laurentiana
Hélier fils des bois
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