30 novembre 2006

Le Chevalier de Mornac

Joseph Marmette, Le Chevalier de Mornac, Montréal, Typographie de l'opinion publique, 1873, 100 p.

18 septembre 1664. La huronnerie a été détruite. Les Iroquois menacent l’existence de la Nouvelle-France. Les Canadiens attendent fébrilement l'aide de la mère patrie.

Le chevalier Robert de Mornac, un Gascon volubile, débarque à Québec. Il y retrouve sa cousine orpheline, Louise de Richecourt, que le vilain Pierre de Villarme harcèle littéralement. Louise habite chez Madame Guillot, mère du jeune Louis Jolliet. Invitée à une soirée, Louise, qui s’y rend seule, croise sur son chemin Gueule d’Ours, chef iroquois qui vient de négocier une entente avec le gouverneur. L’Autochtone, séduit, décide de s’emparer de cette « jeune vierge blanche ».

Le lendemain, tous les personnages cités ci-dessus, quelques serviteurs et un chef huron nommé Renard Noir (ennemi juré de Gueule d’ours qui a décimé sa famille) se rendent en bateau sur la rive sud, près de Montmagny. Gueule d’ours et sa petite troupe les suivent à distance, décidés à ravir la jeune fille. Sur place, ils profitent d’un moment d’inattention pour s’en emparer. Du même coup, ils emmènent comme otages Mornac, Villarme et un serviteur qu’ils massacrent lors de la première halte. De Québec, ils remontent le Saint-Laurent jusqu'au Lac St-Pierre, s’enfoncent dans le Richelieu, le lac Champlain et atteignent le village agnier, sans être inquiétés. Ils en profitent pour torturer un peu leurs deux prisonniers, mais non Louise qui est malade et qui est promise au grand chef.

Sur place, les prisonniers sont sauvés par des femmes qui veulent les avoir comme soutien de famille (fils ou époux). Le temps passe, mademoiselle de Richecourt se remet lentement, Mornac est protégé par une vieille Autochtone qui le considère comme son fils et Villarme est devenu le mari battu d’une Autochtone violente. Mornac et sa cousine, liés par le malheur, développent des sentiments amoureux. On apprend que l'autre prisonnier, Villarme, a tué la mère de Louise, parce qu’elle l'avait été rejeté. Non content d'avoir tué la mère, ce personnage indigne convoite la fille! Les prisonniers font une première tentative d’évasion qui échoue. À nouveau, on veut les torturer, mais un... tremblement de terre les sauve (!). Lors d’un banquet où Louise et le chef doivent s’épouser, une deuxième tentative d’évasion est organisée. Ce sera la bonne. Jolliet (amoureux de Louise), Renard Noir et un ami, venus à leur secours sans être vus des Agniers, organisent la fuite. Le traître Villarme, qui veut s’en prendre à Louise, est tué par Griffe d’Ours. Les autres fuient, se cachent dans une grotte, tout près, et réussissent à échapper aux poursuivants. Ils regagnent Ville-Marie en plein hiver.

1665. Le régiment de Carignan a été envoyé pour mettre au pas les Iroquois. Sa première mission : créer des forts sur le Richelieu. Mornac dirige un détachement, ce qui retarde son mariage avec sa belle Louise. Bientôt, le régiment de Mornac est attaqué par des Iroquois. Leur chef, Griffe-d’Ours, est fait prisonnier. Les Hurons, dont Renard noir, le torture et lui font subir les pires sévices (voir l'extrait).

Six ans ont passé. La Nouvelle-France est pacifiée et prospère. Mornac et Louise ont trois enfants. Jolliet, toujours amoureux de Louise, après un séjour chez les Jésuites, a été choisi pour partir à la découverte du Mississippi. Il rend visite aux Mornac avant son départ.

Quelques scènes de torture très violentes. Vision très négative des Iroquois. Fondements historiques : il cite les Relations et d’autres textes. La scène de torture ci-dessous lui aurait été inspirée par un texte du père Lallemand. Beaucoup d'actions. Vision très manichéiste, moralisatrice. Se lit bien. ***½

Extrait
Le poteau était solidement planté sur le point culminant du tertre. On releva Griffe-d’Ours pour l’y attacher.
Alors on commença à torturer le chef iroquois. Les uns lui coupaient des lambeaux de chair avec leurs couteaux ou lui désarticulaient les doigts, d’autres lui appliquaient des tisons sur ces plaies saignantes. Celui-ci lui jetait des cendres chaudes dans les yeux ou lui ouvrait les mâchoires avec la lame d’un couteau pour lui faire entrer de force dans la bouche un charbon enflammé. Ceux-là promenaient par tout son corps des flambeaux allumés.
Griffe-d’Ours impassible au milieu des tortures semblait désirer, au contraire, d’aiguillonner la rage de ses bourreaux.
– Allez donc, chiens! disait-il avec un mépris écrasant, où avez-vous appris à tourmenter un guerrier? Vous n’y entendez rien! Oh! si vous m’aviez vu caresser vos parents, lorsque nous détruisîmes vos bourgades sur les bords du grand lac! Ces paroles redoublaient la frénésie des Hurons.
Enfin, quand tout le corps du chef iroquois ne fut plus qu’une plaie vive, les Sauvages entassèrent du bois à ses pieds et mirent le feu au bûcher.
Alors, on vit griller les chairs de Griffe-d’Ours et la graisse couler en grésillant sur son corps ensanglanté.
À cette vue la figure du Renard-Noir brilla d’un éclair de bonheur. Et lui qui, tantôt chancelait entre les bras de Joncas, dit avec ravissement:
– Cela me réchauffe! Mais tout à coup le feu ayant monté entre le poteau et la victime, brûla les liens qui l’y retenaient attachée.
Griffe-d’Ours tomba en plein au milieu des flammes. Un instant il y demeure affaissé.
On le croit mourant. Mais soudain il se redresse, saisit dans chacune de ses mains meurtries deux brandons enflammés, se lève et les lance au milieu des spectateurs ébahis.
À peine revenus de leur étonnement ceux-ci lui jettent tous les projectiles qui leur tombent sous la main. Pierres, haches, tisons pleuvent sur lui. Il leur répond de même et repousse les assaillants qui veulent escalader le tertre
C’est une horrible lutte! En se baissant il glisse et tombe de nouveau dans le feu. Chacun se précipite sur lui pour le maintenir dans le brasier. Mais l’Iroquois se roule dans les flammes, se débarrasse de toute étreinte, bondit encore une fois sur ses pieds, et, armé de deux tisons enflammés, se jette tête baissée sur ses ennemis qui, épouvantés, fuient devant cet homme terrible
En poursuivant la cohue Griffe-d’Ours passa devant le Renard-Noir qui lui barra les jambes et le fit tomber.
Les autres revinrent et se jetèrent sur le chef iroquois. Le Renard-Noir riait d’un rire muet.
On maintint Griffe-d’Ours à terre, et, en quatre coups de hache on lui coupa les pieds et les mains, et on le rejeta dans les flammes.
Anéanti un instant par l’ébranlement nerveux que lui avait causé cette quadruple amputation, l’Iroquois resta sans bouger au milieu du brasier.
Mais tout à coup, ô horreur! on vit ce corps mutilé, déchiré, brûlé, s’agiter encore, se rouler sur lui-même et se soulever à demi sur ces tisons ardents; et là, montrant à nu son crâne sanglant, son corps incrusté de cendres chaudes et de charbons ardents qui sifflaient au contact des flots de sang que l’on voyait ruisseler sur tout son être, se traîner dans les flammes et cracher une dernière insulte sur ses bourreaux interdits.
C’était épouvantable.
Un coup de feu partit du fort. Une balle siffla au milieu des Sauvages et s’en alla fracasser la tête de Griffe-d’Ours qui, cette fois, retomba sans vie.
Surexcité par cette scène affreusement émouvante, le Renard-Noir s’était levé debout.
Quand le projectile fit éclater la tête du chef iroquois, le Huron s’écria d’une voix tonnante:
– Fleur-d’Étoile, et vous, ô mes enfants! je puis maintenant vous rejoindre dans le pays des ombres, car vous êtes enfin vengés! Un flot de sang lui jaillit par la bouche et il tomba.

Joseph Marmette sur Laurentiana

28 novembre 2006

Les Engagés du Grand Portage

Léo-Paul Desrosiers, Les Engagés du Grand Portage, Montréal, Fides, Nénuphar, 1958 (1re édition : Gallimard, 1938)

L’aventure se déroule au début du XIXe siècle. Trois compagnies luttent pour le monopole des fourrures dans les pays d’En-Haut. La compagnie de la Baie d'Hudson est anglaise et basée à la Baie d’Hudson; la compagnie du Nord-Ouest et la compagnie XY sont canadiennes et basées à Montréal. L’histoire, qui compte quatre parties, raconte l’ascension d’un homme sans scrupule, Nicolas Montour.

I. Les engagés du Grand Portage
Nicolas Montour a été engagé par la Nord-Ouest, comme voyageur, malgré des qualités physiques insuffisantes. Le départ a lieu à Lachine. Ils sont 10 voyageurs sur un rabaska; deux postes sont prépondérants : le gouvernail en arrière et le brigadier (chef) en avant. De simple «milieu» au départ, Montour réussit, pendant le trajet qui les mène au Grand Portage, à déloger le brigadier et à écarter tous les adversaires potentiels (dont Louison Turenne, le gouvernail, un honnête homme, qui sera son adversaire tout au long du roman) qui pourraient l'empêcher d'obtenir sa place. Au Grand Portage, centre névralgique de la traite des fourrures, sur la rive occidentale du Lac Supérieur, Montour devient chef d’équipe. Comme il ne s’embarrasse pas de principes, on décide de l'envoyer dans la région d'Athabasca pour faire la lutte à la compagnie XZ qui tente de s'implanter sur ce territoire de la Nord-Ouest. L'équipe repart. Elle atteint Fort Chipewyan (presque 2000 milles de Montréal) 70 jours plus tard. Les portages sont longs et difficiles.

II. Le Grand Lac des Esclaves
À Fort Chipewyan (poste de ravitaillement et de traite), ils doivent poursuivre jusqu'à Fort Providence (ils y arrivent au mois d'octobre) pour épauler le bourgeois en place, trop faible aux dires de la compagnie pour contrer les XY. Les deux compagnies se font la lutte pour attirer les pelleteries et ce, les Autochtones l'ont bien compris et en profitent. Ambitieux, Montour réussit à se débarrasser du bourgeois en place. Plus encore, il réussit à mettre à genoux ses concurrents : en fait, il a dérobé leurs filets de pêche avant qu'ils puissent assurer leur provision pour l'hiver. Quand les vivres viennent à manquer, ils doivent abandonner leur factorie à la compagnie du Nord-Ouest.

III. La Sakatchewan
Fier de ce succès, le printemps venu, Montour revient au Grand Portage, manigance à nouveau pour obtenir un poste plus élevé. Il réussit encore et obtient le poste de Vermillion en Saskatchewan. Là, il va manigancer autrement. Il organise une grande fête. Il invite ses adversaires commerciaux (les XY et la Baie d'Hudson). Pendant ce temps, il a passé une entente avec les Gros Ventres : ceux-ci doivent faire brûler les factoreries des deux compagnies adverses, tout en simulant une attaque sur le fort de la Nord-Ouest. La manœuvre réussit. Les Autochtone, avant de brûler les forts, ont récupéré les fourures et les ont rendues à Montour, moyennant rétributions. Il revient à Grand-Portage avec des lots de fourrures. Il exige une promotion.

IV. La rivière Rouge
On promet à Montour un poste de bourgeois (une part dans la compagnie) s’il accomplit deux missions : rapporter des fourrures du sud de la Saskatchewan, là où les Sioux règnent en maître; et faire en sorte que Turenne signe un autre contrat avec la Nord-Ouest. Les Sioux protègent jalousement leur territoire. Eux, ils ne s'abaissent pas à chasser le castor au profit des Canadiens; ils préfèrent poursuivre les troupeaux de bisons qui arpentent les plaines. Montour doit convaincre les Saulteurs, tribu limitrophe, d'outrepasser leur peur des Sioux et d'investir leur territoire. Il les fait boire et boire encore. Il épouse même la fille du chef et ils finissent par consentir. Et il s’acharne sur Turenne, lui si populaire avec les Autochtones, utilisant tantôt la méthode douce, tantôt la méthode forte (chantage, tentative de corruption...). Juste comme ils allaient repartir, le printemps étant revenu, les Saulteurs s’enivrent et, au petit matin, ils sont tous massacrés. Montour réussit quand même à ramener à Grand Portage sa belle cargaison de fourrures. Par contre, Turenne a décidé de rentrer au Bas-Canada. Montour doit faire pression pour que la Compagnie tienne parole (il a réussi la moitié de sa mission). Finalement elle cède lorsqu'il les menace de joindre les concurrents. Six mois plus tard, le grand chef Mctavish de la compagnie du Nord-Ouest meurt et c’est la fusion entre les deux compagnies canadiennes qui pourront se liguer contre la puissante Baie d’Hudson.

Première édition
Ce roman, c’est autant sinon plus l’histoire d’un homme diabolique, aveuglé par l’ambition (avec de longues analyses de ses tactiques), cynique (il n'a aucune morale, aucune amitié pour ses employés) que l’histoire des voyageurs de la Nord-Ouest. Donc, roman historique mais aussi psychologique. D'ailleurs, il est écrit au présent, ce qui en dilue la portée historique. Desrochers offre une vision plutôt négative de l’activité des Voyageurs, de leurs luttes commerciales, du travail de sape qu’ils font contre les Autochtone, les entraînant dans l’alcoolisme et entraînant de très jeunes filles dans la prostitution. Leurs prouesses de canoteurs ne réussissent pas à gommer cette mauvaise opinion qu'on retient d'eux. Et le personnage de Turenne, qui représente le «bon Canadien», n'est pas assez développé pour contrer cette impression. Roman qui plonge le lecteur dans un monde fascinant, roman qu'il faut avoir lu. *****

Extrait
Dans un baril de neuf gallons, les traiteurs mettent de l'eau et quatre ou cinq chopines d'alcool pour les Pieds-Noirs; six chopines pour les Cris et les Assiniboines, sept ou huit enfin pour les Saulteurs. Atteinte la première par les Blancs, cette tribu est plus adonnée que les autres aux boissons alcooliques. Dans les pays d'En-Haut, la durée du contact avec la civilisation se mesure à la dose plus ou moins forte d'alcool qu'un naturel peut absorber.
Toute la bande boit: elle s'est plongée, en effet, dans l'une de ces infernales boissons dont Montour a eu la révélation atténuée au Fort Vermillon. Les nations de Rabaska s'enivrent avec tristesse; celles des plaines avec austérité; mais les orgies des Saulteurs sont diaboliques. Dans la nuit éclatent des clameurs, des hurlements, des cris de bête; les courses luxurieuses se produisent dans une folie de stupre et de sang. Avec toute leur violence se déchaînent les passions de la vengeance et de l'amour. Meurtres et voies de faits se succèdent. « Je n'étais pas responsable, c'était la boisson », excuse commode qui sert toujours aux Indiens. (p. 166-167)

Picounoc le maudit


 Pamphile LeMay, Picounoc le maudit, Québec, Typographie C. Darveau, 1878, tome 1 : 379 p., tome 2 : 288 p. 

L’action débute deux ans après Le Pèlerin de Sainte-Anne. Joseph et Noémie sont mariés. Picounoc, un ami de Joseph qui jouait un rôle secondaire dans le roman précédent, est leur voisin et doit convoler en justes noces avec une fille qu’il n’aime pas, mais qui a une belle dot, Aglaé. En fait, Picounoc est amoureux de la femme de Jos et va mettre tout en œuvre pour la lui ravir. Il se permet diverses médisances sur la loyauté de Noémie, pour rendre Jos tellement jaloux qu’il en devienne désagréable avec sa femme. Son manège réussit, mais ne lui vaut pas pour autant l’amitié de Noémie. Il doit aller plus loin.

Lentement, il exacerbe la jalousie de son ex-ami et celui-ci mord à l’hameçon et finit par commettre un crime. Cela se passe ainsi. Picounoc fait croire à Jos qu’il peut séduire Noémie. Il lui a même donné rendez-vous dans le jardin pour qu’il puisse assister à la scène. Profitant du fait que Noémie est à l’église, Picounoc s’y rend avec Aglaé. Il lui a acheté un voile, identique à celui de la femme de Jos, pour que ce dernier soit confondu. C’est le soir, on n’y voit guère. Jos, coyant sa femme entre les mains de Picounoc, perd la tête et la tue d’un coup de rondin. En fait, il croit que c’est Noémie, mais c’est Aglaé.

Pour échapper à la justice, il fuit dans le grand Nord canadien. Là-bas, dans une histoire parallèle qui dure 20 ans, il mène une vie de trappeur. Il devient même célèbre : on le surnomme «le Grand trappeur». Il côtoie les Autochtones et gagne leur respect. Il y retrouve (par hasard !!!!!!) son vieux maître d’école et tortionnaire Racette (déguisé en chef autochtone) ainsi qu'un ancien ami, Paul Hamel, et même sa petite sœur Marie-Louise devenue religieuse. Toutes ces gens sont mêlés au conflit que se livrent deux tribus autochtones, à propos d’une femme. Un jour, notre grand trappeur que son ancien ami Paul n'a pas encore reconnu (invraisemblance…) révèle son vrai nom. Paul lui apprend que sa femme est toujours vivante. Jos comprend enfin que Picounoc l'a pris au piège.

Il revient juste à temps pour empêcher le mariage de Picounoc et Noémie. Picounoc n'a jamais cessé sa cour et, au bout de vingt ans, Noémie a cédé. Picounoc a fait en sorte que Noémie soit ruinée, il a fait instruire Victor le fils de Jos... Jos est arrêté et emprisonné. Jos est défendu par son fils! On organise un procès et, malgré les faux témoignages et même un empoisonnement de témoin (Geneviève Bergeron du roman précédent), Jos est finalement acquitté. Picounoc et ses complices (dont quelques vieux escrocs apparus dans Le Pèlerin) sont arrêtés.

En épilogue, on apprend que le vilain maître Racette, toujours dans le Nord, a été rejeté par les Autochtones (il avait réussi à devenir chef d'une tribu) et est mort, dévoré par les loups. Marguerite, la fille de Picounoc dont le fils de Jos était amoureux, est partie en mission à son tour et a rejoint la sœur de Jos dans le Grand Nord.

Récit tout autant rocambolesque que le précédent. J'ai omis, par souci de clarté, beaucoup d'intrigues secondaires, dont celle qui a lieu dans le grand Nord. Quelques scènes documentaires intéressantes, entre autres le brayage. Lotbinière y est décrit. Beaucoup mieux écrit que Le Pèlerin de Sainte-Anne. ***

Extrait
Le lendemain Djos amena, du champ à la maison, une charretée d’épis de blé d’Inde qu’il entassa dans un coin de la cuisine. C’est la coutume de faire des corvées pour peler le blé d’Inde, comme pour broyer le lin et fouler l’étoffe. Ces corvées sont toutes agréables et joyeuses, mais la plus joyeuse et la plus agréable, c’est l’épluchette. Et d’abord on y va dans ses beaux habits, car la besogne est propre; on y va avec plaisir, car le travail n’est pas rude et se fait à la soirée; on y va souvent avec bonheur, en songeant d’avance aux douces faveurs attachées au blé d’Inde rouge.


Et qui n’a pas l’espoir de déterrer, sous ces feuilles crépitantes, dans ces aigrettes de soie moelleuses, le précieux épi aux grains de pourpre? Et puis il y a, pour ceux qui sont un peu gloutons, la perspective de mordre à belles dents dans le blé d’Inde rôtit à la braise, ou bout dans les profondeurs de la chaudière. Et que d’autres perspectives encore!


Noémie balaya la place, épousseta les meubles, rechangea le bébé et le revêtit de sa robe de baptême, la plus belle que l’on porte... après celle de l’innocence. Elle souriait à la pensée de toutes les choses aimables que ses amies allaient dire de son enfant; elle croyait volontiers que jamais enfant né de la femme n’avait réuni tant de grâce et de finesse. Oh! si tous les enfants étaient ce que pensent leurs mères, comme il y aurait des hommes d’esprit sur la terre, et que la laideur deviendrait vite une chose introuvable! Pauvres mères! après tout, c’est peut-être notre faute si nous devenons laids, disgracieux et méchants.


Le soir arriva; les invités arrivèrent aussi. Ils étaient quinze. Je ne déclinerai pas les noms et prénoms de chacun--à quoi bon? puisque la plupart ne seront pas mêlés aux événements qui vont suivre. Je nommerai pourtant Picounoc et Aglaé, l’ex-élève et Emmélie. Vous êtes surpris de voir Emmélie? Nous le sommes tous: nous ne l’attendions point. Elle est un peu mieux aujourd’hui, et l’ex-élève lui a fait comprendre qu’une petite distraction, sous forme d’épluchette, lui serait très-favorable. Elle s’est laissée persuader.


Assis en cercle autour de l’amas de blé d’Inde, les jeunes gens commencent leur tâche. Sous les doigts vigoureux des garçons et sous les doigts mignons des filles, les épis se dépouillent de leur multiple enveloppe, et les grains couleur d’ambre apparaissent, au milieu d’un froissement de feuilles presque assourdissant. Les épis s’amoncellent d’un côté, les feuilles, de l’autre. On laisse cependant aux épis que l’on veut garder en tresse trois ou quatre feuilles, que l’on nouera avec habileté aux feuilles des autres épis. Les aigrettes, fines et douces comme des glands de soie, tombent sur le plancher ou s’accrochent comme des guirlandes, aux habits des travailleurs. C’est une lutte entre tous, lutte agréable et sans aigreur, que l’envie ou la jalousie ne troublent ni n’excitent.

Pamphile Lemay sur Laurentiana
Picounoc le maudit
Le Pèlerin de sainte-Anne
Les Vengeances
Les Gouttelettes
Fables
Contes vrais

26 novembre 2006

Le Pèlerin de Saint-Anne

Pamphile Le May, Le Pèlerin de Saint-Anne, Montréal, Granger frères, 1930, 363 p. (Illustrations de André Fournier) (Première édition : Darveau, 1877,  312 et 341 pages)

Les Letellier avaient deux enfants et une belle terre. Le père meurt dans un naufrage et sa femme, quelque temps après, en mettant au monde la petite Marie-Louise. Un vieux garçon, beau-frère de Jean Letellier, Eusèbe Asselin, accepte de prendre avec lui son neveu et sa nièce. Ce geste n’est pas motivé par l’altruisme. Il espère s'approprier de la terre des Letellier. Bientôt, il épouse une femme à son image, aussi dure que lui envers les enfants. En fait, les deux rêvent de se débarrasser des enfants et de détourner leur héritage au profit de leurs propres enfants.

Quelques années passent. Joseph, le petit garçon, à force de maltraitances, finit par fuguer et se retrouve à Québec. Sa petite sœur Marie-Louise reste avec les deux tortionnaires. Joseph est accueilli par une femme qui tient un tripot fréquenté par des marins, des cageux et quelques malfrats dans le vieux Québec.

Ayant vieilli, Joseph monte dans les chantiers et devient un homme, qui jure comme un bûcheron. Un jour, une drôle d’aventure survient : par bravade, il défie Dieu de lui couper la langue et, voilà qui est fait, il est devenu muet. Il change du tout au tout, se convertit.

Au printemps, il revient sur une cage qui s’échoue à Lotbinière. Or, le même jour, sa vilaine belle-mère avait décidé de perdre sa petite sœur, de l’égarer dans les bois. C’est Joseph, par la plus grande des invraisemblances, qui la découvre sur le bord du Saint-Laurent, qui l’amène sur la cage, jusqu’à Québec, sans la reconnaître toutefois.

Ici, il faut revenir un peu en arrière. Le méchant Asselin avait un beau-frère, Racette, une crapule qui faisait l’école et qui prenait plaisir à martyriser Joseph. Or, ce même Racette se retrouve lui aussi à Québec, ayant fui Lotbinière, après avoir débauché une fille qui l’a suivi, Geneviève Bergeron. Il reconnaît la petite Marie-Louise et tente de l’enlever pour la ramener à son beau-frère, mais elle réussit à fuir avec Geneviève qui s'est ouvert les yeux sur son copain Racette. Ce dernier s’est acoquiné avec des malfrats qui ont l’intention d’aller voler Asselin à son insu. Joseph, au courant de leurs intentions, lui aussi, repart à Lotbinière, devance les bandits, se fait engager chez Asselin qui ne le reconnaît pas. Il veut neutraliser les bandits mais ne réussit pas. Pire, le crime passe pour être le sien, le muet étant incapable de se défendre. Il est mis en prison.

Fin de la première partie.

Un citoyen de Cap-Santé témoigne en sa faveur et il sort de prison. Il entreprend un pèlerinage à Sainte-Anne-de-Beaupré afin de recouvrer la parole. Racette, toujours décidé à se venger de Geneviève et désireux de ramener la petite Marie-Louise aux Asselin pour que ceux-ci ne perdent pas l'héritage convoité, par hasard retrouve Geneviève et Marie-Louise. De concert avec les malfrats de la basse-ville, ils enlèvent Marie-Louise, mais cette dernière réussit encore à fuir. Joseph décide de rentrer à Lotbinière, d'exiger son héritage. Il retrouve ses anciens parents et Noémie, l’amoureuse qu’il s’est faite lors du voyage précédent.Les voleurs, par crainte d’être dénoncés, décident de l’éliminer. Le maître d’école et le chef des brigands sont désignés pour exécuter la basse besogne qui échoue. Le chef des brigands y laisse sa vie. Le roman se termine par le mariage de Joseph et Noémie, son amie d’enfance. Les Asselin doivent quitter Lotbinière.


Cette édition est dédiée à la « jeunesse » et a été expurgée, ce que nous révèle un rapide coup d’œil à l'édition originale. Par exemple, dans le second tome, le chapitre VIII, intitulé « Luxure et chasteté », est devenu « L'attentat » et certains passages relatifs aux « petites amies » du héros ont été supprimés. 

Comme ce résumé en témoigne sans doute, l’intrigue est rocambolesque, avec toutes sortes de ramifications secondaires, dont il est difficile de rendre compte. Les péripéties se bousculent, les rebondissements se succèdent, action et pathétique s’entremêlent, bref on est devant un récit populaire. Inutile de chicaner sa vraisemblance, la faiblesse des personnages… L'écriture de Lemay est peu travaillée. Camille Roy écrit dans son Histoire de la littérature canadienne-française : « En prose, Le May a publié de médiocres romans : Le Pèlerin de Sainte-Anne (1877); Picounoc le Maudit (1878); L'Affaire Sougraine (1884). Il traduisit aussi de l'anglais Le Chien d'or de William Kirby (1884). » ***
 
Édition originale
Extrait (le début du roman)
Notre belle paroisse de Lotbinière, d'ordinaire si calme, est depuis quelques jours, dans une surexcitation singulière. Si l'on rencontre un ami sur le bord de la route, à peine a-t-on dit : Bonjour ! que l'on ajoute, avec un mouvement de tête bien significatif : Crois-tu ! Quel exemple ! Et l'ami répond : C'est terrible ! ou : C'est admirable ! selon que sa pensée se porte vers l'un ou l'autre des événements qui viennent d'arriver. Les hommes restent quelquefois plongés dans une rêverie profonde ; les femmes parlent beaucoup. Lorsque deux d'entre elles s'arrêtent devant une porte, une troisième survient, puis une quatrième, puis une autre, puis toutes les femmes du canton. Parfois alors arrive Geneviève Bergeron. Elle vient le plus souvent de l'érablière, et, des larmes plein ses grands yeux hagards, elle demande d'une voix dolente : N'avez-vous pas vu la petite Marie Louise? Pauvre petite ! il faut que je la trouve ; sa mère me l'a confiée Elle n'est point dans la fosse du ruisseau ; la fosse est remplie ... L'eau coule sur le cadavre du méchant mais elle ne lavera point ses crimes Et, sans attendre de réponse, elle part chantant sur l'air mélancolique du " Fil de la vierge ".

25 novembre 2006

L'École littéraire de Montréal

Jean Charbonneau, L’École littéraire de Montréal, Montréal, Albert Lévesque, 1935, 320 p.

Voici quelques passages du livre :

Ses origines
«C'est à cet endroit (le café Ayotte) que notre génération tenait généralement ses conciliabules et fulminait contre l'état lamentable de notre littérature. C'est là que se rendirent Jean Charbonneau et Paul de Martigny.

Comme on peut s'en douter, ils ne manquèrent pas de se confondre en protestations véhémentes contre les tortionnaires de la belle langue française qu'ils venaient de subir (ils viennent d’assister à une assemblée politique). Leur indignation était à son comble. Longuement et avec une marque de profonde tristesse, ils s'apitoyèrent sur l'avenir intellectuel de notre pays; ils déplorèrent avec amertume la solitude déprimante dont étaient obligés de s’entourer nos écrivains clamant leur détresse du haut de leur tour d'ivoire.

Ils se disaient : "Mais au banc de la société, reniés par nos propres concitoyens, enlisés dans l'inaction, subissant le contact déprimant d'un mercantilisme envahisseur, ne faisons-nous pas figure de parents pauvres à qui on refuse obstinément le bénéfice du talent ? Que deviendra notre province dans cinquante ans si nous continuons ainsi à sacrifier les intérêts de notre langue aux nécessités matérielles du moment ? Que deviendra notre jeunesse perdue dans le désert de l'indifférence et du dédain ? N'a-t-elle pas le droit, comme dans toute nation civilisée, de s’insurger contre les attaques journellement répétées des philistins dont la bêtise solennelle la fait pâlir de rage et d'impuissance ?

Pourrait-on lui enlever le privilège de travailler librement au perfectionnement de ses valeurs ? N'a-t-elle pas assez souffert des quolibets blessants à l'adresse des « écrivailleurs imbéciles » — c'est l'expression dont on se sert — passant leurs jours et leurs nuits à coucher du noir sur du blanc sans toucher « le moindre maravedis » pour le fruit de leurs sacrifices vains et de leur inutile labeur? N’a-t-elle pas pour divine mission — elle le croit du moins — de répandre le culte des lettres et de leur brûler l'encens sacré ? L'heure n'a-t-elle pas sonné où il faudrait tenter un ralliement des intelligences, des bonnes volontés, de les grouper solidement et de leur imposer la tâche — en dépit des défaitistes et des éteigneurs d'étoiles — de travailler à sauver notre langue française du marasme où elle est malheureusement plongée ?"

Tels furent à peu près les propos que se tinrent jusqu'à une heure fort avancée d'une nuit de novembre, en l'année 1895, Jean Charbonneau et Paul de Martigny, animés de cette foi ardente qui pousse les conquistadors à la recherche des mondes nouveaux, sans s'inquiéter des tempêtes futures.

De cet entretien était née l'École littéraire de Montréal.» (p. 25-26)

Les débuts
«Le magistrat B.-A.-T. de Montigny, magistrat intègre, écrivain estimé de sa génération, devant les instances de son fils Louvigny, nous fit autoriser à tenir une première réunion dans la salle des audiences de la Cour du Recorder, située alors en l'hôtel de ville de Montréal.

Par un soir de novembre 1895, Jean Charbonneau y exposa les grandes lignes d'un programme futur. Un comité fut chargé de rédiger une constitution. L'assemblée était présidée par J.-G. Boissonneault, un poète d'occasion complètement oublié aujourd'hui. Quelques jours plus tard, à une séance présidée par J.-W. Poitras, le comité fit rapport de son travail; mais ce projet de constitution relaté dans de nouvelles archives fut irrémédiablement perdu avec ces dernières dont nous avons tenté en vain de retrouver les vestiges.

Dans cette enceinte d'une cour de délinquants où s'étalait la misère, où défilaient tant de déshérités, des jeunes hommes, épris d'idéal, venaient sacrifier sur l'autel de l'Art. Devant ce tribunal arrosé de tant de larmes, des esthètes remplis d'espoir, clamaient leurs droits à la vie, chantaient leur joie et vantaient les satisfactions promises aux amants des belles illusions. Divin mirage ! Quelle mystérieuse et grande force emporte la jeunesse vers l'inconnu !» (p. 27-28)

«La génération de 1895 savait à quoi n'en tenir sur l'état des esprits à ce moment, mais elle semblait planer au dessus des quolibets de la foule. Elle se sentait confiante en l’avenir et proclamait hautement ses droits à la défense de la langue française en ce pays. Ce fut peut-être son plus beau titre de gloire. À cette volonté de servir, elle ajoute la prétention et la juste ambition de créer des œuvres et de surpasser ses aînés. Dans un mouvement lyrique, elle le proclame fièrement en ces soirs de novembre 1895 devant trente ou quarante jeunes hommes, la plupart des moins de vingt-cinq ans qui, presque tous, s’étaient rendus à l'appel des fondateurs du groupe pour satisfaire une simple curiosité de spectateur, et dont le grand nombre, d'ailleurs, ne revint plus aux réunions suivantes. Faut-il s'en étonner ?» (p. 29)

Ses animateurs
«Après une première réunion, tenue en novembre 1895, une dizaine de camarades, au plus, étaient restés fidèles à l'École littéraire en formation. Comme on le verra dans la suite, s'ils en furent les inspirateurs, ils en restèrent aussi les animateurs.

Germain Beaulieu, Jean Charbonneau, Georges-W. Dumont, Albert Ferland, Paul de Martigny, Gustave Comte, Émile Nelligan, Hector Demers, Charles Gill, Gonzalve Désaulniers, W.-A. Baker, Albert Laberge, Henri Desjardins, Joseph Mélançon (Lucien Rainier), Wilfrid La-rose, Arthur de Bussières, Englebert Galèze (Lionel Léveillé), Alphonse Beauregard, Albert Dreux (Albert Maillé), Jules Tremblay, Ernest Tremblay, Joseph Lapointe, Léon Lorrain, Damase Potvin sont les noms inséparables de l'existence de l'École littéraire, à son origine et plus tard. Aux diverses époques où nous la voyons évoluer, ils l’ont sauvée d’une mort certaine et ont perpétué, dans nos fastes littéraires où elle restera, à n’en pas douter, une des pages émouvantes de la vie intellectuelle du Canada français…» (p. 30-31)


Son influence
«Nous parlions plus haut de l'état des esprits vers 1895, ne serait-il pas à propos d'y revenir? Conformément à une opinion déjà exprimée, l'origine de l'École s'explique par un fait de grande importance : les jeunes écrivains d'alors veulent se libérer de formules périmées et préparer une époque de transition.

Cette génération, il va sans dire, déplore «la soumission et l'obédience» de notre littérature reflet des épigones du romantisme expirant. Elle s'en indigne, car elle peut en être victime, et elle pense qu'en un jour prochain, brisant ses entraves, elle pourra s'affranchir des procédés poncifs et des influences néfastes.

Elle se dit que si le complet épanouissement de la littérature se manifeste chez les peuples arrivés à un très haut degré de civilisation, il ne faudrait pas quand même refuser à un peuple à son berceau le privilège de se créer un milieu propice au développement de ses facultés intellectuelles; […] Dans un autre ordre d'idées, l'École trouve aussi la raison de s'insurger contre le déplorable isolement où toute une génération, la sienne, est forcément tenue Les bibliothèques, les conférences, les milieux lui manquent. […]

Tous ces moyens nous manquaient à la fin du XIXe siècle. Nous n'étions pas seulement privés du pain de l’esprit, mais plongés dans un abandon voisin de la mort. Nous restions confinés dans une sorte de réclusion, dans un cercle vicieux; nous étions devenus des sortes de phénomènes, des êtres à part. À l'impécuniosité des moyens chez nous, puisque nous en parlons, venaient s'ajouter des raisons d'ordre pratique. Un jeune homme que sa famille destinait à une profession quelconque et qui, clandestinement, «faisait de la littérature», avait besoin d'être mis sous observation comme s'il était atteint d'une maladie mentale. Beaucoup en étaient convaincus. Ces préjugés — nous n'exagérons rien — existaient chez nous depuis longtemps.» (p. 281-283)

24 novembre 2006

Le Cap Éternité

Charles Gill, Le Cap Éternité suivi des Étoiles filantes, Montréal, Le Devoir, 1919, 161 p. (préface d’Albert Lozeau)

Charles Gill (1871-1918) avait formulé le dessein d’écrire une grande épopée, une espèce de « Jocelyn » canadien. Or, si on se fie à la préface de Lozeau, il était un type dépourvu de sens pratique, et plutôt irrésolu, si bien qu’il ne mena pas à terme son projet. Son poème devait compter 32 chants ; on en n'a que 12. En plus, l’œuvre posthume qui nous est parvenue a été rassemblée par sa sœur Marie qui en a expurgé et corrigé certains passages. Le recueil compte deux parties : la première et la plus importante, Le Cap Éternité, est un long poème d'une centaine de pages; la seconde, Étoiles filantes, rassemble des poèmes d’inspirations diverses (patriotique, religieuse, existentielle, amoureuse) et même quelques traductions de poètes grecs.

Nous n’allons rendre compte que du Cap Éternité, sans lequel le recueil n'aurait probablement jamais paru.

Gill utilise un artifice littéraire pour présenter son poème. Il en confie la paternité à un auteur fictif. C’est un illustre inconnu, dont le bateau aurait fait naufrage, qui l‘aurait écrit pendant un hiver passé dans un petit village de la Côte-Nord. Il l’aurait laissé à ses hôtes en les quittant le printemps venu. Le narrateur, hébergé par ces gens quelques années plus tard, l’aurait récupéré et n’aurait fait que le transcrire. « Sur la côte sauvage où le mûrier fleurit, / Je transcrivis soigneusement le manuscrit ». Voilà pour l’artifice littéraire.

Le poème compte 12 chants, dans lesquels on suit le parcours du mystérieux voyageur, de Sainte-Marguerite sur la Basse-Côte-Nord jusqu’à Tadoussac. « Dans mon canot d'écorce aux courbes élégantes, / Que Paul l'Abénaquis habile avait construit, / Je me hâtais vers Tadoussac et vers la nuit. » (« Le goéland ») À Tadoussac, il rend un pathétique hommage aux Innus et à un de leur grand chef, prévoyant leur dispartion prochaine : « Je suis Tacouérima, que le chagrin emporte, / Sur les ailes du vent, au pays montagnais; / Je viens du souvenir où je veille à jamais, / Et j'ai sonné le glas de ma nation morte!»

Suivent quelques poèmes mystiques où notre voyageur semble en débattre avec la Solitude et l’Oubli, autrement dit le Saguenay est devenu le fleuve de la Mort. Revenu sous des cieux plus prosaïques, notre voyageur nous entraîne plus avant dans le paysage grandiose du fjord du Saguenay et, comme il se doit, étant un poète romantique, il trouve ici l’occasion de chanter l’infinie grandeur de la nature canadienne.

Les éléments naturels qui galvanisent surtout son imagination sont, bien sûr, le Cap Éternité et le Cap Trinité, deux pics qui bordent le Saguenay, au nord de Tadoussac. La nature y est grandiose et le style de Gill extatique : « Le ciel aime les fronts qui s'approchent de lui ; / Pour les mieux embellir sa splendeur les embrase, / Chair ou granit, d'un feu triomphal et pareil : / Il donne aux uns l'éclat d'un astre à son réveil, / Aux autres la lumière auguste de l'extase ! » En bon auteur romantique, la Nature se conjugue avec la Religion, la nature devient manifestation de la grandeur divine, tant ces hauts caps aspirent cette « fourmi » d'être humain vers les cimes célestes. Ainsi du cap Trinité : « Ce rocher qui de Dieu montre la majesté, / Qui dresse sur le ciel ses trois gradins énormes, / Et verticalement divise en trois ses formes, / Il mérite trois fois son nom de Trinité. » Le cap Éternité, lui, semble plutôt, comme son nom le suggère, mémoire de l’humanité : « Témoin pétrifié des premiers jours du monde, / Il était sous le ciel avant l'humanité, / Car plus mystérieux que dans la nuit de l'onde / Où sa base s'enfonce, il plonge dans le temps ».


Le sommet du poème, on l’aura deviné, est atteint aux termes de l’escalade, au sommet du cap Éternité, au moment même où le soleil décroit : « Devant tant de grandeur, la main de Dieu m'écrase / J'entre en communion dans cet immense amour / Qui monte de la terre au soleil qui l'embrase. / Je suis pris du vertige où défaille le jour ». Le douzième et dernier chant « La fourmi » vient rappeler la petitesse humaine.

Le style est très ampoulé, très lyrique, romantique. Même Dante y passe ! On est très loin de Nelligan et de l’École littéraire de Montréal, dont Gill faisait pourtant partie (depuis le 10 septembre 1896) et qui essayait de rompre avec la grandiloquence des auteurs du XIXe siècle. « Comme tous les esprits supérieurs, l'infini le tourmentait », écrit Jean Charbonneau dans L'École littéraire de Montréal. Quelques bons vers ici et là. ***

22 novembre 2006

Un drame au Labrador

Eugène Dick, Un Drame au Labrador, Montréal, Leprohon & Leprohon, 1897, 128 pages (Dessins de Edmond J. Massicotte)

Vers les années 1840, à Kécarpoui, sur la Basse-Côte-Nord, vivent les Labarou. Il y a le père Jean (Jean Lehoulier de son vrai nom), sa femme Hélène, leur fils Arthur et leur fille Mimie. En plus, un neveu, Gaspard, dont les parents sont décédés, vit avec eux. Ils sont seuls dans ce coin perdu que visitent parfois les Autochtones et, une fois l’an, un bateau qui les approvisionne. Vient aussi un missionnaire. Pourquoi vivent-ils dans un endroit aussi isolé? Parce que le père a tué un homme, en légitime défense, ce qu’il n’a pas réussi à prouver et, donc, a dû quitter Saint-Pierre et Miquelon.

La famille s’agrandit, lorsqu’en 1850, au cours d’une excursion, Arthur et Gaspard sont témoins de la mort d’un Abénaki et vont ramener avec eux son fils Wapwi, dorénavant orphelin.

Pourtant, la véritable histoire débute lorsqu’une autre famille (les Noël), issue également de Saint-Pierre et Miquelon, vient s’établir sur l’autre rive de la Kécarpoui. Cette famille, en plus d'une veuve, compte deux garçons et une fille, Suzanne. Comme, parfois, le hasard fait mal les choses, il se trouve que cette famille est celle de l’homme que le père Labarou a assassiné, dix ans plus tôt.

Ici, le récit bifurque et prend l'allure d'une histoire d’amour classique, avec triangle amoureux,  compliqué par des histoires de famille. En effet, c’est le coup de foudre entre Arthur Labarou et Suzanne Noël. Leur idylle est menacée quand ils découvrent (c’est Gaspard qui s’est ouvert là-dessus) que le père d’Arthur a tué celui de Suzanne. On apprend même que le père Labarou et la mère Noël sont d'anciens amoureux et que la jalousie a déclenché la malheureuse rixe qui a conduit à l'exil des Labarou. Contre toute attente, cet obstacle est rapidement levé : les deux anciens amoureux s'expliquent et le cas de légitime défense est accepté.

Comme il se doit dans ce type de roman, un autre obstacle se présente. Gaspard Labarou (le cousin), qui jusqu’ici penchait pour sa cousine Mimie, est lui aussi follement épris de la belle Suzanne. Et il est prêt à tout pour la ravir à son cousin. D’abord, il coupe au trois quarts un tronc jeté sur la rivière au-dessus d’un torrent, sachant que son cousin allait l’emprunter pour rencontrer sa dulcinée. Le stratagème aurait réussi sans l’intervention de Wapwi qui sauve Arthur.

Comme le missionnaire doit venir bientôt et qu’il n’a plus de temps à perdre, Gaspard, fou de rage, use d’une stratégie diabolique. Lui et Arthur doivent se rendre sur une île pour chasser des canards, justement pour enrichir le repas de noces. Or, cette île à marée haute disparaît sous quelques mètres d’eau. Au moment propice, il abandonne son cousin sur l’île. Wapwi, doté d'une préscience tout autochtone, va déjouer le projet diabolique de Gaspard. Bravant la tempête qui s'est levée, il accourt avec un bateau qui, malheureusement, coule lorsqu’il allait faire contact avec Arthur. Qu'est-il arrivé à ce dernier? On l'ignore, car le narrateur l'abandonne à son sort et accompagne Wapwi que les puissantes vagues ramènent sur la rive. Quant au vilain Gaspard, pendant que les deux autres luttaient pour leur vie, il a été projeté sur un rocher avec son bateau et blessé, ce qui l'arrange, car cela lui permet de camoufler son horrible crime.

Tout le monde croit Arthur mort (sauf Wapwi qui espère qu'Arthur ait pu saisir le bateau). Gaspard, avec l’aide de Thomas, autre esprit mal tourné (les deux font ensemble du trafic d’alcool dans l'estuaire du St-Laurent) essaie d’obtenir l’attention de Suzanne. Il y réussit, lors d'une pêche hivernale sur la banquise, lorsqu’il la sauve (elle est sur un bloc de glace qui s’est détaché de la banquise). Elle finit par lui promettre de l’épouser.

Voici revenu l’été et le temps des épousailles, un missionnaire passant par là. Voici venu le jour  fatidique où Gaspard et la pauvre Suzanne doivent unir leur destinée. Voici la modeste cérémonie nuptiale qui commence... Coup de théâtre, à la toute dernière minute, Arthur arrive. D'où vient-il, celui que tout le monde croyait mort (sauf Wapwi, bien entendu)? Il a été sauvé par la barque que le jeune Autochtone lui avait apportée et recueilli par un bateau qui se dirigeait en Asie. Là, cueilleur de perles, il a fait fortune, est revenu, s’est acheté une belle goélette à Terre-Neuve, et le voici, frais et dispos. Suzanne, au moment même de prononcer le fatidique «oui», l'apercevant, toute heureuse, lance un « non » retentissant. Gaspard, piteux, découvert, déconfit, réussit à s’enfuir avec son complice. On célèbre un double mariage dans la baie de Karcapoui : celui de Suzanne et d'Arthur et celui de Mimie et du plus jeune fils des Noël (une ou deux phrases du roman le laissaient présager).

Comme on lit un récit d’aventures, on doit accepter certaines invraisemblances et coïncidences par trop extraordinaires (les Noël qui arrivent dans le même coin perdu, Arthur qui survit et qui surgit à la seconde près). Certains personnages sont peu crédibles, surtout Gaspard qui change trop vite et Thomas qui s'acoquine avec lui. Le lieu du récit, Grand Mécatina, est plus qu'intéressant : la basse-côte-nord (le Labrador à l'époque) est absente de la littérature québécoise. Les Autochtones sont présentés de façon positive. Le style est vif, les dialogues sont nombreux, c'est facile à lire. Belles illustrations de Massicotte. On trouve ce roman sur le site de Jean-Yves Dupuis.

Eugene Wenceslas Dick (1848-1919) est né sur l'Île d'Orléans et a presque toujours vécu dans la région de Québec. Il était médecin. Il a collaboré à différents journaux. Il a publié, outre Un Drame au Labrador, Le Roi des étudiants (188?), L'Enfant mystérieux (1890) et Pages canadiennes. Légendes et revenants (1918).

Eugène Dick sur Laurentiana
Un drame au Labrador
L'Enfant Mystérieux