1 décembre 2023

Forêt vierge folle

Roland Giguère, Forêt vierge folle, Montréal, L’Hexagone, 1978, 219 p. (coll. Parcours)

Forêt vierge folle ne fait pas partie de la collection « Rétrospectives » de l’Hexagone.  Il s’agit du  premier recueil d’une nouvelle collection nommée « Parcours ». Il contient des poèmes, des essais et des images, ce qui en fait un livre-objet, selon l’éditeur. Il est difficile de savoir si les textes et les images apparaissent toujours suivant un ordre chronologique. Deux poèmes ont déjà été publiés dans Le défaut des ruines est d’avoir des habitants : « Signaux » et « Grimoire ». Deux courtes suites poétiques, Abécédaire (un jeu verbal et phonétique publié en 1975) et J’imagine (un texte inspiré des manifestations de 1968 publié en 1976), ont déjà fait l’objet d’un recueil aux éditions Erta.

Pour le reste, voici un aperçu de ce qui m’a semblé le plus important. On trouve dans Forêt vierge folle :

§  Quelques poèmes sentimentaux dont : « À l’ombre de ma vie » :

l’ombre c’est encore et toujours toi
toi qui t'agites dans les replis de ma vie
je te vois cernée de mes bras douces tentacules
et plus que tout autre je me vois cerné par I'amour
plus que tout autre je ne vois pas d'issue à mon avenue
si ce n'est la lueur de ton front appuyé sur le mien
mon front près de ton front
et ma main qui toujours dessine sur les pierres humides
l'itinéraire d'une vie que j'ai mise comme enjeu
le hasard s'est mis entre mes mains
comme un pigeon blessé de l'aile
je n’ai plus qu’à lui fermer les ailes (p. 34)

§  Des poèmes-collages surréalistes à partir de découpures des journaux;

§  Un poème manuscrit lors du décès d’Éluard, repris plus loin et dactylographié;

   


§  Un poème intitulé « Viendra le jour », écrit en 1952, que la génération hippie n’aurait pas renié;

§  Vingt-quatre pages de dessins que Giguère avait l’habitude de tracer dans les marges de ses poèmes :

 


§  Quelques textes qui évoquent des ruines à la suite d’un cataclysme, par exemple « Le temps de l’opaque» : « L’Opaque. L’opaque feutré, ouaté, avec ses hautes bottes noires, s’emparait du village, posait sur les visages un masque de plomb et enlevait à toutes choses le moindre reflet vivant. C’était l’Opaque, l’opaque des momies et du granit noir, l’opaque de la cristallisation des eaux courantes, l’opaque de roc et de bitume, l’opaque des sables mouvants, des marais de miel sombre et de l’enlisement. Le Temps de l’Opaque était venu. » (p. 75)

§  Certains textes critiques sur la peinture, le dessin, la poésie, y compris ses pratiques, son esthétique : «Le peintre, le vrai, est en quelque sorte un plongeur qui, méprisant la surface du fleuve où tout est clair et précis, donc sans intérêt pour lui, s’acharne à descendre, de plus en plus profondément, risquant à chaque plongée de se noyer, laissant chaque fois un peu de sa propre vie. » (p. 16) « Le poème m’est donné par un mot, une image, une phrase qui cogne à la vitre. Dès que cette phrase est couchée sur le papier, elle s’étale, pousse ses ramifications, croît comme une plante ; le poème s’épanouit selon un élan, un rythme naturel qu’il porte en lui dès le premier mot. (p. 103) « La prémonition est certainement l’un des pouvoirs de la poésie puisque le poète, en somme, n’est rien d’autre qu’un sismographe qui enregistre les tremblements d’être. » (p. 111-112)

§  Une suite intitulée « Cartes postales » où Giguère parle de voyage : « Je ne suis pas où vous pensez. Pays perdu, pays ruiné. Le soleil, ici, perce et tue. Comme chez vous la neige. Plages inutiles. Sable. Mes paysages sont vos yeux, votre dernier regard à l’orée de l’érablière. Je ne voyage pas, je m’absente. »

§  Plusieurs de ses gravures, mais aussi celles d’objets ou de peintures qu’il admire :

 

Plusieurs poèmes, dans la dernière partie, disent l’usure du temps mais, malgré tout, la persistance de l’amour : 

ENTREFILETS

Dans mes profondeurs je remue
je
fais mon feu à l’ombre
j'essaie
d’éclairer ma cave
pendant
que le grenier croule

rien
qui vaille dans tout cela
sinon
l’étincelle.
***
je suis à la hauteur
j'aspire
et j’espère une heure bleue
comme
hier vous m’aviez promis
entre
deux pleurs
et
j'irais plus loin aussi
si
tout n’allait pas sans heurts.
***
la vue voilée par trop de toiles
on
oublie l’horizon présent

le
ciel coule sur tous les flancs
l'ancre
traîne dans un fond de sang

on
ne compte plus les étoiles dans l’étang.
***
Où sont les mots que j’ignore
sont ces lettres qui me manquent
pour
dire simplement je vous aime
dans
ce déferlement de cris
au
coin de la rue à midi ?
***
Défilé de couleurs
au
coin de l’œil qui cligne
parade
de signes en un jour de deuil
le soleil sombre
dans
un ciel indigne.
***
Loin des maisons moroses
fleurit le souci
voici
la prose
que
je vous avais promise.

Ce qu’il y a d’exceptionnel avec Giguère, c’est que son œuvre couvre tous les âges. On peut ainsi prendre la mesure d’une vie. Je n’avais jamais lu Forêt vierge folle. Aucun autre de ses livres ne nous fait autant aimer Giguère. On découvre un artiste, ses tâtonnements, et un homme vieillissant qui cherche toujours sa route et une épaule pour accrocher sa vie. 

Roland Giguère sur Laurentiana

Éditions Erta
Faire naître
Les nuits abat-jour
Yeux fixes
Midi perdu
Images apprivoisées
Les armes blanches
Le défaut des ruines est d’avoir des habitants
Adorable femme des neiges
L’âge de la parole
La main au feu
Forêt vierge folle
Voix de 8 poètes du Canada

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