Jean-Aubert Loranger, Contes, 1. Du passeur à Joë
Folcu; 2. Le marchand de tabac en feuilles, Montréal, Fides, coll. du
Nénuphar, 1978, 323 et 329 p., (Introduction de Bernadette Guilmette)
Jean-Aubert
Loranger a écrit plus de 150 contes. La plupart, il les a
publiés dans des journaux, surtout dans La Patrie, entre 1939 et 1942. Dans ces deux tomes publiés en 1978, on reprend aussi ses premiers contes parus dans Les Atmosphères et
dans Le Village : À la recherche du régionalisme, dans leur version
modifiée pour les journaux.
Dans plusieurs de
ses contes, le narrateur met en scène Joë Folcu, le marchand de tabac
en feuilles de Saint-Ours. Il est tantôt acteur, tantôt témoin oculaire dont le narrateur rapporte
les propos. C’est un personnage haut en couleurs, vantard invétéré, gouailleur et poltron.
Loranger met aussi en
scène plusieurs personnages du village de Saint-Ours, ceux qui occupent une
fonction publique comme le cordonnier, le boucher, le curé, le seigneur de
l’endroit… Il raconte des faits divers,
des anecdotes burlesques, des coups malicieux que les villageois se
jouent entre eux, bref rien de nature à créer des histoires captivantes. L’intérêt
vient plutôt du discours qui enveloppe ces récits, un discours ironique,
verbeux, bon enfant.
« On
peut a priori déterminer quelques thèmes et les motifs
les plus constants des contes : la mort, les héritages, les héros par malice ou tromperies, les vieilles filles,
les bêtes, la boisson, les événements néfastes suite à la vantardise ou à
l’ignorance grossière. Mais il est une matière centrale qui donne sa couleur
locale à la gouaillerie de Loranger, le tabac à pipe, le tabac à chiquer, et
son corollaire habituel, le crachat. À ces « invariants » se rattachent les
motivations, c’est-à-dire les mobiles qui amènent les personnages à accomplir
telle ou telle action. Ainsi, par le sens de la compétition les mœurs
villageoises mettent en évidence des héros qui, par avance et bien que
poltrons, lancent leur cri de triomphe. Et l’humour alors prend place dans le
récit. » (Guilmette dans l’intro)
Le recueil de Loranger contient quelques « récits de Noël », plutôt atypiques. En voici un.
Un père Noël pour adultes
La nuit, toutes les barbes sont grises ; à plus forte
raison, celles des pères Noël. Comment vouliez-vous, conséquemment, que Joë
Folcu, marchand de tabac en feuilles, pût admettre, en toute bonne foi, que la
barbe d’un Santa Claus rencontré par hasard, la nuit de la Noël, ne fût
nullement postiche ? Auriez-vous exigé qu’il tirât dessus ?
Avant de conclure à la naïveté de Joë Folcu, mettons
un peu d’ordre dans l’exposé des faits attachés à cette étrange aventure dite
de Noël.
***
Lorsque Joë Folcu accepta le rôle d’un père Noël dans
la fête organisée pour les enfants du maire de Saint-Ours, ce n’était pas sans
une certaine appréhension.
Le futur père Noël disposait bien d’un masque garni
d’une belle barbe, d’une tuque à pompon, d’un uniforme à passementerie
d’imitation d’hermine blanche, et de bottes russes semblables à celles du père saint
Nicolas.
Toutefois, son dernier maquillage lui avait nui. La
petite fille qu’il avait voulu émerveiller n’avait-elle pas failli mourir de peur
? Pouvait-il, en outre, deviner, dans l’encadrement d’une fenêtre, pendant le
réveillon de la famille, que les yeux creux de son masque puissent mettre la
petite en émoi ? La barbe et les hermines blanches de son déguisement n’avaient
probablement pas donné le rendement de joie qu’il attendait. Et, d’ailleurs, la
petite était cardiaque et la famille l’avait auparavant ignoré.
Or, Joë Folcu s’était juré, cette fois, de remplacer
le masque par un maquillage approprié. Une belle barbe se détachant sur un teint
rose n’allait-elle pas apporter à la famille du maire un air traditionnel de
fête ?
Pour les enfants, cette fois, le bonhomme se devait de
porter beau. Comme le veut la légende, Joë Folcu allait faire son entrée après
la messe de minuit, vers la fin du réveillon. Le sapin était fixé par la base
dans une chaudière à charbon parfaitement dissimulée. Une belle besace de
cadeaux sur l’épaule allait sans doute attirer sur Joë l’admiration des petits.
La nuit était belle comme il se doit après de si
grands préparatifs. La messe de l’aurore achevée, à l’heure du réveillon, toutes
les maisons du village portaient les reflets de leurs fenêtres allongés sur la
neige. On eût dit une nuit de pêche au flambeau, lorsque les feux, au
printemps, se tiennent debout dans la rivière!
Au moment de se diriger, travesti en père Noël, vers
le bas-côté de la maison du maire, Joë Folcu avait oublié ses mésaventures.
Par une nuit semblable, nuit de belle lune, une lune,
pour une fois, qui n’avait pas de coton dans les oreilles, comme dirait René
Chopin, des chiens de garde l’avaient déjà confondu avec un vagabond et lui
avaient quelque peu mangé la barbe. On comprend qu’à cette époque il portait un
masque. Aujourd’hui, dans ses bottes russes et parmi la neige canadienne, ses
yeux n’étaient pas creux. Aucun chien ne se serait mépris.
Avec un flacon dans sa poche arrière, et le pied bon,
que cette nuit de la Noël était belle ! Dans quelques bancs de neige, car il
neigeait tôt à cette époque, des pelles oubliées donnaient l’impression de
pattes de chevaux en bois dépassant d’un sac de Santa Claus. Tout concourait à
vouloir que ce fût une véritable belle nuit de la Noël.
***
Dans la cour du maire, entre les bâtiments, Joë Folcu
avait différé quelque peu son intrusion de père Noël, afin de goûter davantage
son bonheur. C’est alors qu’une ombre s’était avancée de l’une des granges vers
le bas-côté de la maison.
Qu’est-ce à dire ? avait murmuré le père Noël factice,
en se dissimulant derrière une haie de cenelliers, monsieur le maire aurait-il
retenu les services d’un autre père Noël ?
Ce premier ressentiment était parfaitement justifié,
puisque l’autre portait également une belle barbe de Santa Claus. À contre-jour,
la lune en face, Joë Folcu ne pouvait dire si le second père Noël était mieux
déguisé que lui-même. Toutefois, il ne pouvait y avoir d’erreur et l’autre le
concurrençait.
— Drôle d’idée, me disait plus tard Joë Folcu. Le maire voulait-il un père
Noël pour la petite et un autre pour grandes personnes ?
— Peut-être votre sosie, lui fis-je remarquer, avait-il été engagé par le
maire pour son jour de l’An et qu’il se trompait de date ?
— C’est peut-être moi-même qui me trompai de date, me répondit-il !
Abîmé dans ses conjectures, Joë Folcu était encore
derrière sa haie, lorsqu’il constata la subite disparition de l’autre. Avait-il
eu la berlue ? Cette ombre sur la neige était bien celle d’un profil garni
d’une barbe de Santa Claus. C’est sans doute un père Noël se méprenant de
maison au clair de lune, avait-il songé en définitive.
Comme l’autre devait, en ce moment, faire son
apparition ailleurs, Joë Folcu s’était décidé à frapper à la porte du bas-côté et
à remplir son rôle de père Noël. La petite, une fois couchée, puis la barbe
postiche bien roulée dans sa poche, Joë Folcu s’était abstenu de faire allusion
à l’autre bonhomme, son concurrent de quelques minutes. Le vin de cerises
aidant, il eût été la risée du maire et de ses invités.
***
Le lendemain, grand brouhaha dans Saint-Ours. Chez le maire,
après le réveillon, et chacun dans son lit, bien assoupi par la fête et les
ingurgitations de vin de cerises, la porte du bas-côté avait été crochetée et
l’argenterie de la maison, dérobée.
Et Joë Folcu de m’expliquer :
— J’ai déjà été déchiré par des chiens, une nuit où ma
barbe fut confondue avec celle d’un vagabond. Pour une fois que la barbe du
voleur était véritable, si je l’avais su, monsieur, j’eusse mangé mon homme par
dépit.
(Jean-Aubert Loranger, Contes, t. 2, Fides, p. 162-164)