Les thèmes dans Le Survenant

Les nomades et les sédentaires
L’opposition entre les nomades et les sédentaires date des débuts de la colonie. Les premiers Français préféraient courir les bois à la recherche de fourrures plutôt que s'installer à demeure sur une terre. Le tout est déjà exprimé dans Maria Chapdelaine : « C’était l’éternel malentendu des deux races : les pionniers et les sédentaires, les paysans venus de France qui avaient continué sur ce sol nouveau leur idéal d’ordre et de paix immobile, et les autres paysans, en qui le vaste pays avait réveillé un atavisme lointain de vagabondage et d’aventure. » 

Germaine Guèvremont déclare, dans une entrevue parue dans La Presse, le 3 février 1968 : « La société, notre société québécoise se compose de deux races fondamentales. D'une part, il y a les « habitants » qui sont des gens solides ayant les deux pieds sur la terre et d'autre part, il y a les « coureurs de bois », les aventuriers, les meneurs.» (Entrevue accordée à Alice Parizeau) 

Ce sont deux modes de vie opposés. Un sédentaire donne de l'importance au passé, à la tradition, aux biens matériels. Il peut vivre en profondeur une relation avec son milieu, avec sa famille. Il s'inscrit dans une continuité, dans une lignée qui donne un sens à sa vie. Il craint les changements, l'inconnu, la différence. Un nomade donne de l'importance au présent, à l'éphémère. Il parcourt l'espace, recherche la nouveauté. Il sacrifie les rapports profonds et durables avec d'autres êtres, préférant le renouvellement des visages et des lieux. C'est la multiplicité des expériences qui donne un sens à sa vie. Ces deux traits, on les retrouve dans une proportion plus ou moins grande chez tous les personnages du Chenal du Moine. 

Le Survenant ressuscite un vieux fond atavique, fait remonter à la surface des restes de nomadisme chez les habitants du Chenal du Moine. Réaction ambivalente : on le craint mais il attire tout le monde comme un aimant.

Didace et le Survenant sur le lac St-Pierre

L’espace
Rappelons que la société québécoise fut développée selon le système des seigneuries. Le territoire fut découpé en bandes étroites, perpendiculaires au fleuve ou à un cours d’eau. Quand un premier rang était occupé, on traçait le second. On vivait en autarcie sur les terres. Les villages tardèrent à apparaître, si bien que le rang fut longtemps au cœur de l’espace social. 

Le village de Sainte-Anne-de-Sorel et la ville de Sorel apparaissent comme des milieux en « marge » pour les habitants du Chenal-du-Moine : « Pour eux, sauf quelques navigateurs, le pays tenait tout entier entre Sorel, les deux villages du nord, Yamachiche et Maskinongé, puis le lac Saint-Pierre et la baie de Lavallière et Yamaska, à la limite de leurs terres. » L’Acayenne vient « en bas de Québec » et pour eux c’est déjà un autre pays. Et les « gypsies » sont pour ainsi dire ostracisés. Ville et village sont en marge de leur territoire. Ils n’en sont que les appendices nécessaires pour socialiser, pour célébrer le culte ou pour écouler des marchandises et se faire un revenu d’appoint. Le village peut être considéré comme lieu de retraite et de repos. La ville leur apparaît comme un endroit peu convenable. Aussi voient-ils d’un mauvais oeil la venue du cirque ou les virées de Didace et du Survenant à Sorel. 

Un verveux

Bien entendu, il y a le lac Saint-Pierre et le Saint-Laurent, l’eau qui invite au voyage, le vaste monde qui traverse leur territoire. Mais seul le Survenant semble vraiment sensible à son pouvoir d’attraction : « Je pense que nulle part j’ai resté aussi longtemps que par ici. Avant, quand j’avais demeuré un mois en un endroit, c’était en masse. Mais, au Chenal, je ne sais pourquoi… peut-être parce qu’il y a de l’eau que j’aime à regarder passer, de l’eau qui vient de pays que j’ai déjà vus… de l’eau qui s’en va vers des pays que je verrai, un jour… je ne sais pas trop… » 

La nature
Le Chenal du Moine est un environnement très riche. Ses habitants vivent au confluent de deux systèmes écologiques, marin et terrestre, ce qui circonscrit leurs principales activités : la chasse et l’agriculture. Ils vivent entre leurs « petites terres cordées comme des mouchoirs de poche » et l’ouverture du lac Saint-Pierre, entre la route qui meurt au bout du rang et le fleuve qui ouvre sur le « vaste monde ». Ce monde fermé sur lui-même, borné de toutes parts dans leur esprit, est sans cesse traversé par des navires venus d’ailleurs, qu’on ne peut sans doute pas complètement ignorés. 

Ces deux environnements représentent deux facettes de la nature. Sur le fleuve, la nature est restée sauvage, étrangère, dangereuse : c’est celle des oiseaux migrateurs qu’on chasse, celle des animaux qu’on trappe… Le fleuve, on ne peut pas le domestiquer, il faut toujours s’en méfier, été comme hiver. Par contre, sur la terre ferme, la nature est domestiquée : depuis six générations, la terre a été labourée et encore labourée, ce sol est meuble et riche des alluvions laissées par les débordements du fleuve. Cette terre fertile ne les trahira jamais ; les générations peuvent se succéder en toute quiétude.

La nature est plus qu’un habitat : elle rythme leur vie, détermine les périodes de travail et de socialisation. L’hiver, les habitants hibernent. Il suffit d’entretenir les bêtes et de profiter des temps libres pour préparer les Fêtes. C’est le temps de la socialisation. Le printemps, quand le fleuve dégèle, on s’active : il faut assister les animaux qui mettent bas, redresser les clôtures que l’hiver a renversées, préparer les semences. L’été, c’est la période la plus intense. On sème, on récolte, les animaux donnent leur plein rendement. Enfin, l’automne revient, on rentre les animaux et on se prépare à affronter l’hiver; de nouveau, on ralentit.

Le Chenal du Moine
Leur compréhension du monde passe par la nature : on se tourne vers elle, sûr d’y trouver une réponse. N’est-elle pas l’œuvre du Créateur? Pour comprendre les mystères de la sexualité dont parle librement le Survenant, Angélina se réfère à la nature : « Maintenant, la richesse lui apparaissait partout dans la nature. » Pour comprendre et essayer d’accepter la cruauté du destin humain, Didace prend l’arbre comme exemple : « Mais le gel de la mort a abattu une jeune branche avant son terme; une autre s'en détache d'elle-même, comme étrangère à la sève nourricière, et le vieux tronc, ses racines à vif, peine sous l'écorce, une blessure au cœur. » Marie-Amanda, après quelques hésitations, décide d’asseoir la petite Mathilde à la place de sa mère défunte : « [...] une feuille tombe de l'arbre, une autre la remplace ». Le destin de tous les êtres vivants est le même : tout naît, se transforme, meurt pour naître de nouveau. « Ainsi donc la vie est comme la rivière uniquement attentive à sa course... » Les Beauchemin succèdent aux Beauchemin, comme l’hiver à l’été, comme l’arbre à la graine. Lignées humaines, végétales et animales. Vision cyclique du temps. On ne peut rien contre le pouvoir souverain de la nature. « Soumis au rythme éternel de la nature, les habitants du Chenal du Moine... » 


La religion
La religion imprègne le quotidien des habitants du Chenal du Moine. Tout comme la nature, elle balise leur vie : le dimanche, pendant les nombreuses fêtes, on arrête tout pour rendre tribut au créateur. Le calendrier religieux (le temps de l’Avent, le temps des Fêtes, le carême, le temps de Pâques...) se superpose au calendrier civil. (Voir le calendrier liturgique) 

Tout le monde, même le Survenant, fréquente l’église sans se poser de questions. Chacun accomplit son devoir religieux dans le respect des rites. Peut-on y voir pour autant un sentiment religieux pleinement vécu ? Il est bien évident que l’église est tout à la fois un lieu de culte et un lieu social. « Ce n'était pas uniquement par piété que Didace voulait arriver avant le commencement de la grand'messe : il ne détestait rien autant que d'être bousculé disait-il. Mais il aimait surtout parler avec tout chacun à la porte de l'église. Puis, quand il s'enfonçait dans son banc, un quart d'heure avant l'Introït, il avait le temps de prendre connaissance de l'assistance, de se racler la gorge à fond, de chercher son chapelet et aussi de penser en paix à ses affaires temporelles. » La place qu’on occupe dans l’église témoigne du rang social : rappelons que les bancs étaient vendus à la criée. Les places dans la nef étaient occupées par les notables tandis que les modestes places au jubé par les moins fortunés, comme le Survenant. Pour un, Pierre-Côme Provençal, assis au « banc d’œuvre », trouve dans ces assemblées la scène où il peut exhiber son importance. 

Les femmes, souvent responsables de la morale dans la cellule familiale, semblent-elles habitées par des convictions religieuses plus profondes? Oui, si on s’en tient à Angélina. Elle meuble ses dimanches solitaires par la lecture de son missel, saisie d’éblouissements par certains passages mystiques, toutefois « plus attentive à la musique qu’au sens des mots ». Pour Phonsine, la messe dominicale constitue une sortie, une pause dans le train-train quotidien, l’occasion de donner libre cours à ses velléités de grandeur : « Dans sa collerette de rat d’eau sentant la camphorine, elle était à peine reconnaissable, et fort enlaidie : elle n’avait plus son visage lisse et blême ni ses bandeaux unis, des jours de semaine, mais un toupet frisé, comme à perpétuité et la figure d’une blancheur risible, de la poudre de riz jusqu’à la racine des sourcils et des cils. » 

Tout compte fait, la religion n’exerce pas une emprise de tous les instants. Chacun à sa façon semble s’en accommoder, comme en témoigne Didace. « Pour lui, les commandements de Dieu et de l'Église se résumaient en quatre : faire le bien, éviter le mal, respecter le vieil âge et être sévère envers soi comme envers les autres. » La fin du roman est assez pertinente à cet égard : Didace consulte le curé, non pas parce qu’il le considère comme un guide spirituel, mais plutôt parce qu’il a besoin de son assentiment pour étouffer les commérages. Il lui force la main en payant une dispense des bans avant même que le curé Lebrun ait obtenu l’avis du prêtre d’où vient l’Acayenne. Qui plus est, il ira jusqu’à donner plus de poids à l’avis du Survenant qu’à celui du prêtre : « Pendant que son curé lui prodiguait de sages conseils et tentait de le dissuader d’un mariage précaire, Didace, envoûté, était à des lieues de là : le Survenant connaissait tout. Il avait toujours raison. Puisqu’il lui avait conseillé de se marier, rien de mauvais ne devrait en résulter. »
  
Le déclin du terroir
Le Survenant est considéré comme le dernier grand roman du terroir. Les Beauchemin, implantés depuis six générations au Chenal du Moine, ne se prolongeront pas au-delà d’Amable, paresseux et sans ambition. Le nom, le bien paternel, le savoir-faire, les outils, le fusil de chasse, un certain caractère, bref tout ce qui constitue le patrimoine familial qu’on se transmet d’une génération à l’autre, sera à tout jamais perdu. Et la même situation semble frapper David Desmarais qui n’a pas de fils, ni gendre, car il est bien évident qu’Angélina ne se mariera pas. 

Seul Pierre-Côme Provençal tient encore les cordeaux bien en main. Remarquons, toutefois, que ses quatre garçons et ses quatre filles n’apparaissent pas comme les personnages les plus sympathiques du roman. Pierre-Côme, en s’opposant si fortement au Survenant, semble ancré dans ses traditions, incapable d’évoluer, de s’ouvrir au monde extérieur. On peut déjà prédire que Joinville, tôt ou tard, lui fera faux bond. 

En faisant du Survenant un personnage sympathique, Germaine Guèvremont réhabilite le coureur de bois, un coureur de bois moderne, plus prompt à s’enfoncer dans les villes que dans la forêt. À la fin du roman, nul malheur ne vient le discréditer comme ce fut souvent le cas dans les romans du terroir. Il garde son plein mystère, son auréole pourrait-on dire, et en cela, son mode de vie apparaît comme un choix valable.

La maison Provençal (Photo Alice Viau Cournoyer)

Les îles de Sorel (Photo Michel Lavallée)


Voir aussi :
Une biographie de Germaine Guèvremont
La littérature du terroir au Québec
Us et coutumes dans Le Survenant
Le lexique
Au fil des saisons
Les personnages
Les thèmes 
Les coupures dans Le Survenant

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