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Jean-Guy Pilon - Fonds La Presse |
« Ce printemps de 1963 qui tarde tant à éclater m'oblige à mesurer une distance: dix ans. Il y a dix ans, je publiais mon premier recueil de poèmes, disparu rapidement de la circulation, fort heureusement. Un premier recueil de poèmes peut être le résultat d'une très longue recherche ou l'aboutissement d'une patiente innovation; il fut pour moi une libération, un premier pas sur la terre ferme. Une fois qu'il fut publié, je compris que je pouvais songer à écrire. J'étais étudiant et lorsque je tins le premier exemplaire de ce petit livre dans mes mains, j'eus une impression très étrange dont je me souviens encore, mais que je ne puis décrire. A chacun sa sensibilité.
Donc 1953. Anne Hébert venait de publier LE TOMBEAU DES ROIS. Alain Grandbois -- il ne saura jamais à quel point sa patience me fut précieuse -- habitait Montréal et il me faisait l'amitié de me recevoir chez lui de temps en temps. Avec quelques confrères et amis, nous avions fêté la parution de ma première plaquette : Alain Grandbois s'était joint à nous. Je l'ai souvent écrit : c'est en lisant LES ILES DE LA NUIT et RIVAGES DE L'HOMME que j'ai compris ce qu'était la poésie; mais Alain Grandbois devait m'apprendre beaucoup plus, au cours des longues conversations que nous avions. Il parlait de ses voyages, de la Chine, de l'Afrique, de l'Europe, de Paris. Je l'écoutais. C'est lui qui m'a donné le virus du voyage, le goût du monde, en me parlant des pays et des villes, des femmes merveilleuses qu'il avait croisées à Shanghai ou à Damas, des soleils, des rues, des marchés, des mers et des ports.
À cette époque -- voici que je me mets à parler comme un aîné-- chaque nouveau recueil, si mince soit-il, était signalé et commenté dans les journaux. C'est ainsi qu'en quelques mois, j'appris l'existence d'autres jeunes poètes de mon âge. Gaston Miron et Olivier Marchand publiaient DEUX SANG; Gatien Lapointe, Georges Cartier et Wilfrid Lemoine y allaient eux aussi d'un recueil. Sylvain Garneau (que je n'ai jamais rencontré), Pierre Trottier et Fernand Dumont avaient publié aux Éditions de Malte. Nous lisions parfois dans la page littéraire du DEVOIR, que dirigeait Gilles Marcotte, des poèmes de Luc Perrier et de Yves Préfontaine. J'ai lu pour la première fois un poème de Fernand Ouellette dans la revue AMÉRIQUE FRANÇAISE. La plupart des jeunes poètes commençaient d'ailleurs à collaborer régulièrement à cette revue dont le rôle, en ce sens, a été assez important.
Je ne connaissais aucun des autres poètes. Je souhaitais les rencontrer, mais, pour le jeune campagnard timide que j'étais, la difficulté était de taille.
Un jour, un autre étudiant de l'Université se présenta. Il voulait m'interviewer pour LE QUARTIER LATIN. Il avait mon âge, il s'appelait André Belleau. Notre amitié date de ce moment.
Quelqu'un m'avait parlé de Gaston Miron qu'il n'était pas facile de rejoindre. Des amis communs nous avaient finalement présentés l'un à l'autre. Je suis sûr que notre première rencontre a eu lieu dans une taverne de l'est de la ville. Gaston Miron prétend le contraire. Qu'importe! Il était plein de théories sur la poésie, l'édition, la jeunesse, la politique. Il avait les poches bourrées de poèmes, les siens et ceux des autres. Je dois dire qu'il m'avait d'abord effrayé par sa volubilité et ses imprécations. Il venait de traverser des mois difficiles et cruels : il ne pensait pas à lui, il se souciait peu de se trouver un emploi, il pensait à lancer une maison d'édition qui se consacrerait à la poésie. Il en avait d'ailleurs jeté les bases et choisi le nom : cela allait s'appeler LES ÉDITIONS DE L'HEXAGONE, «parce que, ajoutait-il, nous étions six le jour où nous en avons décidé la création et nous ne nous entendions pas sur les noms proposés. L'HEXAGONE a rallié tout le monde».
Raymond Barbeau était aussi des nôtres, parfois. Il s'apprêtait à quitter le Canada pour Paris où il voulait s'inscrire à la Faculté des lettres de la Sorbonne, ce qu'il fit d'ailleurs avec beaucoup de succès.
Je revis plusieurs fois Gaston Miron. Nous buvions du café dans des restaurants minables. Nous discutions ad infinitum; nous avions finalement rencontré Luc Perrier, encore plus timide et discret à cette époque qu'aujourd'hui, Fernand Ouellette qui parlait peu mais nous entretenait parfois, avec passion, de Léon Bloy, de Rouault, de Saint-Jean de la Croix.
Comme je regrette maintenant de n'avoir pas noté les circonstances dans lesquelles nous nous sommes tous connus et le détail de nos premières conversations.
Gaston Miron m'avait présenté à Louis Portugais, l'administrateur des Éditions de l'Hexagone, chez qui nous allions nous retrouver durant plusieurs années. Dans toute l'aventure de l'Hexagone, le rôle de Louis Portugais, même s'il fut caché, fut très important.
Je me rends compte qu'en décrivant ainsi les événements, je suis injuste; car je n'insiste pas suffisamment sur un aspect majeur de toute l'entreprise : l'amitié. Car l'HEXAGONE, à ce temps de notre jeunesse, s'installa dans nos vies sous le signe de l'amitié. Ce fut, pour nous tous, un grand moment d'amitié. Cela aussi pèse admirablement et lourdement dans la balance littéraire.
Mon premier recueil qui fut, comme je l'écrivais précédemment, une libération, m'avait apporté beaucoup de choses. Gilles Marcotte dans sa critique au DEVOIR avait écrit des phrases plutôt dures dont je lui ai été très reconnaissant. Son jugement, sévère mais honnête et sympathique, m'encouragea beaucoup.
Je continuais à écrire, à déchirer, à recommencer. J'eus alors un coup de foudre : la découverte de l'œuvre de René Char. LES MATINAUX, entre autres, fut un livre important dans ma vie.
Gaston Miron cherchait un titre de collection pour l'HEXAGONE : je lui proposai LES MATINAUX et lui dis en même temps que je lui soumettrais un manuscrit. Luc Perrier avait déjà terminé le sien : nous allions, tous deux, inaugurer la collection. René Char accepta d'écrire une préface aux CLOÎTRES DE L'ÉTÉ, et ce petit livre parut donc en 1955, précédé de cette prestigieuse recommandation amicale.
Nous faisions tout de nos mains dans la cave encombrée de Louis Portugais, toujours patient et chaleureux. L'HEXAGONE -- on m'avait admis dans l'équipe -- était une affaire (il s'agissait de ne pas perdre d'argent) et un lieu de rencontre. Jamais, ni à ce moment-là ni plus tard, L'HEXAGONE ne fut autre chose. Nous nous plaisions à définir la maison d'édition comme un carrefour. C'était juste.
Il faudrait longuement parler de cette cave de la rue Lacombe. De nos séances de travail, de nos discussions. Parfois, l'un de nous amenait un autre poète; c'est ainsi que nous connûmes Yves Préfontaine qui fit irruption un bon soir, déjà tendu et violent. Michèle Lalonde, si éblouissante et si belle que nous hésitions à lui parler. D'autres aussi qui revinrent souvent ou qui ne firent que passer.
Au printemps de 1955, je partais pour l'Europe. Mon premier départ et mon seul voyage en bateau. Ce fut la découverte, l'émoi, le choc. De longues conversations avec René Char, Pierre Reverdy, Pierre Jean Jouve. S'ouvrait ainsi un monde nouveau, vertigineux, attirant.
A l'HEXAGONE, les recueils de Fernand Ouellette (CES ANGES DE SANG) et de Jean-Paul Filion (DU CENTRE DE L'EAU) parurent en 1955 et 1956. L'HEXAGONE continuait à s'affirmer, à devenir un véritable centre de la poésie canadienne. L'enthousiasme était notre plus grande richesse. Nous avions confiance et nous avions raison. Les mois passèrent dans la même amitié. Nous publiâmes Claude Fournier (LE CIEL FERME) et Louise Pouliot (PORTES SUR LA MER). Nous avions d'autres manuscrits de jeunes, mais nous voulions aller plus loin, publier également des ouvrages plus importants. Rina Lasnier nous fit l'amitié de nous confier PRÉSENCE DE L'ABSENCE. Nous inaugurions ainsi une autre collection où j'allais publier un an plus tard L'HOMME ET LE JOUR, dont l'édition de luxe était illustrée d'une gouache originale de Joan Miro.
Entre temps, la collection LES MATINAUX s'enrichissait des excellents recueils de Pierre Trottier (POÈMES DE RUSSIE) et d'Olivier Marchand (CRIER QUE JE VIS).
Alain Grandbois nous confia le manuscrit de L'ÉTOILE POURPRE. Nous devions publier, quelques mois plus tard, dans cette collection le très beau recueil de Fernand Ouellette SÉQUENCES DE L'AILE.
La collection LES MATINAUX s'augmenta de deux autres recueils : ceux de Michel van Schendel (POÈMES DE L'AMÉRIQUE ÉTRANGÈRE) et d'Alain Marceau (À LA POINTE DES YEUX) qui ne connurent malheureusement pas le succès que nous avions espéré.
Il y eut alors un silence dont il ne faut pas rechercher très loin les causes. Nous avions, chacun de notre côté, avancé un peu dans la vie et étions plus chargés de responsabilités diverses. L'équipe de l'HEXAGONE se démantela quelque peu à ce moment-là, mais la maison d'éditions continuait.
Cinq recueils paraissaient en 1960. Dans la collection LES MATINAUX, ceux de Gilles Constantineau (SIMPLES POÈMES ET BALLADES) et de Paul-Marie Lapointe (CHOIX DE POÈMES) et dans l'autre collection, le très beau livre de Jacques Godbout (C'EST LA CHAUDE LOI DES HOMMES), celui de Pierre Trottier (LES BELLES AU BOIS DORMANT) et le mien, LA MOUETTE ET LE LARGE.
Entre temps, avec quelques amis, j'avais fondé la revue LIBERTÉ. Nous avons dû y consacrer beaucoup de temps et d'efforts. Nous voulions à tout prix, réussir cette affaire.
Gaston Miron était en Europe. J'étais seul à m'occuper quelque peu, très peu, de l'HEXAGONE. Par ailleurs, LIBERTÉ m'accaparait. J'essayai de maintenir l'essentiel; je fis paraître un court essai sur Varèse et une pièce de théâtre de Paul Toupin. C'était des tirés à part de la revue. Nous avions rêvé... Non, je m'exprime mal, j'avais rêvé d'une grande chose où il y aurait eu une maison d'éditions, une revue et que sais-je encore. Nous avions organisé depuis quelques années la rencontre annuelle des écrivains canadiens. Je rêvais... Il arrive fréquemment que les réalités soient bien différentes des rêves.
L'association nominale LIBERTÉ -- HEXAGONE se brisa. En toute amitié, je l'assure. Et pour des raisons qui ne concernent que nous. Sont-elles aussi importantes, maintenant, ces raisons ? Je ne sais pas. Il se faisait également jour à l'HEXAGONE deux tendances : l'une voulant que la maison se transformât entièrement, l'autre s'appuyant sur un relancement de la formule initiale.
Je croyais pour ma part que la formule et les structures devaient être repensées entièrement et ajustées à de nouvelles circonstances. Il ne s'agit pas de savoir qui avait raison ou qui avait tort : quelle importance! Ce qui compte d'abord, c'est que ces divergences de vues ont eu lieu dans l'amitié. Il y a aussi autre chose que je mentionnais précédemment : en 1953, nous avions 23 ou 24 ans. En 1960, nous atteignions la trentaine. Toute la différence ou l'impatience est peut-être là.
Gaston Miron a continué, seul, avec sa générosité naturelle, et il a repris avec courage l'affaire en mains. J'envie autant de disponibilité et d'altruisme. On ne l'écrira sans doute pas dans les histoires de la littérature canadienne, mais c'est un fait : sans Gaston Miron, la poésie canadienne ne se serait pas autant manifestée de 1953 à 1960. Ce n'est pas un hommage que je lui rends, je dis une vérité.
Pour moi, la véritable aventure de l'HEXAGONE, son privilège et son rôle, s'est terminée en 1960-1961. Si je tins à y publier en 1961 (en tiré à part de LIBERTÉ) mon poème RECOURS AU PAYS, c'est que je me sentais obligé moralement de le faire. Mais en même temps, ce fut peut-être comme une sorte d'adieu. La justification en était bien faible et ne valait que pour moi. Mais la belle aventure, en ce qui me concernait, était terminée. Je dis en toute franchise mon sentiment qui ne peut, en aucune façon, être interprété comme un jugement porté sur l'HEXAGONE. » (avril 1963)
(Large extrait d'un texte paru dans Guy ROBERT, Littérature du Québec, tome 1, Montréal, Déom, 1964, p. 128-134)
L'Hexagone sur Laurentiana