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30 décembre 2006

Le Chien d’or (tome 2)

William Kirby, Le Chien d’or, Québec, Garneau, 1926, 2 tomes, 369 p., 367 p. (Édition originale : The Golden dog, 1877) Préface de Benjamin Sulte. Pamphile Le May a traduit, en 1884, l’édition de 1877 que Kirby a augmentée et modifiée par la suite.

Tome 2 (voir le tome 1)
Quand Angélique des Méloises le rejette, Le Gardeur, en peine d’amour, sombre dans l’alcoolisme. Il est recueilli par Bigot et ses complices qui aimeraient bien l’attirer dans leur clan. Pierre Philibert, son ami d’enfance, réussit à le sortir de Beaumanoir et à l’amener chez sa tante, la seigneuresse de Saint-Antoine de Tilly. Là, sa sœur Amélie, Pierre Philibert et Hélène de Lotbinière, qui l’aime, essaient tant bien que mal de le réconforter. Rien n’y fait : une seule petite lettre d’Angélique des Méloises et Le Gardeur se précipite en ville et retombe dans les rets de Bigot et de sa clique. Entre-temps, l’histoire d’amour entre Pierre Philibert et Amélie de Repentigny évolue rapidement : ils se déclarent leur amour et parlent mariage.

À Québec aussi l’histoire évolue. Pendant le bal de l’Intendant, Angélique brille de tous ses feux. Mais elle n’arrive pas à pousser Bigot, qui la courtise, à lui faire la grande demande. Tranquillement, dans son esprit de plus en plus agité, une conclusion s’impose : elle a une rivale et c’est l'invisible Caroline de Saint-Castin. Incapable de convaincre Bigot de l’éloigner de Beaumanoir, elle finit, non sans secousses intérieures, par conclure qu’il faut la supprimer. L’une de ses servantes est la nièce de la célèbre Corriveau, l’empoisonneuse. Elle la fait venir de Saint-Vallier, lui promet beaucoup d’or. Celle-ci accepte, trop heureuse de mettre ses talents au profit d’une grande dame. Comme la Corriveau connaît certains domestiques de Beaumanoir, elle requiert un rendez-vous secret de Caroline de Saint-Castin, prétextant qu’elle connaît son père et qu’elle veut l’aider. Sur place, elle lui présente un bouquet empoisonné, disant qu’il lui vient de Bigot, et Caroline, trop heureuse de cette attention, y plonge la tête. La mort est presque instantanée.

L’intendant, de retour au manoir, découvre le cadavre de cette femme qu’il aimait. Le malheureux voudrait se venger mais il est piégé. Il a juré devant le gouverneur que cette femme n’était pas chez lui. Avec l’aide de Cadet, il l’enterre sous les dalles d’une chambre retirée du château. Bien entendu, il se doute qu'Angélique de Méloises est derrière cette triste histoire. Mais que peut-il y faire ? L’accuser, c’est s’accuser. Il promet de se venger, en entretenant faussement ses espoirs de mariage.

Les événements se précipitent aussi sur le plan commercial entre Le Chien d’or et la Friponne. Bigot et son gang ont décidé d’éliminer le bourgeois Philibert, qui fait de plus en plus de tort à leur compagnie. Pour ce, ils montent un coup diabolique : ils manigancent pour que ce soit Le Gardeur qui assassine Philibert. Ils le font boire et, sur la place du marché, manipulé par l’un et par l’autre, Le Gardeur tue Philibert sans trop s’en rendre compte. Il est emprisonné et envoyé en Europe pour y être jugé. Quant à Amélie, tous ses espoirs viennent de s’effondrer : son frère, en tuant le père de son amoureux, a gâché sa vie. Accompagnée d’Héloise de Lotbinière, elle entre chez les Ursulines. Ainsi se termine cette histoire tragique.

On se trouve ici devant une grande fresque historique, romancée il va de soi. La véracité des personnages et de certains événements seraient douteuses, selon certains commentateurs. Entre autres, Bigot et Angélique des Méloises auraient été diabolisés. Peu importe. Il y a dans Le Chien d’or un souffle qu’on n’a pas vu souvent en littérature québécoise. Comme il arrive dans ce genre de romans, l’élément amoureux occupe la plus large part. Les personnages sont romantiques à souhait et leurs histoires d’amour sont tragiques. Mais il y a aussi un ensemble de données historiques non négligeables : on assiste à deux séances du conseil, on perçoit assez bien les relations difficiles entre la métropole et sa colonie, on comprend l’influence de Versailles et de la Pompadour sur la vie canadienne, on saisit bien les relations entre la noblesse et la bourgeoisie, on met un pied dans les seigneuries environnantes, on comprend l’omniprésence des religieux dans la vie coloniale, on rencontre Bigot, La Galissonnière, Vaudreuil, monsieur et madame de Péan, et même Peter Kalm en visite à Québec, on mesure le rôle de Bigot dans la perte de la Nouvelle-France, on réalise la dégénérescence des Autochtones qui ont décidé de vivre près des Canadiens…


William Kirby - BAnQ
Ce roman n’a pas obtenu toute l’attention qu’il méritait dans l’histoire de la littérature québécoise. Pourquoi ? Sans doute parce que l’auteur était anglais. Camille Roy ne le cite même pas. C’est faire peu de cas de la belle traduction de Pamphile Lemay et de l’aide que Kirby a obtenu des Sulte, Lemay, Marmette, Faucher de Saint-Maurice, etc. Ce roman est très bien écrit (traduit), mieux écrit que ceux de Lemay. Il fait même très mal paraître L'Intendant Bigot de Marmette. Bien sûr, il n’est pas exempt de longueurs (sur l’histoire de la Nouvelle-France, sur les empoisonneurs célèbres, sur la vie dans les tripots…), mais n’oublions pas que Kirby s’adressait à un lectorat anglophone. Pour conclure, on se demande comment il se fait que le cinéma l’ait ignoré.

Kirby est né en Angleterre. Ses parents émigrèrent au Canada alors qu’il avait 15 ans. Il devient journaliste. En 1865, en possession d'un plan de son roman, il rencontre Benjamin Sulte qui le met en contact avec les Chauveau, Gérin-Lajoie, Fréchette, Faucher de Saint-Maurice, Buies, Marmette et Le May. Kirby peaufine son roman pendant huit autres années. Il le publie finalement en 1877. C’est lui-même qui demande à Lemay de le traduire. Il semblerait que Lemay ait pris passablement de libertés avec le texte original. 

29 décembre 2006

Le Chien d’or

William Kirby, Le Chien d’or, Québec, Garneau, 1926, 2 tomes, 369 p., 367 p. (Édition originale : The Golden dog, 1877) Préface de Benjamin Sulte. Pamphile Le May a traduit, en 1884, l’édition de 1877 que Kirby a augmentée et modifiée par la suite.

Tome 1
Québec, 1748. L’histoire débute tout de suite après la conquête de Louisbourg (1745) alors que le marquis de La Galissonnière (1693-1756) est gouverneur (mai 1747-décembre 1749) de la Nouvelle-France et Bigot (1703-1778) en est l’intendant (1748-1760).

La pression anglaise est de plus en plus forte et les Canadiens commencent à désespérer de la mère patrie qui tarde à envoyer des renforts. Le gouverneur a donc pris la décision de renforcer les fortifications de Québec. Les seigneurs environnants ont envoyé leurs censitaires pour accomplir le travail.

Deux clans divisent la ville : près du gouverneur se tiennent le chevalier de la Corne, les familles Le Gardeur, les Philibert, tous gens honnêtes; autour de l’intendant Bigot et du château de Beaumanoir, on trouve les Cadet, Varin, etc., tous débauchés et corrompus.

Commençons par les sentiments. Deux jeunes héroïnes, plus belle l’une que l’autre, deux anciennes consoeurs chez les Ursulines, mènent le bal : la gentille Amélie de Repentigny est amoureuse de Pierre Philibert, un ami d’enfance devenu colonel; la sulfureuse Angélique des Méloises, elle, est amoureuse de Le Gardeur de Repentigny, le frère d’Amélie, mais est prête à sacrifier ses sentiments, espérant séduire Bigot lui-même, car elle rêve de Versailles et même d’éclipser la Pompadour auprès de Louis XV. Une troisième femme, qu’on voit peu, attise l’imagination de tous les habitants : il s’agit de la belle Caroline de Saint-Castin, petite-fille d'un chef abénaquis, que Bigot aurait rencontrée puis abandonnée à Louisbourg, mais qui serait venue le rejoindre et vivrait en recluse dans le château Beaumanoir, à Charlesbourg.

Sur le plan commercial, « La Grande compagnie » ou « La Friponne », compagnie chapeautée par Bigot et ses comparses, qui tente d’obtenir le monopole du commerce en Nouvelle-France, s’oppose au « Chien d’or », grand magasin tenu par le bourgeois Nicolas Philibert, admiré de la population à cause de son honnêteté, mais ennemi juré de Bigot. Sur son magasin, Philibert a fait écrire : Je suis un chien qui ronge l'o, / En le rongeant je prend mon repos. / Un tems viendra qui n'est pas venu, / Que je morderay qui m'aura mordu (page 178).

Le dernier conflit relève de la politique. Il oppose Bigot qui se soucie peu de la Nouvelle-France et qui s’accommode tout à fait de la situation périlleuse dans laquelle elle est plongée, puisqu’elle lui permet de s’enrichir. Devant lui se dressent le bon gouverneur La Galissonnière et ses alliés, qui ont à cœur la survivance de la Nouvelle-France. (Voir le tome 2 pour la suite.)

Sur la légende du chien d'or, visitez ce site.



21 décembre 2006

Les vengeances

Pamphile Lemay, Les vengeances, Montréal, Granger frères, 1930, 285 pages (3e édition).

La première édition date de 1875. La même histoire est éditée, un an plus tard, en pièce de théâtre. La seconde édition paraît en 1888 sous le titre de Tonkourou. L’édition de 1930, celle que j’ai lue, a été publiée 12 ans après la mort de Lemay (1837-1918).Lemay a sous-titré cette œuvre : « Poème rustique ». En fait, oui c'est un poème parce que l’histoire est écrite en alexandrins. Mais on aurait tout aussi bien pu la sous-titrer : « Roman rustique et patriotique en vers ».

Lotbinière, Bas-Canada, 1836. L’histoire commence par une action adventice. Voilà une quinzaine d’années, un jeune chef huron du nom de Tonkourou (nom prédestiné) est éconduit brutalement pas une jeune fille canadienne. Fou de rage, il ne dit mot. L’heure de la vengeance sonne quatre ou cinq ans plus tard : la jeune fille, qui a oublié l’incident, file le parfait bonheur avec son mari Jean Lozet. Elle a même un fils. Sans se faire voir, Tonkourou l’enlève et le fait disparaître à jamais.

Des années passent et nous voici au cœur du récit principal. Les Lozet (dans la cinquantaine) n’ont pas eu d’autres enfants, mais ils ont adopté une jeune orpheline, Louise, aujourd’hui en âge de se marier. Elle a un prétendant, François Ruzard (nom prédestiné), qui convoite davantage la terre de Lozet que la jeune fille.

Un soir d’automne, un bateau fait naufrage. Ruzard et Tonkourou se portent à son secours, décidés à tirer profit de leur « bonne action » : ils exigent des naufragés une récompense avant de les sortir du pétrin. Ils sauvent deux passagers : le jeune Léon et le vieux Auger. Les deux vont passer l’hiver chez les Lozet. Comme il se devait, la jolie Louise tombe amoureuse du gentil Léon, au grand dam du méchant Ruzard. Ce dernier conclut un pacte avec Tonkourou ; il lui promet la moitié de la dot s’il l’aide à évincer son rival. Les deux commencent à colporter des médisances sur le compte du jeune homme, l'accusant de déshonorer la jeune Louise. Lozet, qui ne voit pas clair dans le jeu de Ruzard et qui l’espère comme gendre, est sensible à ce discours. François en profite pour faire sa grand’demande, qui est acceptée par le vieux Lozet. Louise, malheureuse, résiste.

Premier coup de théâtre ! Le vieux Auger se révèle le père de Louise, une orpheline, je vous le rappelle. Lui, il voit clair dans les manigances de Ruzard et il refuse de donner sa fille à ce malhonnête. Deuxième coup de théâtre! Le jeune Léon est le …. fils perdu des Lozet, celui-là même que Tonkourou par vengeance a enlevé 20 ans plus tôt. Mais cela, seuls Tonkourou et Ruzard le savent! Leur projet risque de chavirer si la vérité est découverte. Il leur faut écarter définitivement ce Léon. Ils incendient l’étable de Lozet et s’organisent pour que Léon soit accusé. Le tout marche : Lozet chasse le jeune homme.

Le printemps venu, Auger reprend la mer. Léon, lui, qui a trouvé refuge ailleurs et qui a compris le jeu de ses rivaux, attend son heure. Entre-temps, il adhère complètement au mouvement patriotique qui secoue le Bas-Canada. Il essaie même de soulever ses compatriotes, plutôt amorphes. Ruzard et Tonkourou décident de frapper encore : ils se rendent à Québec et dénoncent le jeune homme. Au retour, leur canot s’étant fracassé sur un récif, ils sont prisonniers de la montée des eaux. In extremis, une barque les aperçoit et vient à leur secours. Devinez qui est le bon samaritain? C’est Léon, bien entendu, grand cœur, qui les sauve. À partir d’ici, le vilain Tonkourou va changer. Quand les Anglais viennent arrêter Léon, il le fait évader. Léon va rejoindre Chénier à Saint-Charles et se bat comme un patriote. Il est laissé pour mort sur le champ de bataille, mais recueilli par un curé qui le guérit. Tonkourou fait aussi figure de héros lors de la bataille de Saint-Denis.

Léon, guéri, essaie d’oublier son amour et part pour le Grand Nord. Aux termes de la saison de chasse, il est attaqué et volé par des Iroquois et, encore une fois, il se trouve blessé. Cette fois-ci, ce sont les Inuits qui le guérissent et qui lui parlent d’un bateau ancré dans la Baie d’Hudson. Il s’y rend et… autre coup de théâtre : c'est son vieil ami Auger qui est là. Le printemps venu, tous les deux décident de rentrer à Lotbinière.

Le vilain Ruzard a continué sa cour assidue, si bien que Louise, assiégée par son père aveugle et croyant Léon mort, a fini par céder. Léon arrive juste avant le mariage. Il est en train de se recueillir dans l’église quand entrent les mariés. Louise s’évanouit en le voyant et le mariage est annulé. Les événements se précipitent. Ruzard essaie de tuer Tonkourou qui veut révéler la vérité à propos de Léon. Les deux se battent et Tonkourou, très gravement blessé, a juste le temps de parler avant de mourir. Ruzard, fou, se jette au bas de la falaise. Le vieux Lozet demande pardon à son fils.

En épilogue, Lozet est devenu vieux et s’amuse avec son petit fils sous l’œil du fantôme de Tonkourou.

Les Vengeances est à la fois un récit du terroir (les saisons et les travaux de la ferme servent à marquer l’écoulement du temps, l’auteur décrit le brayage, la fenaison, les labours…), un récit patriotique (des parties sont consacrées à Papineau, aux batailles de Saint-Denis et Saint-Charles…), un récit d’aventures (les batailles, les coups de théâtre, les naufrages, les amours contrariés…) et même un récit ethnographique (Lemay décrit une course sur le fleuve gelé, le lien des habitants avec le fleuve, la fête de la Grosse gerbe, mais surtout cette curieuse hésitation entre le curé et le shaman, entre la médecine et la guérison par les tisanes de simples). ***

Extrait patriotique
Le Blessé
O combats de Saint-Charle! O jours de Saint-Eustache
Vous étiez un malheur, mais non pas une tache.
La force triompha; le droit fut opprimé;
On dressa l'échafaud et tout fut consommé.
Les héroïques morts ne sont jamais stériles,
Et les persécutés font les races viriles.

Grands aussi nos guerriers qui vinrent en ces temps,
Comme les blés féconds que l'on sème au printemps,
Tomber de toutes parts sur la terre opprimée,
Ou mourir au gibet d'une mort innommée.



Extrait ethnographique
Les courses
Le fleuve est couvert d’un éclatant manteau ;
Et d’une rive à l’autre, ainsi qu’un vaste anneau,
La glace qui s'étend, épaisse, dure, austère,
Enchaîne chaque bord comme une même terre.

C'est un jour de plaisir; c'est le grand jour des courses.
Heureux qui gagnera la victoire et les bourses !
Dans leurs traîneaux, debout, tous les guides rivaux
Du fouet et de la voix animent leurs chevaux.



Extrait terroiriste
Le Brayage
C'est le temps du brayage. Un grand feu de sarments
Gronde sans cesse au pied des hauts escarpements.
Un ruisseau, près de là, roule une eau diaphane.
Sur un large échafaud de saule et de platane,
Au-dessus du foyer, le lin est étendu
Et sèche sous les soins d'un gardien assidu.

Quelle est, dans ce doux nid, cette troupe joyeuse ?
Entre toutes quelle est la plus belle brayeuse ?
La plus belle est Louise. Et, depuis le matin,
Volent ses gais propos et son rire argentin.

Près d'elle, tout le jour, ses compagnes, pareilles
En leur empressement aux actives abeilles,
S'en viennent tour à tour au fragile échafaud,
Prendre à grande poignée un lin aride et chaud.
Et l'on entend au loin, sous les hautes futaies,
Sans cesse retentir le tintement des braies,
Qui battent le lin mûr en cadence et sans fin.


Lire le recueil

Pamphile Lemay sur Laurentiana
Picounoc le maudit
Le Pèlerin de Sainte-Anne
Les Vengeances (Tonkourou)
Les Gouttelettes
Fables
Contes vrais

18 décembre 2006

Nord-Sud

Léo-Paul Desrosiers,
Nord-Sud, Montréal, Le Devoir, 1931, 199 p.


Berthier, 1849. Deux vieilles familles canadiennes-françaises, les Douaire et les Auray, vivent l’une près de l’autre. Les terres de leurs ancêtres ayant été mal cultivées, les récoltes sont minces. La situation se complique davantage du fait que toutes les bonnes terres de la vallée du Saint-Laurent sont occupées. Une rupture de génération est en vue. Hippolyte Douaire ne voit pas comment il pourra établir ses fils, du moins dans les environs. Il ne reste qu’une solution : grimper beaucoup plus au nord, attaquer la forêt vierge, au pied des Laurentides. Pour ce qui est de Maxime Auray, la situation est encore pire, sa terre étant devenue carrément inculte : une déforestation trop sévère a entraîné l’ensablement des champs. Son dilemme : ou il monte au nord et repart à zéro, ou il essaie de gagner sa vie comme journalier, ce qui ne sera pas facile car tous les métiers sont occupés. En fait, la vallée du Saint-Laurent est surpeuplée.

Mais après la Conquête, avec la paix continuelle, en quelques années, cette race prolifique avait déferlé comme un raz-de-marée jusqu'aux pieds des Laurentides autrefois si lointaines. Les paroisses s'étaient remplies, et partout avaient disparu ces flots de bois d'abord restés intacts. Avec vigueur les colons se donnaient de l'air, desserraient l'étreinte de la forêt dense sur leur gorge.
Mais des fils et des filles naissaient toujours dans les maisons pleines ! Les foyers comptaient jusqu'à douze, quinze, dix-huit enfants. Pères et mères vivaient avec leurs fils et leurs petits-fils. Il avait fallu morceler la propriété, la diviser, ajouter de nouvelles clôtures et de nouvelles maisons.
Et la population montait toujours comme l'eau dans un lac sans issue. Entre les Laurentides trop dures d'accès et le fleuve, dans la vallée de quatre lieues de large, elle s'étouffait, souffrait d'inanition. L'aisance diminuait. 


Mais les héros du roman, ce ne sont pas les pères, mais Vincent et Josephte, le fils Douaire et la fille Auray. Vincent, 25 ans, a déjà dû s’expatrier, il a travaillé pour la compagnie du Nord-Ouest, il a bûché dans les forêts de la Gatineau. Il a pris goût au voyage. Cet été, il le passe à Berthier pour guérir une maladie contractée lors de son dernier périple. Par ailleurs, il aime Josephte Auray, cette fille que tous les gars de la place convoitent. Elle l’aime aussi. Desrochers va nous raconter leur dernier été.

Tous les deux ont été engagés par le Domaine (la seigneurie d’Inverness) pour la fenaison. Ils se côtoient quotidiennement. Leurs parents et amis considèrent qu’ils sont faits l’un pour l’autre. Pour Vincent, un garçon entreprenant, nomade dans l’âme, tout n’est pas si simple. L’appel du large le tenaille sans cesse, d’autant plus que dans les journaux on ne parle plus que de la ruée vers l’or de la Californie. Lui et certains copains, sans avenir à Berthier, sont plus attirés par cette aventure que par une terre de colonisation. Josephte est bien consciente et inquiète des enjeux, du tiraillement intérieur de son amoureux. Son avenir va dépendre de sa décision, mais elle choisit de ne pas essayer de l’influencer outre mesure. L’été passe et il n’arrive pas à se décider. Un jour, il reste; le lendemain, il part.

Fides, 1960
Vincent s'éloigna des autres. Tout son être, troublé par ce fait imprévu [ils viennent de voir des cageux descendre le fleuve], bouillonnait. Il aurait voulu ne voir, ne pas entendre. Mais fasciné comme l'orignal, au bord du lac, qui voit, la nuit, s'approcher avec lenteur, une grosse lumière, il restait là, immobile, incapable de détacher ses pieds du sol. D'ailleurs, quel bandeau sur ses yeux, quelle ouate dans ses oreilles auraient pu arrêter le bondissement de son imagination ? De nouveau les chansons des sirènes de l’aventure étaient en lui déchaînées. Il écoutait l'appel des hommes qui vivent sous le ciel, errent en liberté, nomades comme des Indiens. Ainsi qu'un cheval fougueux retenu par une main trop énergique, il ne pouvait calmer le frémissement de ses nerfs et les tremblements qui lui couraient sous la peau. 
Les êtres comme lui, le grand fleuve, l'avenue pale et bleue, les appelait, les aspirait comme une ventouse à l’intérieur de l’Amérique. Il leur ouvrait leur chemin liquide à travers la forêt, les montagnes et les lacs. Il leur tendait à chaque détour les promesses de ses terres nouvelles, leur pointait des pays inconnus, les accablait de ses invitations et de ses curiosités. (p. 158)

L’automne venu, le père Auray, qui a vendu sa terre, monte dans le nord pour commencer une nouvelle vie : choisir une terre, abattre des arbres, ériger des bâtiments provisoires… Vincent l’accompagne, ce qui lui fait entrevoir la vie qu’il aura s’il décide de rester et d’épouser Josephte. C’en est trop pour lui ! Malgré ses remords face à Josephte, malgré des nouvelles moins reluisantes de la Californie, il décide de partir, emmenant avec lui ses deux jeunes frères et d’autres amis de Berthier, sacrifiant une Josephte dévastée qui devra embrasser l’avenir incertain de ses parents dans leur nouveau pays de colonisation.

En lisant ce roman, on pense tout de suite au Survenant de Guèvremont, publié 14 ans plus tard. Même dilemme de la part du héros : rester, choisir une femme, s’établir ou reprendre la route. Josephte ou Angélina contre l’appel du large. Étrange coïncidence, par ailleurs : Nord-Sud sur la rive nord du Lac-Saint-Pierre ; Le Survenant, sur la rive sud. Ce roman pose de façon très claire la problématique qui va entraîner l’exode massif vers les États-Unis, problème qui apparaît aussi dans des romans comme Maria Chapdelaine, La Campagne canadienne ou Trente arpents. Desrosiers est toujours bien documenté, précis dans ses descriptions, et il nous sert certains passages à valeur documentaire certaine : les seigneuries, le journal La Minerve, le brayage, les cageux, la colonisation, la récolte de l’herbe à liens, la fabrication des chaussures… ****

15 décembre 2006

La Forêt

Georges Bugnet, La Forêt, Montréal, Éditions du Totem, 1935, 239 pages.

Début du siècle, en Alberta. Louise et Roger Bourgouin, jeunes bourgeois français, ont donné suite au rêve de « retour à la nature » de Roger. Ils ont émigré au Canada et ont acheté une terre vierge, très haut au nord d’Edmonton. Ils ont espoir de retourner dans leur pays dans dix ans, quand ils auront fait fortune. Une voie ferrée doit passer dans les environs, ce qui devrait donner de la valeur à leur propriété.

À quelques milles, habitent les Roy, une famille de pionniers arrivée du Québec. Il y a aussi un petit village, mais très loin.

Au milieu de l’été, avec l’aide des Roy, ils érigent une petite maison et, seuls, une grange-étable. Puis, Roger, avec l’aide de deux employés slaves, s’attaque à la forêt. Il apprend à manier une hache, à faire de l’abattis. Il achète des animaux (cheval, vache et poules). Louise essaie de faire un petit potager. Elle découvre rapidement que cette vie ne lui convient pas. Elle a horreur de la saleté, du manque de confort et, surtout, elle entretient une peur maladive de cette forêt qu’elle perçoit comme une ennemie. (Cette forêt millénaire va se venger des hommes qui osent la défier, la détruire.) Elle aspire à une certaine vie intellectuelle, mais voit son mari se désintellectualiser. Dès cette première année, leur couple est mis à mal. Roger abandonne ses bonnes manières, devient de plus en plus frustre, grossier même. Elle souffre en silence. (C’est son point de vue qui filtre les événements). Elle donne naissance à un enfant (Paul) au printemps suivant leur arrivée. Ainsi se termine la première partie.

La deuxième année, ils font les foins (avec les Roy) et continuent d’agrandir leur champ. Mais Roger découvre que la repousse est abondante, ce qui le décourage un peu. Le couple semble retrouver un peu sa vie amoureuse, mais cela ne dure pas. Roger est obsédé par son travail de défrichage. Elle déporte alors tout son amour sur leur enfant. L’hiver vient, ils perdent un cheval. Leurs économies sont épuisées. Ils doivent vivre de plus en plus modestement, se priver. Louise, toujours aussi malheureuse, réussit à arracher à son mari la promesse qu’ils ne resteront pas plus d’un an. Ils passent l’hiver côte à côte, dans la petite maison, en essayant de s’éviter. L’atmosphère est hostile. Au printemps, tous les espoirs sont permis. Pourtant, une gelée tardive vient en partie détruire la récolte et le potager de Louise. Et, par-dessus tout, leur enfant se noie dans la rivière. C’en est trop, tous les deux concluent qu’ils ne sont pas de taille à affronter la nature canadienne qui s'est vengée (lire l’épilogue) en leur prenant tout : leur couple, leur enfant, leur économie, leur raffinement. Ils décident d’abandonner.

Oui, je sais, ce n’est pas vraiment un laurentiana mais plutôt un canadiana. Mais bon… C’est un roman du terroir, mais à très forte teneur psychologique. L’auteur décrit surtout la lente décomposition du couple, en quelque sorte victime d'une nature vengeresse. Le retour à la terre, c’est le retour à la barbarie. D’ailleurs cette vision d’une nature barbare, Bugnet la partage avec son compatriote Louis Hémon. Vous trouverez sur internet toutes les informations sur l’auteur. Rappelons, pour les amateurs, qu’il est le créateur de la célèbre rose Thérèse Bugnet. ****

ÉPILOGUE
Lorsqu'arriva le petit cercueil, nous étions tous au neuf cimetière du village. Ce fut la première tombe, longtemps solitaire. En voyant les restes de son enfant qui s'enfonçaient dans l'éternité, la pauvre mère ne put y résister. Il fallut les soins et la tendre compassion des femmes pour ramener un peu de vie dans ce cœur si déchiré.
Deux semaines après, par une belle matinée d'automne, les malheureux parents revinrent encore en voiture avec M. et madame Roy. De leur terre, rien ne leur demeurait, qu'un peu d'argent. Tout avait été vendu. Pour leur dire adieu, presque tous, depuis le curé jusqu'aux petits enfants, furent encore là. Madame Roy, les yeux humides, s'efforçait une dernière fois de retenir Louise:
— J'aurais tant voulu que vous restiez avec nous. De vous voir abandonner la terre, ça me fait gros de peine. Votre bébé, comme de raison, c'est bien dur. Mais, ma pauvre chère dame, les enfants, voyez-vous, quand le Bon Dieu nous les donne, ça n'est pas pour nous. . .
Et les pâles et tremblantes lèvres de Louise répondirent:
— Oui, cela... depuis... je l'ai compris.
— Alors, pourquoi ne pas rester avec nous? Je gage que si vous essayiez encore vous finiriez par réussir.
Louise prit dans les siennes les fortes mains brunes, et elle dit:
— Non. Je ne peux pas... Toujours, je garderai le souvenir de votre bonté, mais jamais je n'aurais votre courage... Roger me reste... Ni lui, ni moi, ne sommes assez forts contre ce pays. Je le sais. Oui, cela, il y a longtemps que je le sais...
Tous vinrent serrer leurs mains, et ils nous souriaient tristement. Il fallut enfin les laisser partir. Monsieur Roy les emmenait jusqu'à Edmonton.
Sur la route du sud, tandis que nos yeux pleins de regret et de pitié les suivaient, les pathétiques silhouettes s’en allèrent, diminuant avec la distance, puis elles s évanouirent.

FIN.

14 décembre 2006

Le Mauvais Passant

Albert Dreux, Le Mauvais Passant, Montréal, Roger Maillet, 1920, 121 pages.

Dans l'azur de mon rêve où planent des désastres,
Malgré l'intime effroi des noires visions.
Je garde encor l'essor de mes illusions ;
Mon âme est un oiseau qui monte vers les astres. 


Le recueil compte 32 poèmes, répartis en six parties. Le titre de chacune d'elles est emprunté à un poème de son premier recueil, Les Soirs. Énumérons les six parties : « Je sens planer en moi… », « L’heure est belle… », « Sous l’ombre des cyprès », « Comme la nuit est douce… », « Elle est sœur de mon âme… », « L’immense clavier ».

Qui est ce mauvais passant évoqué par le titre? Dès le poème liminaire, et surtout dans le poème éponyme, on comprend que ce ne peut-être que le poète. « Halluciné, / Il marche, comme en rêve, les yeux / Fixés sur un songe obstiné, / Impérieux ; / Et titubant / Il ne voit pas les philistins / Se détourner de son chemin. / Il est ivre. Il chante ! » Tout de suite, on pense à Baudelaire, au poète maudit, au piteux « Albatros » maltraité par les « hommes d’équipage » ou encore à Nelligan et à ses « marins profanes » ; chez Dreux, l’ennemi prend la forme d’un « Affreux troupeau bêlant, qui piétine et s’embourbe / Sur la route vulgaire et s’y vautre en riant. » Le poète exilé mais hautain, le poète qui vit dans un monde supérieur, celui du Rêve, inaccessible pour la « vile multitude », voilà qui définit bien les premiers poèmes de ce mauvais passant.

Toute la deuxième partie prend comme thème la nature. Ici, notre mauvais passant, loin de la ville, retrouve l’harmonie, se repose dans la « paix du soir », et même retrouve la joie : « Qu'il fait bon s'en aller, le corps souple et dispos, / Dans un divin décor de cristal et de givre, / Sentir s'irradier l'ardent bonheur de vivre, / Et vibrer longuement en un long crescendo... » Mais le tableau s’assombrit quelque peu quand il découvre que la nature, « dont l'histoire / Se perd dans la chanson du vent », lui échappera toujours.

D’ailleurs, toute la troisième partie est teintée de ce regard existentiel. C’est d’abord l’éloge du doute, c'est ensuite un long poème (Le Désespoir) qui retrace l’évolution spirituelle de l’humanité, ses désespoirs, ses doutes, ses révoltes, sa résignation. La partie se termine par le poème « Immolation » qui est recherche de transcendance.

La quatrième partie, dans le prolongement de la précédente, est consacrée à la religion. « Comme la nuit est douée en l'ombre du vieux temple, / Il fait calme et silence ainsi qu'en un désert ; / Le trouble de mon âme avec lenteur se perd / Et j'éprouve un bonheur mystique, je contemple. » Ce bonheur mystique, c'est aussi celui du communiant au moment de l’Élévation, c'est celui du « Joueur d’Orgue » secondé par Sainte-Cécile ou celui de cette « Nonne » qui a renoncé à tout pour satisfaire à la règle monastique.

La cinquième partie est consacrée à l’amour. « Elle est sœur de mon âme et comprend ma souffrance, / Pour mes peines toujours elle a des mots aimés, / Des mots consolateurs et doux, et parfumés, / Dont mes nuits et mes jours gardent la souvenance. » L’amour, non sans lien avec la quête spirituelle dont on vient de parler, est sœur de la Beauté et objet d’extase. Cet amour, plutôt désincarné, fait peur, n’est jamais aussi beau qu'à l'étape du rêve et du désir. Tout comme la nature, l’amour satisfait pleinement quand il est médiatisé par l’art, par exemple par une sonate de Franck dans « Lorsque tes doigts… ».

La dernière partie vient refermer la boucle, en ce sens qu’elle nous ramène à l’artiste, à son génie, au besoin de transcendance : « Je suis puissant et fort, / J’ai vaincu la matière / Et la mort ; / Et je connais enfin l’altière / Et douce violence / De planer, indolemment, / Comme les aigles et le vent. »

Albert Dreux (1888-1969), de son vrai nom Albert Maillé, membre de L’École littéraire de Montréal, apparaît comme un poète qui déroge quand même quelque peu aux canons de l’époque. Le Mauvais Passant, qui mélange vers libres et vers classiques, a au moins le mérite d’être plus près des symbolistes que des romantiques et d’être universaliste sans être «exotique». En ce sens, Dreux mérite mieux que l’oubli total dans lequel on le tient.

12 décembre 2006

L'Intendant Bigot

Joseph Marmette, L’Intendant Bigot, Montréal, George E. Desbarats éditeur, 1872, 94 p. (lu dans Les Meilleurs Romans du XIXe siècle, Montréal, Fides, tome 2, 1996, p. 801-1016)

Le récit de Marmette commence le 24 décembre 1755 par un épilogue. Monsieur de Rochebrune, un vieil officier de carrière, devenu manchot à la suite d’une blessure, se meurt littéralement de faim parce qu’on le prive de sa rente. Il vit avec sa fille adorée de treize ans, Berthe, se privant de nourriture pour qu’elle puisse manger. Or, il sait que ce sont Bigot et ses acolytes qui ont détourné sa rente à leur profit. En ce soir du 24 décembre, malade, en dernier recours, il décide d’aller frapper au palais de l’Intendant, où Bigot fête en grandes pompes Noël. Il crée toute une commotion avant qu’on le jette dehors. Il meurt dans la cour du palais, ce que les invités, horrifiés, découvrent à leur sortie. Sa fille est recueillie par un certain Jean Lavigueur, homme du peuple.

La véritable histoire débute quatre ans plus tard, soit le soir du 23 juin 1759. Bigot et ses comparses, bien que l’ennemi soit aux portes de Québec, ont planifié une partie de chasse à Beaumanoir (Charlebourg) pour le lendemain. Sur leur chemin, ils croisent une jeune fille. Bigot est ébloui par cette beauté bien que « la couleur virginale de ses joues rosées tempérait tout ce que la hardiesse des traits de ce coquet minois aurait pu donner de précocité à une fille de dix-sept ans ». Il charge son valet, Sournois, de l’enlever et de l’enfermer dans la tourelle à l’ouest du château qu'on atteint en empruntant un passage secret. Vous l’avez sans doute deviné, cette jeune fille, c’est Berthe. Elle a maintenant 17 ans, elle habite chez une vieille tante et elle est amoureuse de Raoul de Beaulac, un jeune officier dont Jean Lavigueur est le valet et ami.

À Beaumanoir, Bigot tient conseil avec ses complices Deschenaux, Cadet, Copron… Comme leurs exactions et malversations de toutes sortes sont sur le point d’être mises à jour, ils ont décidé qu’il n’y avait qu’un moyen de regagner la France pour profiter de leurs richesses : trahir. Mais Bigot est rappelé en ville par Vaudreuil, la flotte anglaise ayant été aperçue à l’île aux Coudres. Il a tout juste le temps de rencontrer sa jeune victime qui, même morte de peur, le repousse bravement, lui jetant à la figure le crime commis contre son père.

Le lendemain, Raoul de Beaulac et Jean Lavigueur, partis à la recherche de Berthe, croisent sur la route de Charlebourg madame de Péan (Angélique des Méloises), l’amante de Bigot. C’est Sournois, pour se venger de l’intendant, qui lui a révélé l'infidélité de son amant. Bigot étant absent, elle et Raoul libèrent la jeune fille et tous rentrent à Québec. Malheureusement pour eux, ils sont interceptés par un petit détachement de soldats anglais, débarqués à la faveur de la nuit dans le but d’enlever quelques personnes qui pourraient les informer sur la défense de la ville. Ils ne capturent que cette pauvre Berthe qu'ils garderont captive sur un bateau qui mouille tout près.

Ici, l’histoire de Berthe va s’interrompre, laissant la place aux événements historiques. Marmette, après avoir décrit la stratégie défensive des Français, va raconter brièvement les différentes tentatives de débarquement raté de Wolfe, qui ne sait plus où donner de la tête. Ainsi se passent les mois de juillet et d’août, comme on le sait. Le véritable débarquement aura lieu dans la nuit du 12 septembre. Et Marmette s’affaire à démontrer que les armes françaises n’ont pu être vaincues que par la trahison. Bien entendu, le traître, c’est Bigot ! Il aurait envoyé un émissaire vers Wolfe, l’avertissant qu’une série de barges devaient accoster dans la nuit, lui suggérant de les intercepter et de les remplacer par les siennes pleines de soldats. Plus encore, il lui aurait indiqué qu’il fallait attaquer par le passage du Foulon, là où la pente est moins raide et où il trouvera une garde complaisante. Ayant bien positionné son armée, supérieure en armes et en hommes, sur les plaines d’Abraham, il n’aura qu’à attendre celle de Montcalm. Le reste appartient à l’histoire.

Mais Berthe et Raoul ? Berthe réussit à s’échapper du bateau anglais, regagne la rive pour tenter d’avertir les Français, mais elle arrive trop tard. Toutefois, heureux hasard, elle retrouve son Raoul, qui la ramène tout près de Québec. En rentrant, malheureusement, elle croise l’infâme Bigot, en a tellement peur qu’elle tombe en catalepsie. La défaite des Français, malgré des poches de résistance, étant consommée, Beaulac, blessé, revient vers sa Berthe. Trop tard, elle est morte, du moins c’est ce qu’il croit, jusqu’à ce qu’un boulet de canon vienne transpercer la maison où son corps est exposé et la sorte de son sommeil cataleptique (Eh, oui!).

L’hiver venant, il se passe peu de choses. Raoul a rejoint à Montréal l’armée de monsieur de Lévi, laquelle va se couvrir de gloire dans la bataille de Sainte-Foy en avril 1760. Mais comme on le sait, Montréal et Vaudreuil, abandonnés par la France, capituleront le 8 septembre 1760.

Joseph Marmette - BAnQ
L’armée française étant dissoute, Raoul vient retrouver sa dulcinée et il l'épouse. Quant à Bigot et ses acolytes, ils sont jugés en France, forcés à remettre une partie des biens volés. Bigot est même bastillé plus d'un an. Abandonné de tous, il décide de revenir en Amérique (en vrai, il vécut en Suisse), mais le bateau fait naufrage et le vilain intendant est dévoré par un requin sous l’œil sans compassion du lecteur. « Après le châtiment des hommes, était enfin venue la vengeance de Dieu », conclut Marmette.

Ce qui étonnera le lecteur de L'Intendant Bigot, c’est de retrouver autant de citations d’ouvrages historiques. Les historiens Garneau et Ferland, certains auteurs anglais, certains témoins de la bataille, mais surtout un rapport de 1838, produit par la société historique de Québec, sont cités abondamment dans le texte ou en notes infrapaginales. Même si le roman semble porter sur Bigot, même si ce dernier y joue un rôle important, il demeure la plupart du temps absent de l’intrigue qui se déroule devant nous. Ce roman porte davantage sur la Conquête. L’auteur décrit la chronologie des événements, le déploiement des troupes françaises sur le territoire, les assauts de l’armée de Wolfe, les états-majors de chacun des camps et enfin les batailles dont celle d’Abraham. Il se permet de critiquer certaines tactiques de nos chefs militaires (Montcalm, trop impétueux dans ses décisions, Vaudreuil capitulant trop tôt…) et lancent quelques hypothèses pour expliquer la défaite. Quant au rôle que Marmette attribue à Bigot dans la défaite des plaines d’Abraham, il semblerait qu’il soit complètement faux. De part et d’autre de l’Atlantique, l’intendant malhonnête servit de bouc émissaire. ***½

Joseph Marmette sur Laurentiana

9 décembre 2006

Restons chez nous

Damase Potvin, Restons chez nous, Québec, J. A. Guay,  1908, 243 p. 

Jacques Pelletier a hérité de la terre paternelle dans la « belle paroisse » de La Malbaie. Il a eu trois fils, mais les deux plus âgés sont décédés. Un incendie vient détruire tout l’avoir des Pelletier. Plutôt que de reconstruire, satisfaisant un vieux rêve de pionnier, il décide de mettre en vente ce qu'il reste de la terre paternelle et de remonter le Saguenay jusqu’à Bagotville, où l’on peut obtenir une concession de terre non défrichée.

Nous voilà à Bagotville, quelques années plus tard. Son fils Paul, celui qui doit assurer sa relève et ses vieux jours, rêve de partir, ne serait-ce que quelques années, afin de voir le monde et de ramasser rapidement un petit pécule qui pourrait le libérer du travail de la terre. Pourtant, la ferme est de plus en plus belle et Jeanne, sa voisine, son amie d’enfance et son amoureuse, lui a ouvert les bras. Rien n’y fait, l’appel du large est trop fort. Même les beaux discours du vieux curé n’y peuvent rien : « On ne vous a pas trompé, monsieur le curé, je dois partir, en effet, et je suis bien décidé, dès le commencement de janvier, après les Fêtes, je prendrai la route des États-Unis... Voyez-vous, monsieur le curé, c’est plus fort que moi; je m’ennuie ici, c’est bien triste à dire, allez, je n’aime pas la terre non plus, j’en suis même dégoûté et je n’y saurais rien faire de bon... Tout m’ennuie vraiment ; cette monotonie dans le travail, cette lenteur à avancer, à faire son chemin, ce train-train d’une vie que l’on passe à peiner, cette routine, enfin, d’un travail sans joie, sans amusement, sans distraction, je ne puis plus supporter cela… » 

Couverture de la 1ère édition
Il part pour New York, avec promesse de retour dans deux ou trois ans. Il travaille comme débardeur et gagne juste ce qu’il faut pour survivre. Il s'ennuie, regrette sa décision, sa santé se détériore. Il frôle la débauche et l’alcoolisme, mais les prières de sa mère et de Jeanne – relayées depuis le Saguenay! - réussissent à lui éviter le pire. Finalement, il s’engage sur un bateau qui l’amène en Europe. En France, sa situation empire encore : tout au plus il survit. Au bout de quelques mois, il finit par trouver un bateau qui doit le ramener à New York, d'où il pourra rentrer chez lui. Lors du voyage, il attrape une fièvre typhoïde et, quelques jours après son escale à New York, il meurt très religieusement, avec tous les repentirs et les regrets d’usage. Il meurt en espérant que son triste sort serve de repoussoir à ceux qui rêveraient de l'imiter : «Elle est bien seule, la tombe du petit Canadien, au milieu de milliers d’autres, étrangères toutes. Elle est seule !... Mais c’est le vœu de celui qui y est enfermé qu’elle reste seule longtemps, longtemps. Le pauvre enfant a bien souffert, les trois dernières années de sa vie, et, devant la mort, où tout égoïsme capitule, son dernier vœu a été de faire servir, en exemple à ses jeunes compatriotes et ses souffrances et ses misères d’exil, et il a désiré dormir seul, éternellement, sous la terre maudite de l’exil et de l’esclavage... / Et, en retour des prières et du souvenir qu’il demande de lui envoyer pas delà les espaces, il nous crie, d’en dessous son tertre, et comme s’il était encore ici, il nous crie, tristement : « RESTONS CHEZ NOUS ! »

En épilogue, on apprend que ses vieux parents ont vendu la terre et que Jeanne est devenue religieuse.


Édition Granger de 1945
Voilà un « vrai » roman à thèse, en fait un roman de propagande. Potvin interrompt sans cesse son récit pour défendre l’idéologie de conservation. Aux chapitres 14 et 15, il l'abandonne pendant 29 pages pour vilipender l’émigration vers les États-Unis et - dans une moindre mesure - vers l'Ouest canadien : « Ce funeste courant qui porte les nôtres vers les États-Unis ne date pas d'aujourd’hui. On peut même dire qu’il n’existe plus de nos jours, tant il a diminué ; surtout quand on songe à ce qu’il était vers 1840. / À cette date, en effet, commença le désastreux exode des nôtres vers les États-Unis et aussi vers le Nord-Ouest, le pays des fourrures. / Au recensement de 1844, la population totale du Bas-Canada était de 699,800 personnes...» Plus on avance dans le récit, plus celui-ci s'efface derrière le discours du narrateur.

On le sait, le roman du terroir découle de l'idéologie de conservation. Aucun roman québécois n'illustre mieux que Restons chez nous cette relation. C’est tantôt l’éloge de l’agriculture : « Rien n’est meilleur que l’agriculture, rien n’est plus beau, rien n’est plus digne d’un homme libre. Elle suffit amplement aux besoins de notre vie. Toutes les autres professions, mes enfants, ne sont que secondaires » C’est tantôt la glorification de la maison paternelle : « Pauvres vieilles habitations, elles s’enrichissent pourtant à mesure des souvenirs de famille qui y ont passé ! Elles vivent, vieillissent avec leurs habitants. […] c’est la maison de famille, le toit paternel, la « vieille maison » ou plutôt, la « maison de nos gens », comme on l’appelle chez nous… » S’ensuit un salut bien complimenté à la « sainte » famille : « Si le bonheur existe quelque part sur la terre, il est dans la vie de famille… » Enfin, n'est pas oublié le panégyrique de monsieur le curé : « Ah ! nous devons gros à notre clergé canadien ; à tous ces prêtres et religieux, obscurs héros de la foi et de la civilisation… »

Et, comme s’il était besoin d’en rajouter, Potvin complète son portrait par un discours dénigrant, d’abord, contre le progrès : « Tu en parles à ton aise du progrès ! Prends-y garde !... » Ensuite, il fallait s’y attendre, il vilipende les villes, ces lieux de « contagions malsaines, des dépravations précoces des étiolés des villes », ces « antres du vice et de la débauche ». À la défense de Potvin, disons qu'ici et là, il manifeste une certaine admiration pour les grandes cités, mais il souligne que ce n'est pas pour le «petit» Canadien français.

Malgré tout ce que je viens de dire, je ne crois pas qu’on puisse connaître la littérature du terroir sans avoir lu ce roman, « amusant » à force de nous débiter à gros traits tous les clichés terroiristes.


Lire le roman 
Voir aussi Le roman du terroir au Québec

8 décembre 2006

L’homme tombé

Harry Bernard, L’homme tombé, Montréal, s.n., 1924, 173 pages


L’Homme tombé… c'est Étienne Normand, un jeune médecin idéaliste, qui abandonne un à un tous ses projets, parce qu’il est incapable de s’opposer aux ambitions frivoles de sa femme.

L’action se déroule à Saint-Hyacinthe. Étienne Normand, fils d’un riche industriel, s’amourache d’une fille de manufacture, Alberte Dumont. Tous les gens lui déconseillent de l’épouser ; il passe outre. Il déchante assez vite toutefois. Ils ont un enfant dont sa femme ne s’occupe guère. En effet, Alberte, complexée, mal adaptée au milieu bourgeois, a réalisé peu à peu que, pour s’imposer dans ce monde, elle devait user de la richesse de son mari. Ce qu’elle fait. Elle organise des bals, participe aux œuvres caritatives, force son mari à acquérir une auto, voyage jusqu’à Boston… et finit par être acceptée par les autres bourgeoises oisives qui mènent la grande vie. Son mari, lui, travaille même si l’argent hérité de son père décédé lui permettrait une retraite dorée.

Un jour vient, où la petite ville de Saint-Hyacinthe est devenue trop petite pour Alberte. Elle veut déménager à Montréal. Étienne, qui n'a jamais cessé d’acheter la paix en cédant à tous ses caprices, cède encore. Il consent à abandonner une profession qu’il aime pour se vautrer dans cette vie facile qui lui tend les bras. Il est prêt à rompre avec tous ses idéaux de jeunesse. C’est la dégénérescence morale complète.

Harry Bernard décrit la descente aux enfers d’un homme qui ne sait pas, par faiblesse, conserver une certaine éthique et ses idéaux de jeunesse. Il critique cet homme mou et cette femme vaniteuse et superficielle. Pourtant, à côté de celle-ci, qui présente une image négative de la femme, il y a la sœur et la mère du médecin qui sont des personnages féminins très dignes. Ce roman, qui décrit la déchéance de la petite bourgeoisie canadienne-française, annonce Les Demi-Civilisés de Jean-Charles Harvey ou même Poussière sur la ville d'André Langevin.. Par ailleurs, il est facile d’y voir l’influence de Lionel Groulx et de L’Action française. ***

Extrait
« C'est Alberte qui avait raison ! Elle était une nature plus simple que lui. Elle répondait normalement à ses impulsions et à ses besoins, ne les contrariait pas. Les idées, qu'est-ce que cela valait en définitive? Quoi de plus vain que l'homme et ce qui vient de l'homme ? Il n'avait pas de génie, il n'était qu'une créature humaine comme il en pullule sur les faces de la terre. Que pouvait-il, individu isolé, avec sa seule intelligence, sa volonté, son énergie ? De quel poids était-il dans l'univers ?

Il y avait son pays ! mais cette pensée ne le faisait plus vibrer comme autrefois. Il avait vécu, avait appris à pénétrer la réalité des choses et le sens des mots. Les Canadiens-français, ceux de sa race, mouraient un peu plus chaque jour. Ils se laissaient fondre et s'anéantir dans la vague saxonne qui les encerclait. L'inutilité de l'effort était de plus en plus évidente. Les traces d'une culture française devaient fatalement disparaître de ce continent d'Amérique. On pouvait retarder l'échéance, on n'y échapperait pas. Non seulement les Canadiens ses frères ne croyaient plus en l'avenir, mais ils rougissaient de leur origine. Ils étaient fiers de passer à l'ennemi, dont ils adoptaient la langue, les coutumes, la mentalité avec joie. La fierté nationale n'existait pas. Plusieurs, il est vrai, essayaient de résister à l'envahisseur; on enregistrait ça et là des sursauts de vie. Mais qu'étaient les efforts individuels comparés à la débandade de la collectivité, de toutes ces forces qu'il eût fallu coordonner dans la poursuite d'un commun idéal ?

- Peuple vaincu, concluait Etienne, peuple vaincu !

Peuple vaincu et qu'on a trop longtemps tenu sous le joug! Peuple gagné par l'éblouissement de la civilisation matérielle étalée autour de lui. Peuple abandonné à ses seules énergies, en qui l'âme latine s'efforce de survivre, harcelée par l'infiltration étrangère et résistant à cause de l'hérédité de croyance, de tradition, d'aspirations accumulées durant trois siècles de souffrance. Mais pour un Canadien qui luttait, pour un qui gardait foi en l'avenir et en la survie de la race, il y en avait cent, mille qui n'y pensaient même pas, dont l'attention ne s'était jamais arrêtée à la pensée d'une unité nationale. Le sens d'une individualité ethnique n'existait pas. On s'abandonnait progressivement à l'ambiance, on se laissait circonscrire par les influences qui nous étaient le plus manifestement nocives. La réaction était sans force. Nous mourrions avec délices, de la plus lâche des morts: celle par inanition. » (p. 160-161)

Harry Bernard sur Laurentiana

6 décembre 2006

«Dédicace» de Blanche Lamontagne

DÉDICACE
A toutes mes sœurs canadiennes,
Les grands cœurs et les fins cheveux,
Aux femmes de chez nous, je veux
Offrir ces humbles cantilènes.

Avec le parfum de nos plaines,
Qu'elles portent mes tendres vœux :
A toutes mes sœurs canadiennes,
Les grands cœurs et les fins cheveux !

Aux jeunes mères, les gardiennes
De nos foyers religieux,
Aux vieilles qui ferment les yeux,
Aux filles, épouses prochaines :

A toutes mes sœurs canadiennes,
Les grands cœurs et les fins cheveux


Blanche Lamontagne sur Laurentiana :
Par nos champs et par nos rives
«Dédicace»
Visions gaspésiennes

5 décembre 2006

Visions gaspésiennes

Blanche Lamontagne, Visions gaspésiennes, Montréal, Imprimerie du Devoir, 1913, 84 p. (Préface d’Adjutor Rivard)

Il semblerait que ce soit Henri Bourassa qui ait suggéré à l’auteure de publier ses poèmes. L’œuvre a été couronnée, lors du premier Congrès du Parler français au Canada, tenu en 1912. C’est sous l’égide d’Adjutor Rivard et de la Société du parler français qu’elle paraîtra en 1913. Ce même Rivard publiera un an plus tard son célèbre Chez nous, titre emprunté (?) à l’un des poèmes de Lamontagne.

Dès le premier poème du recueil, « Dédicace », le ton est donné. « A toutes mes sœurs canadiennes, / Les grands cœurs et les fins cheveux, / Aux femmes de chez nous, je veux / Offrir ces humbles cantilènes. » Le recueil est dédié aux femmes, mais pas à n’importe quelle femme : « Aux jeunes mères, les gardiennes / De nos foyers religieux, / Aux vieilles qui ferment les yeux, / Aux filles, épouses prochaines » La mère assure le lien entre les générations, telle cette fileuse qui a « filé [s]on beau voile blanc […] des langes d’enfants [….] et le drap qui doit [l]’ensevelir » ou cette « jeune tricoteuse », aperçue au loin, qui fait « quelque gilet pour l’aïeule tremblante ». Cette forte présence de la femme-mère est encore manifeste dans « Ma sœur », « Les vieilles » ou « La campagnarde ». 

Oui, la mère, mais pas n’importe quelle mère. Il est offert à la femme « canadienne ». On trouve donc aussi quelques poèmes à saveur patriotique, mais d'un patriotisme très discret si on le compare à celui d’un Crémazie ou d’un Fréchette. Chanter le pays, c'est chanter la nature canadienne, comme dans « La Gaspésie » ou le « Saint-Laurent » : « Pour te chanter, ô toi mon pays, je voudrais / Que ma voix fût semblable aux brises musiciennes / Qui font vibrer tes champs, tes monts et tes forêts… » (« Souhaits ») Pour Lamontagne, le pays c’est le lieu qu’on habite de cœur et d’esprit : « Elle se plaît uniquement à dire les choses de chez nous ; et, parmi les choses de chez nous, elle préfère les petites choses de chez elle », écrit Rivard dans la préface. Ici, il faudrait citer au complet le très court poème « Chez nous » où sont déclinés tous les souvenirs d’enfance imprégnés à jamais dans l’esprit de la poétesse : « Ici, c’est le berceau, là c’est la cheminée […] ». D’autres poèmes vont évoquer avec la même nostalgie le pays de l’enfance, que ce soit « La vieille maison », « Étoile », « Retour à la maison », « La paix des champs », « Paysage ».

Toujours dans « Dédicace », le thème de la nature, probablement le plus important du recueil, apparaît à travers « le parfum de nos plaines » . De conception romantique, la nature est bienveillante et témoigne de la présence de Dieu. Les élément naturels les plus présents, ce sont le champ et la forêt et non la mer, comme on pourrait s’y attendre d’une Gaspésienne ayant vécu à Cap-Chat. « Dans la plaine où le ciel a versé sa lumière. […] » (« Dans la plaine ») ; « Homme des champs, mon frère, écoute dans la plaine / Écoute la chanson suave des épis » (« La chanson des épis ») ; « Au soleil qui rougit le toit de la chaumière, / Au vent, au clair ruisseau qui borde les chemins, / Dieu confie en secret le bonheur des humains… » (« Printemps »).

Il est un autre mot, présent dans « Dédicace », dont il faut tenir compte et c’est « cantilènes ». Chez cette jeune poète de 25 ans, tout est chant (le mot revient constamment). Dans plusieurs poèmes, certains vers sont repris, ce qui confère certainement un rythme, un peu suranné, à ses poèmes. « Des rythmes entendus chantent à ses oreilles et elle en adopte volontiers les dessins » (Rivard) Le lecteur est constamment interpellé, on pense parfois aux chansons à répondre. Bref, rien de figé, de grandiloquent. Pourtant, il ne faudrait pas penser que la jeune auteure écrit en toute naïveté : on surprend ici et là une réflexion sur la poésie elle-même, comme dans « Poésie », « L’art » et surtout « Glanures ».

Enfin, qui sont ces Canadiennes aux « fins cheveux » évoquées dans « Dédicace » – ici, on prend le risque d’interpréter – sinon des jeunes filles à la croisée de leur vie, prises dans l’agitation de l’amour, craignant que leur existence ne se fige à jamais. Le poème « Les bohémiens » en dit beaucoup à cet égard. L’auteure semble envier ces nomades qui vivent en toute liberté leur amour. « C’est très drôle de voir la vie / Qu’ils font : manger, danser, fumer, / N’avoir pas de haine et d’envie, / Et sans se connaître s’aimer. » L’inquiétude engendrée par la fragilité de l’amour se retrouve dans les poèmes « Trois fées », « Cachez vos nids », « Villanelle », « Puisque tu m’aimes », « Le soir », « Le ruisseau ».

Lamontagne est une « naïve », comme on dit un « peintre naïf », sans qu’il n’y soit rien de péjoratif. Tout son recueil témoigne d’une vie rapetissée, riche en « certitude[s] », d'une vie centrée sur la famille, ancrée dans la nature canadienne, protégée des cieux.

Lire le recueil

Blanche Lamontagne sur Laurentiana :
Par nos champs et par nos rives

3 décembre 2006

La Fille du brigand

Eugène L’Écuyer, La Fille du brigand, Montréal, Imprimerie Bilodeau, 1914, 136 p. (Première publication en volume séparé. La première édition de ce roman : 1844 dans Le Ménestrel; publié aussi en 1848, dans Le Répertoire national) (Préface de Casimir Hébert)

Québec, 1830. Qui aurait pu penser que Québec fut une ville mal famée et Cap-Rouge, un repaire à brigands? « Québec vivait alors dans une époque de sang : époque à jamais mémorable dans les annales du crime… » C’est pourtant ce qu’Eugène L’Écuyer a imaginé dans La Fille du brigand, l’un des premiers romans québécois (1844). Un soir, réfugié dans la sombre auberge de Mme La Troupe à cause d’un orage, Stéphane aperçoit une magnifique jeune fille, Helmina, dont il tombe éperdument amoureux et pour cause : « Son visage faiblement ovale, et d’une blancheur éblouissante mêlée à l’incarnat de la rose, était encadré dans des boucles de cheveux d’un noir d’ébène qui retombaient et flottaient sur un cou d’albâtre. » Ouf ! Ils échangent à peine un regard et quelques mots, mais cela suffit !!! La jeune fille est accompagnée d’un homme distingué d’une quarantaine d’années, qui répond au nom de maître Jacques et qui semble être son père.

Ce tendre Stéphane a une famille qui ne tergiverse pas avec la respectabilité familiale. Qui est cette jeune fille? Vient-elle d’une famille respectable? Voilà ce qu’il doit découvrir, avec l’aide de ses amis et serviteurs. Ils retrouvent la jeune fille à Sainte-Foy. Elle semble pensionner dans une famille de gens humbles, Maurice et Madelon. Bien mystérieux, tout ça, n’est-ce pas?

Entre-temps, on découvre que maître Jacques et Mme La Troupe sont en fait des complices. Maître Jacques dirige une petite bande de voleurs et l’auberge de Mme La troupe leur sert de lieu de recel. C’est une bonne dame qui a été ruinée par l’incurie d’un mari, mort subitement, et qui a dû se résoudre à vivre d’expédients pour assurer sa survie. Elle et sa petite fille sont tout à fait misérables et inspirent la plus grande pitié ! Quant à maître Jacques, sous ses dehors de gentilhomme, c'est une crapule. Non seulement, c’est un voleur, mais aussi un homme malhonnête. En effet, on découvre qu’Helmina n’est pas vraiment sa fille, mais sa pupille, ce qu’elle-même ignore, bien entendu. Plus encore, ce vil individu est tombé amoureux de cette jeune fille innocente et naïve, qu’il garde jalousement à l’écart du monde, et il a décidé qu’elle allait l’épouser, bon gré mal gré.

Coup de théâtre, qui nous permet de respirer un peu, mais qui est de mauvaises augures pour le malfrat : le père de la gentille Helmina, que le vilain maître Jacques croyait mort, annonce son retour de France. Pire encore, maître Jacques apprend que sa pupille s'est entichée du beau Stéphane. Il doit réagir ! De concert avec Maurice, il organise un coup monté : ses amis brigands, faisant semblant de dérober Maurice, vont enlever la jeune fille et la cacher à Cap-Rouge. « Le Cap-Rouge […] était un lieu maudit et redouté de tout Québec. » C’est là que les brigands préparent leurs mauvais coups. Ils ont trouvé une grotte, tout à fait gothique, qui leur sert de repaire.

Eugène L'Écuyer - BAnQ
Quand maître Jacques lui dévoile son identité et lui avoue ses intentions, la pure Helmina, prisonnière dans la grotte des malfrats, est scandalisée. Les menaces, le chantage, rien n'y fait! Et puis, les événements se bousculent. Maurice, pris de remords, va se mettre à table et Stéphane et le père d’Helmina -- Louis des Lauriers, un gentilhomme que le père de Stéphane connaît et estime beaucoup, comme par hasard ! -- vont réussir à la délivrer. On pardonne à Maurice, on aide cette bonne madame La Troupe et sa pauvre petite fille si malheureuses à sortir de la dèche. Helmina et Stéphane doivent se marier aussi vite que … le lendemain (sic). « Le dénouement était facile à prévoir », ajoute le narrateur. « Certainement ! Mais, c’est quand même un peu précipité, non? »

Récit d’aventures, esthétique gothique. Si vous êtes capable de passer outre les invraisemblances, si vous pouvez supporter tous les clichés de l’amour romantique, si le mélo vous fait rire plutôt que pleurer, vous trouverez, dans ce petit livre, deux heures de belle lecture. ****

Eugène L’Écuyer (1822-1898) est né à Québec. Il devint un «véritable notaire voyageur», comme l'exprime Casimir Hébert dans sa préface. Il a pratiqué à Montréal, à Saint-Romuald (Lévis), à Trois-Rivières... Il est décédé à Saint-Philémon où il semblait s'être établi à la fin de sa vie. Il a écrit une cinquantaine de textes, dont trois romans, 22 nouvelles, deux poèmes et divers écrits en prose. Aucun de ses écrits ne fut publié en volume, si bien qu'il est tombé rapidement dans l'oubli. Selon Casimir Hébert, il s'est inspiré de Cambray et sa bande qui opérèrent dans les années 1834-1835 pour écrire La Fille du brigand (1844). On peut trouver ce livre dans la Bibliothèque électronique.

1 décembre 2006

Claude Paysan

Ernest Choquette, Claude Paysan, Montréal, Cie d'Impression et de Gravures Bishop, 1899, 228 pages. (Illustrations d'Ozias Leduc)

Saint-Hilaire, fin du XIXe siècle. Le vieux Claude Paysan vient de mourir, laissant sa vieille Julienne et leur fils, Claude, seuls au monde. Ils ont eu d’autres enfants qui ont déserté le pays. Claude a un ami du nom de Jacques, qui ne rêve que de partir lui aussi. Claude, lui, doit rester, ne serait-ce à cause de sa vieille mère. Et il a une autre raison. Près de chez lui, chaque été, les Tissot aménage dans leur maison d’été. Et chez les Tissot, il y a Françoise. Claude en est secrètement amoureux, mais ne se sent pas à la hauteur de cette jeune fille d’origine bourgeoise.

Deux ou trois années passent. Jacques finit par partir. Il sera malheureux et reviendra au pays à la toute fin. La vieille, qui voit son fils toujours triste, finit par comprendre qu’il aime Françoise. N’écoutant que son cœur de mère, elle décide d’en parler à la jeune fille. On apprend alors que celle-ci est très malade, ce qui explique ses visites annuelles à la campagne. Comme elle va mourir, elle décide de donner un peu d’attention à Claude. Il est auprès d’elle quand elle meurt. Le soir de son enterrement, voulant se rendre au cimetière pour lui rendre un dernier hommage, il doit traverser le Richelieu. Le temps est mauvais et il meurt à son tour, avec une enveloppe, posée sur son cœur, contenant des marguerites que la belle lui avait données.




Le récit est très sentimental. Ce n’est pas un « vrai roman » de la terre. Le problème de la fidélité au pays ne constitue qu’une intrigue secondaire. Mélo. ***½

Ernest Choquette (1862-1941) est né à Saint-Mathieu-de-Beloeil. Il a étudié au collège de Saint-Hyacinthe et la médecine à l'Université Laval. Il a été médecin à Saint-Hilaire. Il écrit : Les Ribauds (1898), Claude Paysan (1899), Carabinades (1900), La Terre (1916), Madeleine et la Bouée (1927).
Extrait
Dans le cône de lumière une ombre se détachait : Gardien qui hurlait en face d'une autre ombre, en relief indécis sur le sable...
Dans les ronces et les ajoncs morts, les pierres et les branches cassées, la vieille Julienne se traînait. En face d'elle, Gardien tirait de ses dents, en s'arcboutant, une masse informe...
Tout de suite, ce fut un cri de louve égorgée et la pauvre femme, effondrée, s'écrasa sur la poitrine de son fils.
... Claude... oui... c'était Claude.
Jacques lui souleva la tête; de ses longues mèches brunes, sinistrement plaquées aux tempes, de larges gouttes d'eau grise descendaient...
On avait ramené au logis le cadavre du pauvre Claude, une dernière et suprême fois bercé par les flots du Richelieu.
En le dépouillant de ses vêtements, pour laver son corps, on trouva, collée sur sa poitrine à la place du cœur, une enveloppe de papier, d'où l'on ne put extraire que deux pauvres marguerites...
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Ernest Choquette sur Laurentiana