Claude Gauvreau, Beauté baroque, roman moniste, 1952. (Le roman est publié une première fois dans Claude Gauvreau. Œuvres créatrices complètes, Montréal, Parti pris, 1971, p. 379-499)
Muriel Guilbault, actrice signataire du Refus global, s’est suicidée en 1952. Gauvreau, qui en était
amoureux, lui rend hommage dans ce roman écrit à chaud alors que le
poète vit difficilement son deuil. Dans
« Autobiographie », il a expliqué les raisons qui l’ont poussé à l’écrire : «
Le cadavre de Muriel ayant été souillé par d’abjects moralisateurs de diverses
disciplines, je me décidai à laver sans réplique possible cette ignominie en
écrivant le roman de sa vie tel que je le connaissais : Beauté baroque (1952). »
Beauté baroque, roman
moniste n’est pas de lecture facile même si le déroulement est
chronologique. Les événements, assez minces, sont enveloppés d’un déluge de
mots, qui sont comme autant d’hommages à cette femme aimée (elle n’est pas nommément
identifiée), adulée, vénérée. Peu importe ce qu’elle fasse, Gauvreau trouve
toujours les mots qui l’excusent, qui lui donnent raison, qui la magnifient.
Pour lui, elle est un être exceptionnel (il va jusqu’à la comparer à Dieu) dans
un monde trop médiocre pour apprécier sa beauté unique.
Enfant complexée, Muriel Guilbault souffre de l’indifférence de son
père. À 16 ans, elle est devenue une ravissante jeune fille, plus ou moins
consciente de sa beauté. Elle est vive, entière, lumineuse. Après la mort de
son père, elle trouve un amant beaucoup plus vieux qu’elle, un père de
remplacement (selon l’auteur). Enceinte par choix, il la force à se faire
avorter, ce qui expliquerait sa stérilité.
Elle vivra un fort sentiment de culpabilité et n’aura de cesse d’expier
sa faute. « Une femme stérile ne peut pas rendre un homme heureux. » Elle
abandonne son vieil amant, en trouve un plus jeune qu’elle épouse. Rongée par
la dépression, son mariage bat rapidement de l’aile. Un hasard met sur son
chemin Gauvreau qui l’aime de loin depuis dix ans.
Muriel Guilbault (BAnQ) |
Dix années d’attente plus ou
moins confuse et ambiguë. Les mots, enfin, voyagèrent de moi à elle, d’elle à
moi. Je lui parlai de ce curieux délai. À se transmettre des paroles. Elle
connaissait nos liens communs...
Tant elle avait vécu en marge des
effervescences publiques, j’ignorais même qu’elle était mariée. Quelqu’un pensa
que c’était moi, le mari.
Bizarre méprise...
Des colis à porter à son
domicile. Elle demande que je l’accompagne.
Dans la rue il ventait. Intense
le froid. De temps en temps je touchais son coude, pour la soutenir poliment.
Elle était légère, un organisme de plumes: souplesse de biche, finesse
d’oiseau-mouche.
Grâce. Grâce.
Chair de flexible éveillement.
Elle était un symbole nullement virtuel: elle maintenait à l'existence, par sa
désinvolte allure, l’harmonie déliée.
Unique. Beauté baroque. (p. 409)
Elle sera son premier amour. L’extase amoureuse sera de courte durée. «
Elle ne vivait pas pour aimer : elle vivait pour expier. » Elle ne répond tout
simplement pas à son amour. Une culpabilité destructrice, une mauvaise image de
soi (la « fêlure » de Fitzgerald) la rendent incapable d’aimer. Elle
lui propose l’amitié, il veut tout et encore plus. À son tour, il sombre dans
la dépression.
Jadis, quand on m’apprit que mon
père était mort, des centaines d’agiles moustiques entrèrent dans ma tête et
ils effleuraient tous les pores de mon cerveau: pour chasser les picotements
vagues, je secouais ma tête. Les mêmes moustiques, à présent, s’ébattaient en
ma pensée: encore, je secouais ma tête. (P. 424)
Ils se retrouvent, se séparent, il la poursuit, elle le force à s’éloigner,
il s’accroche, il mendie son affection, le tout sous l’œil agacé du mari qui
finit par la quitter pour de bon. Les amants se succèdent, mais ce n’est jamais
Gauvreau, qui n’est tout au plus que le confident. Il finit par comprendre.
Personne ne possédera jamais cette femme. Tout ce qu’il peut faire, c’est de l’aider
à survivre. « Une seule chose m’apparut essentielle : la préservation
à tout prix, et le plus longtemps possible, du chef-d’œuvre mourant. » Il
essaie de devenir un compagnon moins encombrant, l’ami qui peut la divertir. Malgré
ses efforts, la vie de la jeune femme devient un véritable enfer :
alcoolisme, paranoïa, tentatives de suicide. Gauvreau accepte toutes les rebuffades,
toutes les humiliations sans jamais lui retirer son amitié, son admiration. Il a
même l’impression que la maladie lui offre une qualité de rapprochement que
l’amour ne lui avait pas procuré.
Il n’y a plus, entre elle et moi, la tache minimissime
qui ternisse le limpide.
Nos cœurs se touchent comme des aimants extasiés.
Douceur... Douceur... En elle,
après tant de violence, une incroyable douceur occupe l’existence.
Elle est douce, si douce... Si douce: elle se désincarne, on dirait. ..
Blanche. Blanche comme un vœu de vierge.
Effrayante douceur.
Claude Gauvreau - Le Devoir |
Beauté baroque et La marche à
l’amour de Miron sont parmi
les plus grands textes amoureux écrits par des Québécois.
Chez Gauvreau, tout est exacerbé, multiplié, au paroxysme : l’amour, la
pureté, la beauté, la peine, l’art, les
actions, le langage, ce qui n’empêche pas l’auteur d’y aller d’analyses très
fines du comportement humain. Le texte est souvent métaphorique. La femme
aimée, surnommée le « chef-d’oeuvre », en raison de sa complexité
harmonieuse, de son unicité dans ses contradictions, pourrait bien être aussi une
métaphore de l’art.
Observons que, dans ce roman des années 50, ce ne sont pas les entraves
religieuses (le péché, la morale, le divorce du corps et l’âme), mais plutôt les
conditionnements sociaux (la femme qui n’existe que dans la maternité) et culturels
(l’amour fou des surréalistes) qui mettent en péril le couple. Et, bien entendu,
on pourrait ajouter la fragilité émotive des deux amants, ce qui est plus
convenu.
À consulter :
La lecture féministe de Patricia Smart. « Derrière la femme‑objet : la
représentation de Muriel Guilbault dans
Beauté baroque »
Gauvreau sur Laurentiana
***
Dans La femme qui fuit, Anais Barbeau-Lavalette
raconte que Murielle Guilbault se serait pendue en plein party, en présence de Gauvreau
: « Un cri de douleur vient fissurer le party. / Murielle est pendue dans la
salle de bain. / Les doigts de Claude cherchent avidement son pouls comme une
baguette cherche sa source. / Murielle
est morte. Elle avait 29 ans. / Tu aides
Borduas à retirer la corde autour de son cou. » Gauvreau, dans Beauté baroque, raconte que c’est par un
coup de fil qu’il apprend sa mort.
Ferron, dans Du fond de mon arrière-cuisine, est
beaucoup moins empathique, et même méchant : «
À la fin de sa vie elle était assez piquée. Elle avait la manie de se
pendre dans les garde-robes. Elle ne le faisait jamais quand elle était seule.
On la dépendait. Or, une fois, elle eut un accident : elle ne mourut pas de
strangulation mais d’une syncope. Claude y fut pour peu de chose. »
***
Gauvreau juge ainsi son roman : « Dans un sens, Beauté baroque était un échec total. J’avais été tellement pénétré par un respect profond de mon sujet, que j’avais osé à peine y toucher ; par une espèce de solution passablement inconsciente j’avais reporté l’attention sur un objet beaucoup moins respectable et respecté (moi-même). Toutefois, maintenant, je vois les choses avec beaucoup plus d’objectivité : même si Beauté baroque ne sera jamais ce qu’il aurait dû être, même s’il restera toujours hétérogène, même s’il n’aura jamais cette pureté de ligne que donne seul le détachement, il est un objet sans précédent, il est un objet saturé de souffrance et de gémissement, il est un objet au climat effrayant et hallucinant ; et, dans ce sens, il n’est pas un échec. / Une fois disciplinées les quelques fausses notes grossières, il sera un objet difficilement sondable, peut-être monstrueux, certainement vrai. » (Lettre à Paul-Émile Borduas, 6 août 1954)