Geneviève de La Tour Fondue, Monsieur Bigras, Montréal, Beauchemin, 1944, 248 pages.
On est au début du vingtième siècle. Armand Bigras vient de mourir. Omer, son fils aîné, a hérité du bien paternel à Verchères. Florimond, son plus jeune fils, par nécessité mais aussi un peu par choix, a quitté la campagne et s’est lancé à l’assaut de Montréal.
Au départ, il vit la dure réalité urbaine : il occupe de petits emplois mal rémunérés, ouvrier dans une usine, livreur d’épicerie, vendeur à commission, cireur de chaussures. Puis un jour, la chance lui sourit. Un quincailler de Saint-Henri, Hermas Jolicoeur, originaire de Verchères tout comme lui, décide de lui donner sa chance. Et il la saisit.
En quelques mois, il se rend indispensable, démontrant un flair commercial et de rares qualités de publiciste, science naissante à l’époque. Plus encore, il fait la cour à Herminie, la fille du propriétaire, une jeune femme intelligente mais précieuse, qui fréquente déjà Outremont et sa bourgeoisie et qui rêve d’y faire son nid. Même si tout la sépare de ce jeune homme qui l’adule, de ce campagnard mal dégrossi, elle entrevoit son énorme ambition et se laisse conquérir. Ils se marient et la quincaillerie Jolicoeur du même coup devient la quincaillerie Jolicoeur et Bigras.
Le mariage et les affaires vont pour le mieux quand survient un double malheur : un incendie rase complètement la quincaillerie et le père Jolicoeur, gravement affecté, meurt quelque temps après. Avec l’argent des assurances, Florimond et Herminie conviennent de relancer le commerce dans un quartier qui leur permettra d’accéder à leur rêve. Ils choisissent la rue Sainte-Catherine. Le choix s’avère on ne peut plus profitable, la rue étant en plein essor commercial. Florimond travaille comme un forcené, la quincaillerie gagne en envergure. En outre, ils ont bientôt deux garçons qui occupent Herminie.
Quinze ans passent. Ils habitent maintenant Outremont. Le plus vieux des garçons, renvoyé de son collège huppé, travaille à la quincaillerie et s’avère plutôt mauvais sujet. Le plus jeune étudie à l’université en vue de devenir médecin. La guerre vient de se déclarer sans que cela affecte la famille Bigras. Florimond est devenu un riche notable, il travaille encore jour et nuit et siège sur différents comités voués à « l’effort de guerre », pendant que sa femme, vieillie avant l’âge, essaie de tromper son ennui dans des sorties mondaines, consciente de l’inanité de sa vie, même si elle a réalisé son rêve d’ascension sociale. Elle est malade et meurt subitement. Florimond se retrouve seul, ses deux grands garçons volant de leurs propres ailes. Après une période de réflexion, il prend des dispositions pour se libérer en partie de son commerce, en cédant tout un département à son fils. Et contre toute attente, il retourne à Verchères, il renoue avec sa famille, qu’il n’a pour ainsi dire pas revue depuis 25 ans, achète une terre tout près du lieu de sa naissance, désirant se faire « gentleman farmer ». Il n’abandonne pas la ville, mais décide au terme de sa vie que la possession d’une terre est en quelque sorte un devoir national pour un Canadien français.
— Il ne s'agit pas plus d'imiter les gens de l'autre côté que de copier nos voisins d'outre-quarante-cinquième, mais bien d'être nous-mêmes. Mon premier frère, sur cette terre, c'est le Canadien. C'est pourquoi, considérant tous ceux qui vivent, autour de moi, dans une ville comme Montréal, je te dis: ne cherche pas à en faire autre chose que ce qu'ils sont et doivent rester: des Canadiens. Tu n'y parviendras pas plus que les Anglais n'ont réussi en presque deux siècles à nous faire abdiquer une seule des prérogatives de notre race. Car, vois-tu, il y a quelque chose de plus curieux que notre bilinguisme, de plus contradictoire que notre individualisme fédéré, de plus émouvant que notre fidélité à nos origines françaises, d'aussi respectable que notre catholicisme, de plus profond que nos rancunes, de plus acharné que notre résistance, de plus étonnant que notre vitalité prolifique, c'est que nous, habitants des villes, soyons tellement enracinés à notre sol. Nos pères y ont vécu, nous y retournerons demain, car pour nous le seul intérêt de l'argent, c'est qu'il nous permet de garder ce contact avec la terre. Cela paraît invraisemblable parce que, presque tous, nous l'avons quittée volontairement pour trouver mieux, pour risquer l'aventure, pour obéir à l'attraction de la ville. Et pourtant, il suffit d'ouvrir les yeux. Le millionnaire, chez nous, achète une propriété et non un yacht comme son confrère des États-Unis; le bourgeois professionnel place ses économies sur une ferme qu'il fera exploiter à son profit, en attendant d'y prendre sa retraite; le petit employé ou l'ouvrier rêve du camp de pêche ou du «bungalow» où il ira passer ses fins de semaine. (p. 238)
On est au début du vingtième siècle. Armand Bigras vient de mourir. Omer, son fils aîné, a hérité du bien paternel à Verchères. Florimond, son plus jeune fils, par nécessité mais aussi un peu par choix, a quitté la campagne et s’est lancé à l’assaut de Montréal.
Au départ, il vit la dure réalité urbaine : il occupe de petits emplois mal rémunérés, ouvrier dans une usine, livreur d’épicerie, vendeur à commission, cireur de chaussures. Puis un jour, la chance lui sourit. Un quincailler de Saint-Henri, Hermas Jolicoeur, originaire de Verchères tout comme lui, décide de lui donner sa chance. Et il la saisit.
En quelques mois, il se rend indispensable, démontrant un flair commercial et de rares qualités de publiciste, science naissante à l’époque. Plus encore, il fait la cour à Herminie, la fille du propriétaire, une jeune femme intelligente mais précieuse, qui fréquente déjà Outremont et sa bourgeoisie et qui rêve d’y faire son nid. Même si tout la sépare de ce jeune homme qui l’adule, de ce campagnard mal dégrossi, elle entrevoit son énorme ambition et se laisse conquérir. Ils se marient et la quincaillerie Jolicoeur du même coup devient la quincaillerie Jolicoeur et Bigras.
Le mariage et les affaires vont pour le mieux quand survient un double malheur : un incendie rase complètement la quincaillerie et le père Jolicoeur, gravement affecté, meurt quelque temps après. Avec l’argent des assurances, Florimond et Herminie conviennent de relancer le commerce dans un quartier qui leur permettra d’accéder à leur rêve. Ils choisissent la rue Sainte-Catherine. Le choix s’avère on ne peut plus profitable, la rue étant en plein essor commercial. Florimond travaille comme un forcené, la quincaillerie gagne en envergure. En outre, ils ont bientôt deux garçons qui occupent Herminie.
Quinze ans passent. Ils habitent maintenant Outremont. Le plus vieux des garçons, renvoyé de son collège huppé, travaille à la quincaillerie et s’avère plutôt mauvais sujet. Le plus jeune étudie à l’université en vue de devenir médecin. La guerre vient de se déclarer sans que cela affecte la famille Bigras. Florimond est devenu un riche notable, il travaille encore jour et nuit et siège sur différents comités voués à « l’effort de guerre », pendant que sa femme, vieillie avant l’âge, essaie de tromper son ennui dans des sorties mondaines, consciente de l’inanité de sa vie, même si elle a réalisé son rêve d’ascension sociale. Elle est malade et meurt subitement. Florimond se retrouve seul, ses deux grands garçons volant de leurs propres ailes. Après une période de réflexion, il prend des dispositions pour se libérer en partie de son commerce, en cédant tout un département à son fils. Et contre toute attente, il retourne à Verchères, il renoue avec sa famille, qu’il n’a pour ainsi dire pas revue depuis 25 ans, achète une terre tout près du lieu de sa naissance, désirant se faire « gentleman farmer ». Il n’abandonne pas la ville, mais décide au terme de sa vie que la possession d’une terre est en quelque sorte un devoir national pour un Canadien français.
— Il ne s'agit pas plus d'imiter les gens de l'autre côté que de copier nos voisins d'outre-quarante-cinquième, mais bien d'être nous-mêmes. Mon premier frère, sur cette terre, c'est le Canadien. C'est pourquoi, considérant tous ceux qui vivent, autour de moi, dans une ville comme Montréal, je te dis: ne cherche pas à en faire autre chose que ce qu'ils sont et doivent rester: des Canadiens. Tu n'y parviendras pas plus que les Anglais n'ont réussi en presque deux siècles à nous faire abdiquer une seule des prérogatives de notre race. Car, vois-tu, il y a quelque chose de plus curieux que notre bilinguisme, de plus contradictoire que notre individualisme fédéré, de plus émouvant que notre fidélité à nos origines françaises, d'aussi respectable que notre catholicisme, de plus profond que nos rancunes, de plus acharné que notre résistance, de plus étonnant que notre vitalité prolifique, c'est que nous, habitants des villes, soyons tellement enracinés à notre sol. Nos pères y ont vécu, nous y retournerons demain, car pour nous le seul intérêt de l'argent, c'est qu'il nous permet de garder ce contact avec la terre. Cela paraît invraisemblable parce que, presque tous, nous l'avons quittée volontairement pour trouver mieux, pour risquer l'aventure, pour obéir à l'attraction de la ville. Et pourtant, il suffit d'ouvrir les yeux. Le millionnaire, chez nous, achète une propriété et non un yacht comme son confrère des États-Unis; le bourgeois professionnel place ses économies sur une ferme qu'il fera exploiter à son profit, en attendant d'y prendre sa retraite; le petit employé ou l'ouvrier rêve du camp de pêche ou du «bungalow» où il ira passer ses fins de semaine. (p. 238)
L’histoire n’a pas rendu justice à ce roman, écrit un an avant Bonheur d’occasion. C’est un roman urbain, écrit avec beaucoup d’intelligence, qui décrit l’histoire de Montréal à travers deux décennies. Montréal n’a pas ce visage misérabiliste et décadent propre à la plupart des romans canadiens-français. On ne comprend pas, toutefois, que l’auteure ait passé sous silence la Crise et que la religion soit absente de ce roman. On assiste à l’urbanisation des Canadiens français, au développement du commerce, à l’apparition de la société de consommation, de la publicité, de l’américanisme... L’auteur décrit Montréal, ses quartiers, sans insister sur les disparités entre les francophones et les anglophones.
La nuit, quand elles n'étaient point éclairées, toutes ces petites boutiques ressemblaient à des sépulcres abrités dans l'ombre propice d'une nécropole, alors que le trottoir — celui du côté sud surtout — bouillonnait allègrement du flux et reflux des passants. Les feux clignotants des enseignes lumineuses, les devantures rutilantes des cinémas, les restaurants aux lustres innombrables, brûlaient d'une fièvre de plaisir et de divertissement de grande ville. Tous les soucis du jour restaient masqués et les laideurs commerciales cachaient leur honte jusqu'au lendemain, perdant leurs droits d'un coup de baguette étoilée. La nuit élargissait la rue où le trafic était moins dense. Et tout à coup, on se rendait compte que sans ce Sainte-Catherine nocturne, Montréal serait une ville morte, atrophiée, mesquine, sans joie ou, du moins, sans ce bruit, ce clinquant, ce mouvement qui donne l'illusion de la joie. Décidément, la rue Sainte-Catherine sauvait Montréal de la monotonie, le jour par tout ce qui s'y vendait, la nuit par tout ce qui s'y dépensait. N'aurait-elle pas eu ce nom de sainte, ce nom de prédilection, qu'elle eût été tout de même une rue à honorer et à bénir. Et quand enfin l'heure du répit et du calme sonnait pour elle et qu'elle croyait pouvoir s'assoupir, à l'aube, sur son matelas de neige ou son asphalte fraîche, l'armée des puissants, des conquérants, des lutteurs, dont faisait partie Florimond Bigras, s'apprêtaient, à peine leurs paupières dessillées, à l'envahir de nouveau. (153-154)
Au-delà du discours social, l’auteure n’oublie pas ses personnages, qui sont bien développés, du point de vue psychologique. Le seul problème, surtout au début du roman, c’est que l’analyse prend trop de place et écrase le récit, l’empêche de se déployer librement. Et je trouve aussi que l'auteure donne une trop grande place, dans la narration, au langage pittoresque des Canadiens français, comme si elle écrivait pour un public étranger. Monsieur Bigras mériterait une ré-édition et la comtesse Geneviève de La Tour Fondue, qu’un biographe s’intéresse à son cas.
Geneviève de La Tour Fondue |
Saint-Henri était un filtre où le Canadien, hier de la campagne, devenait, dès qu'il en sortait, Montréalais en une génération, un homme façonné pour la lutte non plus contre la terre, mais pour la réussite, un fils de la promesse, cette promesse de prospérité que lui avaient léguée en héritage ses pères venus des vieux pays.
Le sol n'avait point vidé les énergies, et les jeunes abordaient la cité avec le désir violent que donnent des siècles d'attente. Eux qui possédaient la terre, eux les rois de la forêt, eux les trappeurs inégalés, ils se ravalaient au niveau des autres, ils cherchaient le bonheur dans l'argent, dans ce mot sans couleur et implacable que d'austères traités nomment le capital. Dans la grisaille des rues au cœur de pierre, ils devenaient les captifs du dollar, l'insigne tortueux qui appâtait les riches et les miséreux, mêlait leurs appétits et confondait leurs ambitions pantelantes.
Dans cette danse macabre, le petit campagnard, promu homme de la ville, rencontrait d'étranges sorciers, aux visages cosmopolites, qui le dépouillaient de son intransigeante probité, le frottaient, le battaient, le volaient, l'empoisonnaient et le laissaient sans âme au bord du fossé, à moins qu'il ne fût assez « dur à cuire » pour devenir leur maître.
C'est seulement au sortir de cette épreuve du feu, de ce baptême de la ville, qu'il comptait ses adversaires ou ses alliés — qu'ils soient Anglais, Juifs ou de sa race — marquait les premiers, sans souci de leur origine, d'une rancune irréductible, et choisissait d'être fidèle envers les siens ou envers sa bourse, et, si possible, de concilier les deux. (p. 90-91)
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