Albert Laberge, Peintres et écrivains d’hier et d’aujourd’hui, Montréal, s. é., 1938, 248 pages.
Dans ce recueil qui date de 1938, Laberge présente 14 peintres-sculpteurs et 20 écrivains. Tout comme lui, plusieurs ont fait du journalisme ou ont fait partie de l’École littéraire. Je vais laisser à d’autres les commentaires sur les 14 peintres-sculpteurs; je n’ai lu que la partie qui traite des écrivains. Sauf, J.-A. Lapointe, Charles-Maurice Leconte et Zo d’Axa (un Français que Laberge a rencontré lors de son passage au Québec en 1902), tous étaient des auteurs connus à leur époque. Ils sont tous tombés dans l’oubli, sauf Loranger et Nelligan. (Voir ci-dessous la table des matières.)
Le lecteur qui a fréquenté un tant soit peu Albert Laberge (1871-1960) sera étonné par le ton employé par l’auteur dans ce recueil. Les termes laudatifs pleuvent. Il faut voir toute l’admiration qu’il voue à Charles Gill, Jean Charbonneau et Émile Nelligan. On a l’impression qu’il y avait deux Laberge : l’écrivain pessimiste incapable de raconter autre chose qu’une histoire scabreuse sur les bords et un gentlemen de bonne compagnie qui savait apprécier les gens, les arts, la nature, la vie.
La manière de Laberge n’a rien de compliquée. Il a connu et fréquenté la plupart des écrivains qu’il présente, il a lu leurs œuvres, il essaie de les comprendre et de les expliquer sommairement. Laberge n’est jamais aussi intéressant que lorsqu’il écrit sur des gens qu’il a bien connus, quand il raconte leurs rencontres, leurs discussions, quand il les met en scène. Au-delà de l’anecdote, on devine les aspirations qui animaient les écrivains dans le premier tiers du XXe siècle, on comprend la fragilité de l’artiste dans ce petit milieu sous haute surveillance.
Parmi tous ces souvenirs, ses rencontres avec Émile Nelligan méritent d’être citées.
« Une fin d’après-midi, l’hiver. Une vaste pièce, ancien salon d’autrefois converti en chambre à coucher, et qui parait encore plus grande par suite du mobilier sommaire. Une cheminée à manteau de marbre dans laquelle flambe un clair feu de bois qui projette ses lueurs sur la figure d’un jeune homme de dix-neuf à vingt ans debout, dos au foyer. Cette tête noble, distinguée, aux traits réguliers et d’une remarquable beauté est couronnée par une abondante chevelure noire qui accentue la blancheur mate du teint. Le poète Émile Nelligan récite des vers à deux journalistes de ses amis: Louvigny de Montigny et Albert Laberge, qui l’écoutent émus, enthousiasmés.
La flamme vivante, capricieuse, éclaire cette figure inspirée, d’une expression mobile, qui traduit de saisissante façon tous les sentiments qui agitent l’âme. Avec une attention recueillie, les deux auditeurs écoutent le jeune poète. Tout d’abord, ce sont les huit vers de « Ma Mère », puis « Devant mon Berceau » et « Clair de lune intellectuel ». Dans la cheminée, le bois flambe joyeusement et les flammes blondes illuminent cette vibrante physionomie d’artiste. Sa voix douce, musicale, si prenante, dit les vers harmonieux, mais ce ne sont pas seulement des mots cadencés, c’est son cœur, son âme, que le poète fait jaillir hors de lui. Il exprime toute l’émotion dont il est frémissant. Et c’est comme le chant d’un violon qui expire. […]
Pendant toute une saison, j’ai eu la joie précieuse de voir fréquemment Nelligan. A cette époque, 1900 ou 1901, je crois, Louvigny de Montigny et moi, camarades à la Presse, logions alors, rue Dorchester, dans une vieille maison en pierre qui avait été une noble demeure, mais qui n’était plus qu’un vulgaire immeuble de chambres à louer et qui a été démoli depuis pour agrandir le parc entourant l’église Saint Patrice. De Montigny occupait une chambre au rez de chaussée; la mienne, au premier étage, était le salon d’autrefois. Chacune des deux pièces possédait une cheminée. […]
Nelligan venait souvent nous voir, apportant un cahier de vers et il nous lisait ses dernières pièces. Tantôt, il arrêtait chez de Montigny et tantôt il montait chez moi. Ordinairement, il avait dans ses poches un volume de Stuart Merrill, de Vielé Griffin ou de Georges Rodenbach. La Jeune Blanche et Les Vies encloses étaient l’objet de sa prédilection. C’étaient là deux de ses livres favoris.
— Je vais écrire un roman, nous annonça-t-il un jour. J’ai terminé le premier chapitre hier.
Et sur le champ, il nous lut les pages que son inspiration lui avait dictées la veille. Le futur roman commençait par la fulgurante description d’un coucher de soleil. Ce n’était pas seulement l’écrivain, le poète, qui décrivait cette scène, c’était aussi un peintre. L’on aurait cru voir un artiste jetant sur sa toile les plus riches tons de sa palette, ses couleurs les plus éclatantes. C’était non pas une ébauche, mais un merveilleux tableau, une magistrale page de prose. Je crois bien que le roman n’est jamais allé plus loin que ce premier chapitre. Ah! si Nelligan avait vécu sa vie. […]
Un samedi après-midi, Nelligan, comme il en avait l’habitude, vint me voir. En son honneur, je sortis un flacon de gin que je gardais pour mes visiteurs, et nous prîmes un verre. Comme mon métier de journaliste m’obligeait à sortir, je lui dis: Je vais être absent une demi-heure. Attendez-moi.
— C’est cela, fit-il. Pendant ce temps j’écrirai quelque chose que je vous lirai tout à l’heure.
Je sortis et, comme il avait dit, à mon retour, il brandit devant moi un feuillet manuscrit. Je vis le titre: « L’Homme aux cercueils ».
— Je vous dédierai cette pièce lorsque je publierai mon livre, me promit-il après me l’avoir lue.
J’étais si heureux qu’il eut écrit ces strophes chez; moi que je sortis de nouveau mon flacon de gin et nous prîmes un autre verre. Malheureuse inspiration, car au bout de quelques minutes, mon jeune ami devenait énervé, très agité. Il n’était pas ivre, non, mais ces deux verres d’alcool avaient produit sur cet organisme nerveux et délicat une profonde perturbation, une vive surexitation. Il voulut partir. Ne voulant pas le laisser seul dans cet état, je sortis avec lui pour l’accompagner. Il m’échappa, mais je le ressaisis. Je l’entraînai rue Sherbrooke pour le reconduire chez; lui. Cependant, son énervement ne diminuait pas et j’avais de grandes difficultés à le tenir sous contrôle. Il voulait s’enfuir, je ne sais où. Heureusement, je rencontrai un ancien confrère de classe, Alphonse Crevier, directeur de l’atelier d’ébénisterie d’art fondé par son père. En quelques mots je le mis au courant de la situation et le priai de me venir en aide. Nous prîmes alors le poète chacun par un bras et nous nous rendîmes jusqu’à l’angle de l’avenue Laval. Comme Nelligan habitait à quelques portes plus haut, je remerciai mon ami Crevier. Arrivé devant la maison de Neligan, je sonnai. Lorsque la porte s’ouvrit, je le poussai à l’intérieur. J’entendis une voix en haut, puis les pas du poète qui montait les degrés de l’escalier. J’attendis un moment, puis lorsque je compris qu’il était chez, lui en sûreté, je m’éloignai.
Je ne l’ai jamais revu.
Deux mois plus tard environ, j’apprenais que les ténèbres s’étaient faites sur cette noble intelligence. » (p. 225-228)