11 octobre 2019

Nipsya

George Bugnet, Nipsya, Saint-Boniface, Éditions des Plaines, 1990, 333 p.  (Éd. critique de Jean-Marcel Duciaume et Guy Lecomte) (Éd. originale : Nipsya: grand roman canadien inédit, Montréal, Éditions Edouard Garand, 1924, 72 p.) (Le roman a été traduit en anglais par Constance Davies : New York & London, Louis Carrier & Co., 1929)

Georges Bugnet (1879-1981) émigre au Canada en 1905. Nipsya est son deuxième roman, Le Lys de sang étant paru une année auparavant. Ces deux romans parus chez Garand, dans la collection « Le roman canadien », sont signés d’un pseudonyme : Henri Doutremont. L’édition originale de Nipsya est introuvable. J’ai lu l’édition critique : les auteurs avouent qu’ils ont corrigé d’innombrables fautes, chose courante dans les premières publications de Garand, et qu’ils ont remanié légèrement le texte avec la permission (posthume) de l’auteur. 

Nypsia, 16 ans, vit avec sa grand-mère près du lac des Aigles en Alberta. Ce lac est situé près de Rich Valley, là où habitait l’auteur. Nipsya est une Métis qui n’a pas connu son père irlandais. Elle vit avec sa grand-mère de la nation des Cris (Kris dans le livre). Son oncle Cléophas Lajeunesse, un voyageur des pays-d’en-haut à la retraite, habite de l’autre côté du Lac avec son fils Vital et sa fille Alma. Son épouse crie est décédée. 

Leur fils Vital, l’autre personnage important de ce récit, tout métis qu’il soit, partage les idées et les coutumes des Canadiens français, dont l’esprit religieux et l’amour de la terre. Son père étant vieux, c’est lui qui assume la charge de la famille. Travailleur acharné, il colonise une terre nouvellement arrachée à la nature. Il est aussi très engagé politiquement : il appuie Louis Riel qui défend les Cris et les Métis que le gouvernement d’Ottawa veut déposséder de leur terre au profit des Anglais (on est en 1884).

Malgré l’aspect historique important, le roman se développe à partir de l’intrigue amoureuse puisque le récit est presque toujours focalisé sur le personnage de Nipsya. On parle de Riel et de sa lutte, mais on ne les « voit » pas.

Pour le reste, c’est une quête amoureuse à double-fond. Nipsya est présentée au départ comme une jeune fille pure et innocente, ouverte à toutes les propositions. Un peu comme Maria Chapdelaine, elle va rencontrer trois prétendants : Vital, Mahigan et Alec, soit un Métis, un Autochtone et un Blanc. Autrement vu : un catholique, un polythéiste et un protestant. Ou même encore : un agriculteur, un Autochtone naufragé des traditions millénaires, et un commerçant au service de l’argent. 

L’auteur, plutôt sympathique à la cause des Autochtones, s’est quand même gardé de faire de Mahigan un digne représentant des Cris. Il est violent et voleur. Quant à Alec, il a beau être gentil, sensible et attentionné, au fond c’est un tricheur : quand vient le temps de prendre une décision, l’argent et le prestige social ont tôt fait de balayer ses sentiments. Ne reste que Vital, Saint-Vital, catholique convaincu, nationaliste bien trempé et cultivateur acharné.  Il va exiger de Nipsya qu’elle fasse une démarche spirituelle avant de se lier à elle.

On le devine, Vital va gagner et avec lui, l’idéologie canadienne-française de l’époque. Cultiver le sol, développer son esprit religieux, loin de la ville et près de la nature, c’est le chemin tracé de la survivance du peuple canadien-français. Après tout, n’étions-nous pas un peuple messianique ? (Voir l’extrait 2)

Bien entendu, ce qui singularise ce roman, c’est que cette idéologie est défendue pas des Métis, ballottés entre deux religions, deux langues, deux civilisations, dans un monde en train de changer.


Édition de 1988
Extraits
« Et c'est par cette veine capillaire du continent que furent apportés et semés, avec les pas ténus d'éphémères humains, les germes de corruption engendrés par cette floraison artificielle et vénéneuse qu'est l'extrême civilisation, laquelle détruit l'ordre et l'équilibre du monde, en même temps que, par une artère plus au sud, remontaient les sains antidotes, qui sont dans les grandes pensées et les nobles actes de l'homme. » (p. 133)

« Mais, me direz-vous, les Anglo-Saxons sont protestants. Oui. Néanmoins ils aident au christianisme et leurs innombrables sectes sont pourtant préférables au paganisme, et de beaucoup. Et voici que déjà nos frères protestants, effrayés de cet endettement de leur corps, cherchent à revenir à l'unité. Je ne serais pas surpris, que, lorsque luira le jour du Seigneur, notre Canada, avec la race et la langue anglaises pour le domaine des forces matérielles, et la race et la langue françaises pour le domaine de la pensée, soit le champ de bataille et de victoire d’où se lèvera l'unité chrétienne pour dominer le monde. (p. 191)

« Elle ne savait plus bien maintenant où était la vérité : s'il valait mieux que son pays suivit la même antique et primitive destinée, comme le voulaient les Kris; ou s'il ne serait pas meilleur de laisser se ruer sur cette vaste contrée encore sauvage les mêmes efforts des races blanches, et les mêmes beaux drames, les mêmes fiévreux emportements de conquêtes, avec tout leur sang et toutes leurs larmes. Elle ne savait plus qui avait plus de noblesse : son pays de lacs et de forêts ou les êtres humains clairsemés, révérant des puissances cachées, menaient une vie simple et rude; ou les nations des vieux peuples denses, écrasant la nature pour dresser leurs ambitions de pierre et de fer, menant une lutte incessante et formidable dans laquelle, à côté des chants de triomphe, on entendait toujours les cris de la douleur, mais qui était si grandiose dans la majesté de son effort. (p. 230)

« Des yeux de Nipsya maintenant rayonnait une lumière sereine et douce, comme celle des étoiles dans la nuit quand les nuages ont été emportés par le vent, et ses lèvres avaient retrouvé le sourire heureux des jours où le reflet ineffable se posait sur toutes les choses. Dans chacune de ses actions elle goûtait une joie passionnée, parce que, dans chacune, elle parvenait sans lutte à satisfaire aux deux grands amours qui lui emplissaient le cœur et dont elle ne savait plus lequel l'emportait : le divin s'était fait humain, et l'humain presque divin. (p. 271)

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