29 mai 2015

Songe de la fiancée détruite

Michèle Lalonde, Songe de la fiancée détruite, Montréal, Orphée, 1958, 46 pages. 

« Achevé d’écrire au printemps de l’année 1957, Songe de la fiancée détruite fut créée au mois de mai de l’année suivante, sur le réseau français de Radio-Canada, selon une réalisation de Jean-Guy Pilon. Une partition originale spécialement conçue pour le poème par madame Ginette Martinot, aux ondes Martenot faisait également partie de cette présentation. » En préface, Lalonde insiste sur le fait que la musique doit être plus qu’un simple accompagnement, elle doit s’intégrer au poème. Plusieurs didascalies indiquent quand elle doit intervenir.

En préface, Lalonde reconnait que l’incommunicabilité des êtres, thème très présent dans les années 50 au Québec et en France, était l’idée qui a déclenché ce poème : « Les territoires intérieurs sont irréductibles, les êtres se touchent, se palpent, se ressemblent, se possèdent, mais à peine se connaissent. » Les humains sont profondément seuls, chaque individu est ancré dans son monde intérieur, tous les moyens de communication sont déficients et l’amour, qui peut faire illusion un instant, n’est que chimères, miroirs aux alouettes.

Le poème, conçu pour être « joué » en public, exige la participation de six récitants : en plus de la Fiancée, du Vendeur d’alouettes et de l’Éclusier, il y a trois Voix qui interviennent séparément.

L’incommunicabilité, dont il est question en préface, est vue sous l’angle amoureux. On comprend que la rencontre amoureuse n’est viable qu’en rêve, qu’elle se gâte dès qu’elle se heurte au principe de réalité.

Dès sa première intervention, la Fiancée se présente comme « une ville morte » que le « sommeil isole et préserve ». L’amour lui est révélé en songe : « Ah je savais que j’étais une fiancée, et que l’amour lourdement s’enfonçait en moi comme un cœur qui a commencé de battre… » Un fiancé apparaît sur fond d’horizon, et elle s’avance difficilement vers lui. Alors intervient le Vendeur d’alouettes, celui qui « échange des vieilles prunelles pour des alouettes neuves» : « Ne savez-vous pas qu’il est interdit de garder avec soi, même le plus petit soupçon de regard, le plus minuscule fragment de vision précise, au seuil de ce paysage de sommeil ? » Qu’est-ce à dire sinon que tout recours au réel doit être abandonné. L’amour sera en quelque sorte une construction purement imaginaire. Les amoureux vont plonger toujours plus avant dans la « chaude moiteur du songe » : « Et nous avancions toujours, sillonnant la nuit convulsive de nos présences parallèles. […] O bien aimé ! il devait donc me rester cette dernière et unique fois où je te puisse regarder et toucher avant la dislocation du songe ? » Mais le songe finit par s’évanouir et le fiancé est emporté avec lui. « Et soudain il y eut une grande déchirure […] et soudain, tu n’étais plus là ». L’Éclusier, le gardien des rêves, lui explique ce qui attend le Fiancé qu’elle continue de chercher : « … il y a une barque crayeuse et blanchâtre, qu’il détachera et conduira avec l’allégresse d’un nautonier qui découvre un nouveau chenal. … le chenal de son rêve à lui, et de cette mer hermétique et exclusive à laquelle chacun accède par les écluses de sa mémoire et de son sommeil ». Il lui explique que le Fiancé ne sortira jamais de ce rêve, qu’il errera « de bourbiers en marais, de marais en saulaies, de saulaies en savanes », condamné à la « solitude infrangible où l’emmèneront migrer les oiseaux divagants ». La fin du poème rejoint le début : « A cet instant où l’amour se défait et se dénoue comme une chevelure trop lourde, pesant sur la nuque, et où l’espoir à son tour cède et crève comme une tige qui a trop longtemps retenu la sève, n’ayant point de fruit à nourrir, je ressemble à ces villes aztèques détruites et désertées que le vent seul visite et effrite doucement… »

Tout cela est très abstrait et assez loin de Speak White, l’un des plus grands poèmes des années 60. À ce que je sache, il n’existe pas d’enregistrement de la prestation donnée sur Radio-Canada en 1958. La récitation de ce poème, sur fond d’ondes Martenot, a sans doute dérouté bien des auditeurs. 

Geôles, de la même auteure, est un recueil beaucoup plus intéressant. 

22 mai 2015

Cherche tes mots, cherche tes pas


Roch Carrier, Cherche tes mots, cherche tes pas, Montréal, Éditions Nocturne, 1958, n.p.

Cherche tes mots, cherche tes pas est le deuxième recueil de Carrier. Il avait déjà publié aux éditions Nocturne Les Jeux incompris en 1956. Le recueil compte 14 poèmes : six dans « Cherche tes mots », sept dans  « Cherche tes pas » et un qui sert de préface. 

Comment lire le titre? Est-ce que le poète s’adresse à lui-même, à son lecteur ou reprend-il de façon ironique un « conseil » qu’on lui a donné?  Est-ce une invitation, un appel au dépassement ou une rebuffade?

Dans le poème-préface, toujours en mode impératif, le sujet se compare à un corps violé, à un ballon que des figures bibliques négatives (Hérode, Ponce Pilate) malmènent.  Il y parle de la solitude humaine.

Cherche tes mots
Il y a dans ce recueil un mélange entre le thème de l’absurde et celui du pays. On rencontre des personnages (il y en a beaucoup) qui ne savent pas trop ce qu’ils font et qui semblent peu s’en soucier. « Prosternons-nous devant l’humanité  / A quatre pattes / Une clouée sur chaque point cardinal. » Ces êtres vides s’activent dans un monde mou, sans consistance : « Ce pays ressemble à un jeu de blocs effondré ou que l’on va  construire / C’est un pays où l’on prie le bon Dieu pour le soleil et les oiseaux pour les têtes ». Non seulement les humains n’ont pas de prise sur leur réel, mais ils sont entraînés dans un engrenage qui broie leur singularité : « Il y a des vieux il y a leurs fils / Leurs fils ont la même peau que l’univers / Ils sèment les villes comme ils ont vu semer le blé / Pendant que leurs frères pétris par la machine aux longs / doigts deviennent des pains savoureux. »

 Cherche tes pas
La seconde partie reprend où la première nous a laissés : « Tant d’hommes et moi dans un pays si lointain qu’on n’y a jamais habité / Tant d’hommes et moi plantés dans leur mission de tenir une planche de la baraque ». Le ton devient plus cassant, le sujet se projette dans un avenir problématique : « Le feu bientôt recouvrera la chaleur cordiale / Envenimée dans les orgies la haine ». Le pays devient plus concret, la critique politique affleure : « Les chefs de gouvernements font des mots croisés sur la planète / Sans jamais trouver le mot qui va / verticalement et horizontalement ». La révolte a de la difficulté à s’exprimer : « Si t’as envie de mordre / Gruge ta niche / Ou tâche d’avaler tes canines, ma chienne ma vie ». Le titre des deux derniers poèmes (« Les conquérants » et « Le beau voyage ») donne aussi dans l’ironie : conquérants, l’avons-nous jamais été? « Le chemin aux cercles du rouet se dévidait / Les mères ne se rappelaient jamais si l’armoire / Était du passé ou de la laine ». Je cite aussi les deux derniers vers du recueil : « Je ne pourrai jamais me tailler des semelles dans ce mauvais cuir. / Des souvenirs. » Vous l’aurez compris, le « beau voyage » n’aura pas lieu.

Dans Cherche tes mots cherche tes pas, Carrier reprend un peu les thèmes en vigueur à son époque, mais il me semble qu’il nous emmène plus loin même si, ironiquement, le dernier poème du recueil nous dit le contraire. 

16 mai 2015

101 œuvres québécoises à lire



Radio-Canada vient de publier une liste des 100 œuvres incontournables de la littérature canadienne, dans laquelle les anglophones sont tellement sous-représentés que c’en est ridicule (voir Brian Busby sur la liste de la CBC). Si je comprends bien, la liste est le fruit d’un sondage grand public et des propositions d’un certain nombre de personnalités dont plusieurs ont peu à voir avec la littérature.  Disons que certains titres me laissent pantois. On parle bien ici d’une liste d’IN-CON-TOUR-NA-BLES. Ce n’est pas rien. Bon, on est habitué à ce que les journalistes gonflent les mots. En fouillant dans mes anciennes notes de cours d’une part, et en me fiant aux lectures que j’ai faites ces dernières années d’autre part, je me suis amusé à recenser les 100 livres québécois francophones que je recommanderais à un étudiant qui veut devenir professeur de littérature.

J’ai retenu comme genres le roman, le théâtre et la poésie. Je me suis arrêté à l’an 2000 pour des raisons évidentes. Il faut laisser le temps faire son œuvre. Il y a différentes raisons qui font entrer un titre dans cette liste : la qualité de l’ouvrage, l’impact culturel ou social, la représentativité de l’époque, l’influence sur les pairs et même certains incidents (index, scandale) tout à fait accessoires… Si vous croyez que notre futur professeur de littérature devrait aborder d’autres titres, il vous suffit d’ajouter un commentaire et je le publierai.


 

LISTE DES ŒUVRES QUÉBÉCOISES IMPORTANTES

 

1837

Philippe Aubert de Gaspé fils

Le chercheur de trésors

roman

1846

Patrice Lacombe

La terre paternelle

roman

1863

Antoine Gérin-Lajoie

Jean Rivard le défricheur

roman

1863

Philippe Aubert de Gaspé

Les anciens Canadiens

roman

1882

Laure Conan

Angéline de Montbrun

roman

1892

Louis Fréchette

Originaux et détraqués

contes

1900

Honoré Beaugrand

La chasse-galerie

contes

1903

Émile Nelligan

Émile Nelligan et son œuvre

poésie

1904

Rodolphe Girard

Marie Calumet

roman

1914

Louis Hémon

Maria Chapdelaine

roman

1916

Lionel Groulx

Les rapaillages

récit

1918

Albert Laberge

La Scouine

roman

1919

Frère Marie-Victorin

Récits laurentiens

récit

1929

Alfred Desrochers

À l'ombre de l'Orford

poésie

1933

Claude-Henri Grignon

Un homme et son péché

roman

1934

Jean-Charles Harvey

Les demi-civilisés

roman

1937

Saint-Denys Garneau

Regards et Jeux dans l'espace

poésie

1937

Félix-Antoine Savard

Menaud maître-draveur

roman

1938

Ringuet

Trente arpents

roman

1944

Alain Grandbois

Les îles de la nuit

poésie

1945

Gabrielle Roy

Bonheur d'occasion

roman

1945

Germaine Guèvremont

Le survenant

roman

1947

Clément Marchand

Les soirs rouges

poésie

1948

Roger Lemelin

Les Plouffe

roman

1948

Paul-Marie Lapointe

Le vierge incendié

poésie

1948

Gratien Gélinas

Tit-coq

théâtre

1950

Rina Lasnier

Escales

poésie

1951

Roland Giguère

Les armes blanches

poésie

1953

Marcel Dubé

Zone

théâtre

1953

Anne Hébert

Le tombeau des rois

poésie

1953

André Langevin

Poussière sur la ville

roman

1953

Gilles Hénault

Totems

poésie

1955

Gabrielle Roy

Rue Deschambault

nouvelles

1958   

Yves Thériault 

Agaguk 

roman

1960 

Gérard Bessette

Le libraire

roman

1960 

Paul-Marie Lapointe

Arbres

poésie

1962

Ferron Jacques

Contes du pays incertain

contes

1963

Gatien Lapointe

Ode au Saint-Laurent

poésie

1964

André Major

Le cabochon

roman

1964

Paul Chamberland

Terre Québec

poésie

1964

Jacques Renaud

Le cassé

roman

1965

Hubert Aquin

Prochain épisode

roman

1965

Marie-Claire Blais

Une saison dans la vie d'Emmanuel

roman

1965

Michel Tremblay

Les belles-sœurs

théâtre

1965

Jacques Brault

Mémoire

poésie

1965

Fernand Ouellette

Le soleil sous la mort

poésie

1966

Réjean Ducharme

L'avalée des avalés

roman

1966

Marcel Dubé

Au retour des oies blanches

théâtre

1967

Jacques Godbout

Salut Galarneau!

roman

1967

Gérald Godin

Les cantouques

poésie

1968

Roch Carrier

La guerre, yes sir!

roman

1968

Michèle Lalonde

Speak white

poésie

1968

Claude Gauvreau

Étal mixte

poésie

1968

Denis Vanier

Pornographic delicatessen

poésie

1969

Françoise Loranger        

Double jeu

théâtre

1969

Victor-Lévy Beaulieu

Race de monde!

roman

1970

Jacques Ferron

L'amélanchier

roman

1970

Anne Hébert

Kamouraska

roman

1970

Gaston Miron

L'homme rapaillé

poésie

1970

Nicole Brossard

Suite logique

poésie

1973

Réjean Ducharme

L'hiver de force

roman

1974

Madeleine Gagnon

Pour les femmes et tous les autres

poésie

1976

Louky Bersianik

L'Euguélionne

roman

1976

Boucher Denise et all.

La nef des sorcières

théâtre

1976

An Antane Kapesh

Je suis une maudite sauvagesse

récit

1978

Michel Tremblay

La grosse femme d'à côté est enceinte

roman

1979

Marie Uguay

L'outre-vie

poésie

1980

France Théoret

Nécessairement putain

poésie

1980

Jean-Pierre Ronfard

Vie et Mort du roi boiteux

théâtre

1981

Yves Beauchemin

Le matou

roman

1981

Louis Caron

Les fils de la liberté

roman

1981

Normand Chaurette

Provincetown Playhouse, juillet 1919, j'avais 19 ans

théâtre

1981

Marie Laberge

C'était avant la guerre à l'Anse-à-Gilles

théâtre

1982

Anne Hébert

Les fous de Bassan

roman

1983

Francine Noël

Maryse

roman

1983

Claude Beausoleil

Une certaine fin de siècle

poésie

1984

Jacques Poulin

Volkswagen blues

roman

1985

Dany Laferrière

Comment faire l'amour avec un Nègre sans se fatiguer

roman

1985

Michel-Marc Bouchard

Les feluettes

théâtre

1985

Yolande Villemaire

Quartz et Mica

poésie

1985

Michel Beaulieu

Kaléidoscope

poésie

1985

François Charron

La vie n'a pas de sens

poésie

1986

Sylvain Trudel

Le souffle de l'harmattan

roman

1986

René-Daniel Dubois

Being at home with Claude

théâtre

1986

Robert Lepage

Vinci

théâtre

1987

Arlette Cousture

Les filles de Caleb

roman

1987

Robert Lepage

La trilogie des dragons

théâtre

1987

Élise Turcotte

La voix de Carla

poésie

1987

Fernand Ouellette

Les heures

poésie

1989

Louis Hamelin

La rage

roman

1989

Élise Turcotte

Le bruit des choses vivantes

roman

1990

Christian Mistral

Vautour

roman

1990

Robert Lepage

Les aiguilles et l'opium

théâtre

1990

Jacques Brault

Il n'y a plus de chemin

poésie

1990

Hélène Dorion

Un visage appuyé contre le monde

poésie

1992

Monique Proulx

Homme invisible à la fenêtre

roman

1994

Collectif

Cabaret neiges noires

théâtre

1994

Sergio Kokis

Le pavillon des miroirs

roman

1995

Ying Chen

L'ingratitude

roman

1998

Gaétan Soucy

La petite fille qui aimait trop les allumettes

roman

1998

Wajdi Mouawad

Littoral

théâtre

Revu en décembre 2023 — Ajout d’An Antane Kapesh et ajout des liens