Pierre Dupuy, André Laurence, Canadien français, Paris, Plon, 1930, 246 pages.
Le roman est préfacé par l’auteur et divisé en trois parties.
1919-1920. André Laurence en est à sa dernière année d’études au Noviciat des Jésuites à Montréal. Contrairement à ses collègues qui aspirent aux professions traditionnelles, il rêve de devenir écrivain. Il rencontre une jeune fille, tout aussi idéaliste que lui, Jacqueline Lambert : elle est la fille d’un riche commerçant et d’une mère délicate et raffinée. Les deux sont très amoureux. Pour réaliser ses ambitions littéraires, soit de conquérir tous les marchés francophones, le jeune Laurence pense aller en France, rêve que partage Jacqueline. Quand le père de celle-ci découvre leur projet, il s’y oppose, exigeant de Laurence qu’il se trouve une « situation », s’il veut la main de sa fille. Laurence se plie au diktat de son futur beau-père. Avec l’aide de ce dernier, il se lance dans le milieu des affaires, quitte à satisfaire ses ambitions littéraires autrement : « il suivrait le conseil de M. Lambert, en consacrant ses loisirs à la littérature. Après tout, de nombreux auteurs canadiens avaient été dans ce cas, obligés la plus grande partie de la journée à un travail rémunérateur pour assurer leur vie et celle de leur famille. Ils étaient parvenus à une respectable notoriété. André ne rappelait Crémazie, Fréchette et tant d'autres. Pourquoi ne ferait-il pas comme eux? » Jacqueline l’encourage à écrire et lui suggère même certains thèmes. André commence un long poème épique sur le fleuve Saint-Laurent.
Il s’intègre plutôt bien à son nouveau milieu, celui des banques. Il réussit à se faire quelques bons amis et à se faire apprécier du patron. Le soir, et parfois tard dans la nuit, il travaille à l’avancement de son poème. À ce rythme, il s’épuise. Il en vient à douter de ses aptitudes littéraires et son travail à la banque lui apparaît terne.
Jacqueline s’aperçoit de son état et l’encourage à remettre en selle son rêve de partir pour Paris, seul s’il le faut. À peu près au même moment, le père de Jacqueline, ayant entendu des éloges sur le travail d’André à la banque, lui consent la main de sa fille et lui offre même une position beaucoup plus avantageuse. André se retrouve devant un dilemme : rester et faire carrière (tout le monde et même Jacqueline, maintenant, tentent de l’en convaincre) ou réaliser ses rêves et partir. Il décide de partir.
Vous l’aurez compris, la grande opposition qui dynamise ce roman, c’est celle entre le matériel et l’intellectuel. Dans André Laurence, même si le jeune héros est plutôt admiratif devant le côté très structuré des banques, il a tôt fait de découvrir que les gens d’affaires sont froids, peu intéressants, des pions dans un système qui les exploite.
Dans la foulée de ce thème, il faudrait parler de l’image de Montréal que nous laisse ce roman, une image très négative. Commençons par les Montréalais : « Mais une fois au bas de la côte, il suivit la rue Craig et tourna dans le boulevard Saint-Laurent. Il se sentait un peu libéré de son obsession. Un air froid et vivifiant descendait dans sa poitrine. Les étalages éclataient de lumière : lampes à arc, tubes de mercure bourdonnants, qui éclairaient au passer une juiverie récemment arrivée des ghettos d'Europe centrale. Figures aux barbes hirsutes et jaunies près des lèvres par l'éternel mégot, faces rondes et bouffies qu'entourait un châle noir serré par la main sous le menton, grands yeux voluptueux des jeunes Orientales jetant une œillade oblique vers les hommes. Des nègres aussi, des Italiens, des Nordiques et quelques rares Canadiens. Toutes les langues, toutes les races, tous les vices, toutes les misères. »
Poursuivons avec l’image physique de la ville : « Le navire avait pris sa marche régulière dans le chenal, au milieu du Fleuve. De là, on voyait Montréal dans toute la difformité de sa laideur et de sa beauté modernes. Au premier plan, d'immenses réservoirs à blé, très hauts, formidables, tels des pans de remparts cyclopéens, restés debout depuis des temps immémoriaux. Et à leurs pieds, des mâts, des cordages, des grues, des passerelles métalliques, de vastes entrepôts, tout un appareil compliqué, précis, dressé devant la ville, dont on apercevait les constructions sans art et les toits inégaux. Ville de commerce, d'industrie, de finance, de prospérité matérielle. Jusqu'aux pentes sombres du Mont-Royal, là-bas, ce devait être presque partout la même indifférence à l'harmonie des lignes architecturales, le même unique souci de commodité. Mais, surtout cela, tombait le soleil d'avril. Des vapeurs matinales, adoucissant la dureté des contours, égayant les surfaces noires des murs, idéalisant la forme des clochers, semblaient sortir de cette immense agglomération en travail, avec son incessante rumeur. On avait l'impression d'un monde lier de sa puissance neuve et qui la déploie en des activités innombrables. »
Un dernier aspect qui me semble intéressant, c’est la perception du rôle de l’écrivain. « Vous ne concevez jamais […] que l’on puisse se contenter d’une vie modeste pour se consacrer à l'art, aux lettres, à la science: Cela existe aussi, mais sur un plan supérieur à celui des écus, des grosses réalités matérielles, et quand un des nôtres veut s'y élever, c'est ce que vous faites, vous levez les épaules comme en ce moment. Ah! vous pouvez en parler de l'avenir du Canada français... Vous êtes patriotes, vous ne voulez pas passer pour des sauvages? Mais vous ne serez guère mieux. Vous nous préparez une belle civilisation de parvenus qui se glorifieront du nombre de leurs salles de bain, des marques de leurs autos et de leur chauffage central ! » André Laurence pense qu’il n’y a que Paris qui puisse faire de lui un véritable écrivain. Abandonner l’idée d’aller parfaire son éducation à Paris, c'est accepter de n’être au plus qu’un Crémazie ou un Fréchette. Paris apparaît comme un lieu mythique, un lieu rêvé : « Aller à Paris!... Qu'est ce que cela représentait pour eux ! Tous, ils avaient entendu quelque compatriote qui en revenait, faire le récit de son voyage avec des airs d'extase et de supériorité. Les termes usuels au Canada ne suffisaient plus : c'était épatant, effarant, inouï, formidable, absolu, définitif. Et les réticences combien plus significatives encore !... Tous, ils avaient assez lu de romans, feuilleté de revues, admiré de cartes postales et de reproductions, étudié d'histoire de France, pour connaître Paris comme la ville par excellence; et chacun, suivant son tempérament, s'arrêtait à penser une minute aux chefs-d'œuvre de l'art, aux palais et aux jardins, à une vie libre et facile, relevée par l'esprit raffiné des hommes et l'élégance voluptueuse des femmes. »
Ce n’est certes pas le plus mauvais roman de cette époque. Le déroulement de l’histoire n'est jamais factice, le ton me semble très juste. La description du milieu bancaire et celle de Montréal annoncent Alexandre Chenevert (publié en 1954) de Gabrielle Roy. Le style est très fluide.