9 avril 2010

L’Ineffaçable souillure

Arsène Goyette, L’Ineffaçable souillure, Sherbrooke, La Tribune, 1926, 259 pages.

Qu’est-ce que cette « ineffaçable souillure » à laquelle le titre fait allusion? Blasphème, apostasie, adultère, crime sexuel?
Voyons un peu l’intrigue que nous a concoctée l’abbé Arsène Goyette. Le juge Madore, un libre-penseur, a deux filles : Ruth et Gratia. Il a convenu avec sa femme que son aînée, Ruth, recevrait son éducation chez les Anglo-protestants dont il admire l’école non confessionnelle. La plus jeune irait dans les couvents des bonnes sœurs, comme le veut sa mère.
Le juge Madore a un ami, libre-penseur comme lui, qui dirige un journal, La Sensation. Langlais, c’est son nom, a aussi envoyé son fils, Kenneth, à l’école des Anglo-protestants. Après leurs études, Ruth et Kenneth se sont fiancés. Ce que cette dernière et son père ignorent, c’est que Kenneth fréquente des tripots malfamés, qu’il a une maîtresse, qu’il est un joueur de cartes compulsif, en plus de spéculer dangereusement avec l’avoir de ses clients (il est notaire) à la Bourse. Ce qu’ils ignorent aussi, c’est que Kenneth se trouve dans de mauvais draps après avoir perdu beaucoup d’argent, dont une partie de la dot de sa fiancée qu’il a réussi à lui extirper par la ruse. Ce que le père ne sait pas, c’est que sa fille et son futur gendre ont fouillé à son insu dans sa bibliothèque et qu’ils se sont farci tous les livres à l’index qu’elle contenait.
Le Juge est en train d’écrire un livre dans lequel il veut démontrer la supériorité du système scolaire anglo-saxon. Il a même visité une prison, croyant y trouver la preuve que l’endoctrinement et la réglementation étriquée des écoles catholiques ne faisaient que conduire au crime. Déjà avec son ami Langlais, il savoure l’énorme remous que devrait créer la sortie de son livre. Les choses basculent quand Kenneth tire sur deux joueurs qui avaient triché aux cartes. Il est emprisonné et toute son histoire est mise au jour, avec une forte insistance sur l’éducation neutre qu’il a reçue. Ruth, apprenant la nouvelle, l’esprit trop longtemps nourri par les livres impies de la bibliothèque paternelle, sombre dans la folie. On l’envoie se reposer à la campagne. Kenneth est condamné à trois ans de travaux forcés.
Madore et Langlais finissent par reconnaître qu’ils ont erré, que leurs convictions ont créé à tout jamais une tare dans l’esprit de leurs enfants, en d’autres mots une « ineffaçable souillure ». Ils décident de s’amender. Le juge organise un autodafé dans lequel il brûle tous les livres à l’index que contient sa bibliothèque. Langlais renonce à publier son journal à sensations.
Heureusement il y a Gratia, elle qui fut élevée par les Sœurs : elle refuse les avances d’un ami anglophone de son père et se fiance à un jeune avocat canadien-français qui a renoncé au monde matériel pour se consacrer aux faibles et à la justice.

Vous l’aurez compris, on est devant un livre de propagande de bas étage. Pour Goyette, tous les maux de la société ont comme source le jaunisme des journaux à sensations, les mauvais livres et l’éducation neutre. Chacun de ces aspects fait l’objet de longues dissertations – il serait plus juste de dire de sermons. Tous les clichés de la vieille droite chrétienne y passe. La vieille Europe et surtout la France de Jules Ferry, les Encyclopédistes, le Canada anglais et les Juifs sont tous des dégénérés. Bref, la religion doit trôner sur tous les aspects de la vie, c’est elle la gardienne de la famille et de la nation.
Je ne m’acharnerai pas inutilement sur cet auteur que même Camille Roy a ignoré dans son Manuel. Je pourrais citer des passages sexistes, racistes. Je me contenterai de courts passages, qui parlent d’eux-mêmes, en lien avec les trois aspects développés dans le roman :

Sur les méfaits de l’éducation neutre :
« Pendant les longues heures de la nuit, Kenneth repassait dans son esprit les prodromes de sa perversion.
Comme par magie, son enfance revenait avec ses innocents plaisirs et son cortège de douces illusions. .. puis, à l'âge de douze ans, bambin, il avait été envoyé à une école dont les manuels taisaient le nom de Jésus-Christ et de son Église... Dans ce milieu protestant et anglais, il avait oublié ses prières et ses pratiques religieuses... le high-school et l'université neutre avaient consommé la ruine de sa mentalité catholique et française. . .
Songeant à l'éducation tronquée dont il avait été la victime par la faute d'un père maladroit, le malheureux se roulait sur son grabat en exécrant la formation, convenable peut-être et moins périlleuse pour des Anglais hérétiques, mais radicalement insuffisante pour un Canadien français : "O école de malheur! tu ne m'as pas fortifié contre les tentations de la vie comme tu aurais dû!... Né dans une ambiance de foi et de patriotisme, j'aurais mieux tourné si j'avais été confié à des éducateurs de ma religion et de ma nationalité. Ils ne m'eussent pas seulement instruit, ils m'auraient éduqué!... O école maudite!..." »

Sur le jaunisme :
« Je vous ai déjà dit que ces sortes de récits constituent un véritable danger social. Ils déposent ou réveillent dans les cœurs et les imaginations des germes de perversion et de contagion. Ce sont des leçons de choses funestes et terribles dans leurs conséquences. Combien de lecteurs y font l'apprentissage du vice et de la débauche ? Les annales judiciaires, les moralistes et les médecins, je vous le rappelais aussi, sont unanimes à reconnaître qu'il se dégage de ces descriptions circonstanciées des meurtres les plus horribles comme un entraînement irrésistible au crime. Le journal qui revient tous les soirs ou tous les matins, avec ses colonnes, pour ainsi dire, pleines de sang, de haine farouche et d'instincts pervers, forme peu à peu, mais fatalement, autour de ses lecteurs, une atmosphère pernicieuse, capable de corrompre à la longue les âmes les mieux trempées. Comment les faibles, et ils sont le grand nombre, pourraient-ils résister à cette influence délétère ? »

Sur les mauvaises lectures :
« Le médecin sourit tristement devant cette erreur de jugement dans un homme aussi instruit.
—A la suite de tous les symptômes qui manifestent l'état morbide de Ruth, me permettez-vous, monsieur le juge, de vous dire franchement ce que je pense de son cas? —Parlez, docteur, je vous accorde toute liberté. —Dans mon humble opinion, la crise de votre fille est l'aboutissement naturel d'une débauche de lectures immorales. […]
—Mais comment diagnostiquez-vous que Ruth a lu de la canaille de littérature ? Et puis, où s'est-elle procuré ces livres néfastes? Vous me remplissez d'étonnement, docteur. […]
—Je suis certain, affirma le praticien, de ce que je vous signalais tout à l'heure. D'abord les paroles que proférait la malade, je les connais depuis longtemps. Elles ont été empruntées à un livre que je possède et que vous avez, vous-même, dans votre bibliothèque. Cet ouvrage a pour titre: Voleurs de vertus et Assassins des cœurs. L'auteur, l'abbé Vincent, y décrit minutieusement les méfaits des écrivains licencieux qui ravissent à leurs lecteurs les plus nobles habitudes et tuent chez eux la foi et la pureté chrétienne. »

L’autodafé
« Monsieur Madore exécutait son plan de désinfection.
Il avait réuni chez lui le notaire Dubuc, le docteur Bert, l'avocat Fontaine et deux Français très instruits: messieurs Lafitte et Duval. […]
Au lieu de veiller dans le salon, selon l'habitude, les amis avaient été priés de monter à la bibliothèque pour être témoins, avait averti monsieur Madore, de l'exécution générale. […]
— Mes amis, dit-il, je vous ai réunis pour accomplir un acte de justice qu'en conscience je dois accomplir. Tout homme se trompe au cours de sa carrière. Moi, j'ai commis l'erreur de garder sous mon toit de père de famille et d'homme public les profanateurs des lettres et du journalisme. J'ai manqué.
— Mais alors, diagnostiqua le docteur Bert, vous purgerez ces rayons des livres qui les déshonorent ?
— Et vous condamnerez au supplice du feu, continua Marc Fontaine, les auteurs coupables de libelle contre Dieu, les écrivains qui insultent à la vérité et aux bonnes mœurs, les romanciers enfin qui se sont repus de sang et de boue? […]
— Expulsez tout d'abord Voltaire, commanda le juge. […]
— C'est un misérable, repartit le notaire Dubuc. Ce coryphée des libres-penseurs mettait ses délices à ridiculiser les dogmes chrétiens: "Le fond de Voltaire, remarque monsieur Lanson, c'est l'irréligion... […]
Quand la face cynique du faux philosophe eût été jetée dans la charrette et que ses œuvres flambèrent dans la cheminée, il y eût comme un soulagement dans la physionomie des invités. Il leur semblait que l'assassin et le corrupteur de tant d'âmes françaises venaient d'expier sur un gibet ses infamies de toutes sortes.
— Après Voltaire, sortez le dégoûtant Zola, ordonna l'exécuteur des hautes manœuvres.
Au moment où les bourreaux d'occasion traînaient l'ignoble plâtre vers la ruelle et pendant que ses œuvres pétillaient dans l'âtre, les veilleurs s'étaient éloignés de la flamme comme si elle eût dégagé des odeurs nauséabondes. […]
A la suite du littérateur ordurier, Diderot, d'Alembert, Renan, Georges Sand, Jean-Jacques Rousseau, Victor Marguerite, furent jetés à la voirie pendant que leurs productions alimentaient le foyer. […]
— Il est vrai que déjà nous avons exécuté les chefs de la racaille, mais il en reste encore d'autres qui allégueront diverses excuses pour ne pas monter au bûcher ou pour ne pas gagner le dépotoir. […]
Sur une table, étaient entassés les livres de Balzac.
— Au feu! au feu! réclamèrent les invités.
Seule, une voix était discordante.
Monsieur Lafitte plaidait la cause de l'inculpé.
—Mais c'est le père du roman moderne, interjetait-il, il est universellement connu et admiré; il a illustré le génie français.
—La Comédie humaine est à l'Index, rétorquait Marc Fontaine. Il est dangereux, cet auteur prolifique. Dans cette centaine de romans où il y a beaucoup d'imagination, le critique littéraire est scandalisé par la licence qui dépare presque tous les volumes. Parmi les cinq mille personnages qui détiennent les rôles dans cette profusion de livres, c'est toujours l'argent et les femmes qui prédominent. C'est scabreux, c'est impudique.
—Au feu! au feu! décrétèrent les jurés d'occasion.
Monsieur Lafitte intercéda en vain...
Les flammes crépitaient en dévorant: Berthe la repentie, Les Cent contes drolatiques, Contes bruns, Les Employés, Esther heureuse, L'Excommunié, La Femme supérieure, La Fille aux yeux d'or, Le Père Goriot, Béatrix, Les Célibataires, Étude de femme, Une passion dans le désert, etc... etc... etc...
Assez d'obscénités pour pervertir un pays!...
—Après Balzac, soumit monsieur Madore, se présentent les Dumas: le père et le fils. Dois-je les envoyer au bûcher ? » (p. 192-199)

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