Marcel Dubé, Florence, Montréal, Leméac, 1970, 150 pages. (Présentation de la pièce : Raymond Turcotte) (1re édition : Institut littéraire, collection «Théâtre Canadien», 1960)
La pièce Florence fut créée au théâtre de la Comédie-Canadienne, le 20 octobre 1960. Elle fut d’abord écrite pour la télé qui l’a présentée en 1957. La présente édition est dédiée à Monique Miller, « comédienne qui a créé Florence et lui a permis de survivre ». La pièce se divise en deux parties et quatre tableaux.
PARTIE I - PREMIER TABLEAU
Florence est secrétaire à l’agence William Miller advertising. Elle est fiancée à Maurice, un compagnon de travail effacé, sans ambition. Eddy, son patron, un beau parleur et un viveur, lui tourne autour. Elle est attirée par lui. Depuis un certain temps, elle remet en question ses fiançailles avec Maurice. Son amie Suzanne l’encourage à rompre, ce qu’elle finit par faire.
DEUXIÈME TABLEAU
Le même soir, Florence annonce à ses parents, Gaston et Antoinette, qu’elle a rompu ses fiançailles. Sa mère, scandalisée, essaie de la « raisonner », son père de la comprendre et Pierre, le fils cadet, qui a la chance de poursuivre ses études, se contente de la railler. Le père veut que sa fille s’explique. Finalement tout le monde finit par déballer ses frustrations. Pour ce qui est de Florence, elle refuse le modèle de sa mère et laisse voir à son père la petitesse de sa vie. Elle reproche à ses parents d’avoir tout sacrifié à la famille, sans jamais courir de risques, elle leur reproche de ne pas avoir vécu. Elle court rejoindre Eddy à son appartement
PARTIE II - TROISIÈME TABLEAU
Gaston n’a pas dormi de la nuit. Secoué par les propos de sa fille, il décide d’accepter un poste syndical qu’il comptait refuser. Pierre, lui, va accepter un rôle dans la pièce Britanicus, même si ses études peuvent en souffrir. Seule Antoinette résiste, mais elle aussi finit par reconnaître qu’elle s’est souvent sentie prisonnière dans ses rôles de mère et de ménagère. Florence rentre. Elle semble changée, mais pas très heureuse.
QUATRIÈME TABLEAU
Au bureau, le même matin, Florence arrive en retard. Elle et Eddy ont une longue conversation. On apprend ce qui s'est passé la nuit dernière : il l’a fait boire et elle a couché avec lui. Il lui offre de venir vivre avec lui. Elle refuse. La compagnie a besoin d’une secrétaire bilingue au siège social de New York et elle se porte candidate.
La version que j’ai entre les mains date de 1969. C’est une version remaniée. L’émancipation de la femme est mise en parallèle avec celle du peuple québécois. Autrement dit, la révolte de Florence, c’est celle de la femme mais aussi celle de l’ouvrier et celle du Canadien français « né pour un petit pain ». J’ignore si ces dimensions faisaient partie de l’édition originale. Étrangement, on pourrait voir en cette pièce un prolongement des Plouffe : Florence, qui donne son salaire à sa famille, aurait pu devenir une Cécile Plouffe. Antoinette, à l’image de Joséphine, est la gardienne de la morale. Gaston est un Théophile avec plus de lucidité et d’envergure. Enfin, Pierre, le pendant d’Ovide, se décide plus tôt à affronter la vie. Comment interpréter la fin? Les critiques de l’époque y voient un échec. Je n’en suis pas si sûr. Échec de l’amour, oui. Mais ce départ pour New York, n’est-ce pas le pas décisif vers l’émancipation souhaitée?
Extrait
GASTON — T'as accusé ta mère, maintenant je veux que tu m'accuses.
PIERRE — Tu ne devrais pas attacher d'importance à ses paroles.
GASTON, qui, pour la première fois, se fâche — Ferme-toi, Florence veut me parler, je veux qu'on la laisse me parler.
FLORENCE — Regarde papa, regarde tout ce qu'il y a autour de nous. Regarde les meubles, les murs, la maison : c'est laid, c'est vieux, c'est une maison d'ennui. Ça fait trente ans que tu vis dans les mêmes chambres, dans la même cuisine, dans le même « living-room ». Trente ans que tu payes le loyer mois après mois. T'as pas réussi à être propriétaire de ta propre maison en trente ans. T'es toujours resté ce que tu étais : un p'tit employé de Compagnie qui reçoit une augmentation de salaire tous les cinq ans. T'as rien donné à ta femme, t'as rien donné à tes enfants que le strict nécessaire. Jamais de plaisirs, jamais de joies en dehors de la vie de chaque jour. Seulement Pierre qui a eu la chance de s'instruire : c'est lui qui le méritait le moins. Les autres, après la p'tite école, c'était le travail ; la même vie que t'as eue qui les attendait. Ils se sont mariés à des filles de rien pour s'installer dans des maisons comme la nôtre, grises, pauvres, des maisons d'ennui. Et pour moi aussi, ce sera la même chose si je me laisse faire. Mais je ne veux pas me laisser faire, tu comprends papa ! La vie que t'as donnée à maman ne me dit rien, je n'en veux pas ! Je veux mieux que ça, je veux plus que ça. Je ne veux pas d'un homme qui se laissera bafouer toute sa vie, qui ne fera jamais de progrès, sous prétexte qu'il est honnête ; ça ne vaut pas la peine d'être honnête si c'est tout ce qu'on en tire ...
ANTOINETTE — Tu vas trop loin, Florence !
FLORENCE — Je préfère mourir plutôt que de vivre en esclavage toute ma vie.
ANTOINETTE — Tu ne sais plus ce que tu dis. Tu ne sais plus ce que tu dis parce que tu ne connais rien de la vie. Mais moi je vais t'apprendre ce que c'est. Pour avoir parlé de ton père comme tu viens de le faire, faut pas que tu l'aimes beaucoup, faut pas que tu le connaisses. Je vais te dire ce qu'il est ton père, moi !
GASTON — Je ne te demande pas de me défendre, ma vieille. Ce que Florence a dit de moi est vrai.
ANTOINETTE — C'est peut-être vrai dans un sens, mais ça ne l'est pas dans l'autre... Ton père, Florence, est d'une génération qui va s'éteindre avec lui... Pas un jeune d’aujourd’hui pourrait endurer ce qu'il a enduré. A vingt ans, c'était un homme qui avait déjà pris tous les risques qu'un homme peut prendre. Avoir une situation stable, sais-tu ce que ça représentait alors ? T'en doutes-tu ? Ça représentait le repos, la tranquillité, le droit de s'installer et de vivre en paix. Ton père, Florence... c'est pas un grand homme. Jamais été riche mais toujours resté honnête. Trois fois au cours des années il aurait pu gagner beaucoup d'argent à travailler pour un député rouge. Deux fois pour un député bleu. Il l'aurait achetée sa maison s'il l'avait voulu, mais il a refusé… Tu peux lui en vouloir pour ça, tu peux encore lui faire des reproches?... Parle! Réponds! (Accablée, Florence penche la tête incapable de répondre.) (p. 84-86)
La pièce Florence fut créée au théâtre de la Comédie-Canadienne, le 20 octobre 1960. Elle fut d’abord écrite pour la télé qui l’a présentée en 1957. La présente édition est dédiée à Monique Miller, « comédienne qui a créé Florence et lui a permis de survivre ». La pièce se divise en deux parties et quatre tableaux.
PARTIE I - PREMIER TABLEAU
Florence est secrétaire à l’agence William Miller advertising. Elle est fiancée à Maurice, un compagnon de travail effacé, sans ambition. Eddy, son patron, un beau parleur et un viveur, lui tourne autour. Elle est attirée par lui. Depuis un certain temps, elle remet en question ses fiançailles avec Maurice. Son amie Suzanne l’encourage à rompre, ce qu’elle finit par faire.
DEUXIÈME TABLEAU
Le même soir, Florence annonce à ses parents, Gaston et Antoinette, qu’elle a rompu ses fiançailles. Sa mère, scandalisée, essaie de la « raisonner », son père de la comprendre et Pierre, le fils cadet, qui a la chance de poursuivre ses études, se contente de la railler. Le père veut que sa fille s’explique. Finalement tout le monde finit par déballer ses frustrations. Pour ce qui est de Florence, elle refuse le modèle de sa mère et laisse voir à son père la petitesse de sa vie. Elle reproche à ses parents d’avoir tout sacrifié à la famille, sans jamais courir de risques, elle leur reproche de ne pas avoir vécu. Elle court rejoindre Eddy à son appartement
PARTIE II - TROISIÈME TABLEAU
Gaston n’a pas dormi de la nuit. Secoué par les propos de sa fille, il décide d’accepter un poste syndical qu’il comptait refuser. Pierre, lui, va accepter un rôle dans la pièce Britanicus, même si ses études peuvent en souffrir. Seule Antoinette résiste, mais elle aussi finit par reconnaître qu’elle s’est souvent sentie prisonnière dans ses rôles de mère et de ménagère. Florence rentre. Elle semble changée, mais pas très heureuse.
QUATRIÈME TABLEAU
Au bureau, le même matin, Florence arrive en retard. Elle et Eddy ont une longue conversation. On apprend ce qui s'est passé la nuit dernière : il l’a fait boire et elle a couché avec lui. Il lui offre de venir vivre avec lui. Elle refuse. La compagnie a besoin d’une secrétaire bilingue au siège social de New York et elle se porte candidate.
La version que j’ai entre les mains date de 1969. C’est une version remaniée. L’émancipation de la femme est mise en parallèle avec celle du peuple québécois. Autrement dit, la révolte de Florence, c’est celle de la femme mais aussi celle de l’ouvrier et celle du Canadien français « né pour un petit pain ». J’ignore si ces dimensions faisaient partie de l’édition originale. Étrangement, on pourrait voir en cette pièce un prolongement des Plouffe : Florence, qui donne son salaire à sa famille, aurait pu devenir une Cécile Plouffe. Antoinette, à l’image de Joséphine, est la gardienne de la morale. Gaston est un Théophile avec plus de lucidité et d’envergure. Enfin, Pierre, le pendant d’Ovide, se décide plus tôt à affronter la vie. Comment interpréter la fin? Les critiques de l’époque y voient un échec. Je n’en suis pas si sûr. Échec de l’amour, oui. Mais ce départ pour New York, n’est-ce pas le pas décisif vers l’émancipation souhaitée?
Première édition |
GASTON — T'as accusé ta mère, maintenant je veux que tu m'accuses.
PIERRE — Tu ne devrais pas attacher d'importance à ses paroles.
GASTON, qui, pour la première fois, se fâche — Ferme-toi, Florence veut me parler, je veux qu'on la laisse me parler.
FLORENCE — Regarde papa, regarde tout ce qu'il y a autour de nous. Regarde les meubles, les murs, la maison : c'est laid, c'est vieux, c'est une maison d'ennui. Ça fait trente ans que tu vis dans les mêmes chambres, dans la même cuisine, dans le même « living-room ». Trente ans que tu payes le loyer mois après mois. T'as pas réussi à être propriétaire de ta propre maison en trente ans. T'es toujours resté ce que tu étais : un p'tit employé de Compagnie qui reçoit une augmentation de salaire tous les cinq ans. T'as rien donné à ta femme, t'as rien donné à tes enfants que le strict nécessaire. Jamais de plaisirs, jamais de joies en dehors de la vie de chaque jour. Seulement Pierre qui a eu la chance de s'instruire : c'est lui qui le méritait le moins. Les autres, après la p'tite école, c'était le travail ; la même vie que t'as eue qui les attendait. Ils se sont mariés à des filles de rien pour s'installer dans des maisons comme la nôtre, grises, pauvres, des maisons d'ennui. Et pour moi aussi, ce sera la même chose si je me laisse faire. Mais je ne veux pas me laisser faire, tu comprends papa ! La vie que t'as donnée à maman ne me dit rien, je n'en veux pas ! Je veux mieux que ça, je veux plus que ça. Je ne veux pas d'un homme qui se laissera bafouer toute sa vie, qui ne fera jamais de progrès, sous prétexte qu'il est honnête ; ça ne vaut pas la peine d'être honnête si c'est tout ce qu'on en tire ...
ANTOINETTE — Tu vas trop loin, Florence !
FLORENCE — Je préfère mourir plutôt que de vivre en esclavage toute ma vie.
ANTOINETTE — Tu ne sais plus ce que tu dis. Tu ne sais plus ce que tu dis parce que tu ne connais rien de la vie. Mais moi je vais t'apprendre ce que c'est. Pour avoir parlé de ton père comme tu viens de le faire, faut pas que tu l'aimes beaucoup, faut pas que tu le connaisses. Je vais te dire ce qu'il est ton père, moi !
GASTON — Je ne te demande pas de me défendre, ma vieille. Ce que Florence a dit de moi est vrai.
ANTOINETTE — C'est peut-être vrai dans un sens, mais ça ne l'est pas dans l'autre... Ton père, Florence, est d'une génération qui va s'éteindre avec lui... Pas un jeune d’aujourd’hui pourrait endurer ce qu'il a enduré. A vingt ans, c'était un homme qui avait déjà pris tous les risques qu'un homme peut prendre. Avoir une situation stable, sais-tu ce que ça représentait alors ? T'en doutes-tu ? Ça représentait le repos, la tranquillité, le droit de s'installer et de vivre en paix. Ton père, Florence... c'est pas un grand homme. Jamais été riche mais toujours resté honnête. Trois fois au cours des années il aurait pu gagner beaucoup d'argent à travailler pour un député rouge. Deux fois pour un député bleu. Il l'aurait achetée sa maison s'il l'avait voulu, mais il a refusé… Tu peux lui en vouloir pour ça, tu peux encore lui faire des reproches?... Parle! Réponds! (Accablée, Florence penche la tête incapable de répondre.) (p. 84-86)
De toutes les pièces de Dubé, celle-ci a toujours eu ma préférence, même après avoir vu en 2006 au théâtre Denise-Pelletier une mise en scène peu convaincante.
RépondreEffacerToute une époque — dont nous ne sommes pas encore tout à fait sortis — y est dépeinte...
Super article Merci!
RépondreEffacerCela a été très utile ! Merci beaucoup !
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