27 octobre 2023

Faire naître

Roland Giguère, Faire naître, Montréal, Erta, 1949, 38 feuillets. (Quatre sérigraphies d’Albert Dumouchel; Maquettes : Conrad Tremblay; Formes et impressions : Gilles Robert et Roland Giguère; Aviseur technique : Arthur Gladu; Portefeuille : Jean Larivière)

Le recueil, tiré à 100 exemplaires, constitue un événement dans l’histoire de la poésie québécoise. Si j’ai tant tardé à le bloguer, c’est qu’il est devenu inaccessible. Giguère ne l’a pas repris dans les compilations qu’il a présentées ultérieurement. La BAnQ et l’Université Laval en ont un exemplaire que j’ai pu photographier. 

On connaît sa petite histoire. Giguère étudiait la typographie et la reliure à l’Atelier des arts graphiques. Ses professeurs lui ont donné accès à l’équipement de l’école et l’ont même aidé à fabriquer le livre. Tout a été fait de façon artisanale (voir le commentaire). Les 38 feuilles du recueil sont insérées dans un portefeuille créé par Jean Larivière. Giguère s’est amusé à explorer caractères typographiques, couleurs, grosseurs de fonte, orientations des vers (verticale, oblique), dispositions sur la page (décalage, colonnes) et même d’autres procédés comme ce titre qui flotte sur la page de couverture. Tous ces procédés semblent davantage ludiques que porteurs de sens. Je ne crois pas non plus qu’on puisse dire que les illustrations de Dumouchel soient en lien avec le texte de Giguère.

Pourtant, voici un recueil-clef, mais pour des raisons extérieures à la poésie elle-même. Malgré toute l’admiration que je voue à Giguère, il faut bien dire que si ce recueil avait été publié chez Beauchemin, il n’aurait pas survécu. On comprend qu’il ait refusé qu’il soit repris dans L’Âge de la parole ou Forêt vierge folle. Certains critiques, surtout en raison du titre, ont voulu y lire une allégorie de tout le mouvement poétique qui allait éclore dans les 10 prochaines années. Je n’y arrive pas.

Si on oublie la forme et qu’on s’en tient aux mots, que nous dit cette poésie? Les relations amoureuses me semblent le thème qui couvre tout le recueil : « je te revois éparse dans tous mes poèmes », avoue-t-il à la femme aimée. Celle-ci apparaît comme une source de lumière dans sa solitude, comme l’accompagnatrice qui lui permet de « marche[r] à la conquête d’un monde nouveau ».  

Pour autant, Giguère n’écrit pas de véritables poèmes d’amour. Le plus souvent, c’est la femme plutôt que l’amoureuse, qui figure dans le poème : « une femme solitaire cernée de mille feux / l'ardeur du brasier ardent / pour prendre appui sur un seul cri / jeté au flanc d'un amour / entretenu aux yeux de tous ». Liés à ce thème, certains poèmes évoquent une jeunesse faite d’attente et d’espoir que la femme viendra combler : « Il tourna en rond pendant des siècles, caressant de sa course la chevelure des oiseaux, toujours les mêmes. Un jour il tint un colloque avec l’étoile la plus proche à propos d'un introuvable infini ». 

Feu d’artifices typographiques, Faire naître apparaît comme le premier livre dans notre histoire littéraire qui est beaucoup plus qu’un objet sur lequel on imprime des mots. En quelque sorte la poésie entre en communion avec le livre qui la porte.

Roland Giguère sur Laurentiana

Éditions Erta
Faire naître
Les nuits abat-jour (à venir) 
Yeux fixes
Midi perdu
Images apprivoisées
Les armes blanches
Le défaut des ruines est d’avoir des habitants
Adorable femme des neiges (à venir) 
L’âge de la parole (à venir)

Voix de 8 poètes du Canada





25 octobre 2023

897 livres

Laurentiana compte 897 livres. Bientôt 900. 

Pour bien marquer le coup, je vais publier dans les prochaines semaines des comptes rendus de trois œuvres mythiques de Roland Giguère, un de mes écrivains préférés : Faire naître, Les nuits-abat-jour et Adorable femme des neiges. Je ne possède aucun de ces livres, introuvables ou hors de prix. Je les ai consultés à la bibliothèque de l'Université Laval et/ou à la BAnQ (Rosemont).

   


20 octobre 2023

La mornifle

Jacques Garneau, La mornifle, Montréal, Cercle du livre de France, 1976, 207 pages.

Commençons par le titre : La Mornifle c’est le surnom qu’on a donné à une « sage-femme qui menait les enfants au monde avec une grande gifle du revers de la main. […] Ça signifiait également un terme de mépris car pendant un certain temps on crut au village que la Mornifle était sorcière, parce qu’elle accoucha seule de son premier enfant et qu’elle enfanta un monstre. »

Le roman n’est pas facile à lire. Il s’inscrit dans la mouvance avant-gardiste des années 60-70. Dans la première moitié, il se présente comme un long monologue intérieur. Il y a bien une situation à laquelle le narrateur réfère de temps à autre, mais le plus souvent c’est le flux d’une pensée qui vagabonde en tous sens qu’on suit tant bien que mal. Et souvent on a l’impression que cette pensée dérape, que le récit vogue entre l’illusion (le rêve, l’hallucination, le fantasme, la projection d’un futur imaginaire) et le réel sans transition. « Les gens de Ste-Rosalie sont debout pour m’applaudir. “ Je déclare que le cerveau est un muscle mou, un nuage atomique... une image... une route. ” Des gens de Ste-Rosalie n’ont pas de pieds. Je les vois plonger dans une grande cuve remplie de souliers. Chacun saisit un soulier et le tient sur sa tête. Jonas est au fond de ma chambre et crie: “Pensons que nous sommes un cerveau au bout d’un pied. ” Je suis surpris de m’entendre répéter avec les autres le mot « muscle ». J’ai compté jusqu’à dix répétitions. »

Les phrases sont courtes, catapultées les unes après les autres, comme si l’auteur craignait de rater une idée ou une image qui avait effleuré son esprit. Le style est tantôt prosaïque tantôt poétique; rarement réaliste, souvent surréaliste.

Dans la seconde moitié, on réussit à mettre en place les différents morceaux évoqués dans les premiers chapitres (que Garneau nomme « Portes »). Après une période difficile, à la suite de l’avortement de Geneviève, le couple est allé passer une fin de semaine avec Ernest et Blanche, un oncle et une tante sans enfant qui vivent à Sainte-Rosalie. Blanche a le cancer et le vit très difficilement, comme si cette maladie était une conséquence de son infertilité.  Quant à Ernest, il n’arrive pas à faire face, malgré son attachement pour sa femme. Comme si ce malheur n’était pas suffisant, leur ami Jonas, un personnage mythique du lieu, est attaqué à mort par un loup, laissant dans le deuil sa femme Catherine et ses enfants.

À partir de la 8e porte, la narration se déplace de quelques années dans le futur. Le narrateur raconte la mort de Blanche et celle d’Ernest qui a mis le feu à la maison après la mort de sa femme. Il raconte aussi le suicide et le double infanticide commis par la Mornifle. Enfin, il évoque brièvement la mort de Geneviève, sa compagne.

Bien entendu, il est difficile de tirer une signification d’un récit (un discours) aussi éclaté. Les femmes et leur désir d’enfanter, la dureté du pays, la sexualité fantasmée, l’opposition entre la ville aseptisée et la campagne sont les motifs les plus évidents du roman.

Il est évident que Garneau avait beaucoup de talent. Son imaginaire est sans limite et c’est là le problème. Son roman manque de finition.  Il y a un éditeur qui n’a pas fait son travail. En plus des coquilles et de certaines maladresses, le temps des verbes aurait dû être modifié à maints endroits. Dans la même page, la narration se promène entre le présent et le passé simple. Je suppose que tout cela a été corrigé dans la réimpression en 1991. On aurait pu aussi exiger de l’auteur qu’il modifie la structure de son récit pour le rendre plus accessible.

Extrait

Nous possédons la fragilité de la langue. Les rengaines dégringolent. Nous ne sommes pas capables d’égorger toutes les rues, et nous sommes un pays épuisé. Que nous avons peur de dormir à la lumière! Nous sommes un peuple acclimaté.  Nous avons des détersifs télévisés. Nous digérons comme des génies et nous accouplons nos chiens entre eux. Que l’on a mal au ventre, comme une tombe! Nous gluons comme des baves et des ronrons de chats. Nous avons des moustaches pour cacher nos grimaces et nous n’avons d’autre langue que notre cri.

Tout ceci faisait partie des commandements de Jonas. C’était la liqueur des cerveaux ou des coups de pied. Juste avant de mourir ou de cracher le sang. Il y a longtemps que nous nous sommes tenus en bride dans nos enfants bien nés. Ça fait un bout de temps que nous avons eu la peau lisse et la langue fraîche, comme un chaud fumet de femme. Car c’est par la femme à demi close que nous venons au monde, que nous éclatons comme des allumettes. Nous avons des tresses de bave à dire. Nous avons à foutre le camp dans notre tête même en lambeaux. Il y a longtemps que nous ne faisons plus des accolades stupides au fleuve et à l’hiver. Il y a longtemps que nous sautons sur des têtes comme sur des déchets. Nous lâchons notre fou dans les repas de famille et au fond de nos cerveaux. (p. 130-131)

Voir Jacques Garneau

15 octobre 2023

Jacques Garneau

Mon ami Jacques Garneau est décédé le 6 octobre. Il a écrit 10 livres (romans, poésie), dont deux qui ont eu un assez grand rayonnement : La mornifle et Lettres de Russie. Jacques n’était pas un écrivain facile à lire. Son style, souvent métaphorique, et pas toujours réglé comme dans un texte de Flaubert, pouvait créer des difficultés. Et son propos était tout sauf léger. Ses romans et sa poésie témoignent de la difficulté des relations amoureuses, ses personnages traînent un lourd passé et, souvent, des problèmes mentaux. Cette oeuvre, riche et dense, mérite d’être relue. Voici une biographie et une liste de ses œuvres littéraires. 

GARNEAU, JACQUES (1939-2023). Romancier, poète et essayiste, né à Québec. Il fait ses humanités au Séminaire Saint-François de Cap-Rouge et au Collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière (B. A., 1962), et il poursuit des études en pédagogie à l’École normale Laval (B. Péd. et brevet « A », 1963). Ensuite, à l’Université Laval, il obtient une licence ès lettres (1965) et une maîtrise en didactique (1981) pour un mémoire intitulé « Les Trois sommeils de Jonas ». Il enseigne à l’Académie de Québec (1965), à la Commission scolaire régionale de Tilly (1966-1972), devient directeur adjoint à la pédagogie (1972), puis conseiller pédagogique en français (1973-1976). En 1976, il est chargé d’enseignement au programme de perfectionnement des maîtres, à l’Université Laval où, en 1981, il est professeur à la Faculté des lettres et aux Sciences de l’éducation. Il collabore à plusieurs périodiques, tels La Tourmente qu’il fonde en 1963 avec des collègues de l’Université Laval, InéditsLe Soleil et Québec français, et il donne des cours d’animation, des conférences, etc., à la ville de Québec et à Radio-Canada. Dans les années soixante et soixante-dix, il participe à des récitals et à des nuits de poésie, et il fait, en 1969, une exposition de poèmes-tableaux avec Pierre Mourey. Ces activités aboutissent à la publication de deux recueils en 1973, Poèmes à ne plus dormir dans votre sang et Les Espaces de vivre à vif dans lesquels on retrouve les grands thèmes de son œuvre: la femme principalement, et le pays vu surtout à travers la ville, comme il le dit lui-même. Le cheminement de Jacques Garneau s’est accompli à travers la poésie, mais c’est surtout vers l’écriture romanesque qu’il se dirige. Mémoire de l’œil (1972), son premier roman, reçoit un accueil généralement chaleureux. C’est un roman-dialogue — genre important pour Garneau — dans lequel un malade se raconte. Les romans suivants se déroulent aussi dans une atmosphère de folie et de rêve, « fantastiques embardées dans les souterrains de l’âme » (Réginald Martel), mais ils n’obtiennent pas le même succès que le premier en dépit du talent de l’auteur. (Dictionnaire des auteurs de langue française en Amérique du Nord)

 

ŒUVRES LITTÉRAIRES

Mémoire de l’œil. Roman, Montréal, CLF, 1972, 161 p, 

Inventaire pour Saint-Denys, Montréal, CLF, 1972, 138 p.

Les espaces de vivre à vif, Montréal, Nouvelles Éditions de l’Arc, 1973, 95 p. « De l’escarfel ».

Poèmes à ne plus dormir dans votre sang, Montréal, Nouvelles Éditions de l’Arc, 1973, 95 p. « De l’escarfel ».

Les espaces de vivre à vif, Montréal, Nouvelles Éditions de l’Arc, 1973, 95 p. 

La mornifle, Montréal, CLF Pierre Tisseyre, 1976, 207 p.

Les difficiles Lettres d’amour, Montréal, Quinze, 1979, 144 p. (Romanichels)

L'embrassement ou Les petits poèmes du corps, Montréal, Nouvelles Éditions de l’Arc, 1984, 43 p. « De l’escarfel ».

Les petits espaces, Québec, Le Loup de gouttière, 2001, 63 p. 

Lettres de Russie, Québec, XYZ éditeur, 2004, 108 p.

Le fleuve sur la langue suivi de Les paroles bleues, Québec, Cornac, 2009, s.p.


13 octobre 2023

Boréal

Yves Préfontaine, Boréal, Montréal, Éditions d’Orphée, 1957, 109 pages.

En 1957, Yves préfontaine (1937-2019) a publié deux recueils de poésie : Les temples effondrés et Boréal. Les deux voguent dans les mêmes eaux. 

« Tous les poèmes compris dans ce recueil s’échelonnent sur une période allant de 1954 à 1955, les premiers étant “La Cloison” et “Monologue de celui qui porta les derniers pas au bout de la Route”, les plus récents étant “Boréal” et “Les Assoiffés du Chiffre noir”. “Rivage”, “Mirage”, “Écueil” et “Naufrage” furent écrits à Trois-Pistoles et au phare de l’Isle-Verte. »

Déjà les sous-titres des nombreuses parties du recueil donnent une idée de la noirceur qui le traverse : « Boréal, Paysage cauchemar I, Paysage cauchemar II, Paysage cauchemar III, Pas dans le brouillard, Mirage, Naufrage, Cataracte du vide, Monologue, Rivage, La cloison, Écueil, L’instant qui marche, Les assoiffés du chiffre noir. » 

Le début du recueil offre aussi un bon aperçu de la débauche verbale qui est la sienne : « Les volutes lointaines d’acier fluorescent tournoyent du fond des steppes hurlantes — // Boréal. // Tes arbres blêmes d’un froid planétaire poursuivent à grands siècles le silence d’une lumière close au souffle acide des mers figées, le silence des neiges aux épousailles sèches de vide. » 

Préfontaine décrit un monde où tout est dévasté comme si une guerre ou un désastre planétaire avait tout rasé : « Il fait une atmosphère vaste de vents chantant dans les cils. Il fait un siècle d’arbres foudroyés et de paysages dévastés. Des mers de sang sous des soleils pâles grondent d’un éclat métallique sur les plages pourpres et visqueuses où courent de minces végétaux versicolores. »

Un homme erre dans ces ruines à la recherche de quelque « plénitude ». Il ne rencontre que solitude, sentiment d’étouffement, visions macabres, monde sans amour et sans Dieu, peuple de fantômes, univers glacial, brûlé, boueux. Au bout de la route, il est un gouffre et ses « miasmes enivrants et pernicieux » : « je pourrai plonger dans les délices effrayants de l’abîme, et laisser les ronces au monstre dont le monstre me souffle l’épaule ». Et le marcheur choisit de s’y jeter : « Alors surgissait l’ivresse de la chute. Tout mon être devenait vertige et tourbillon. Je roulais vers des vides immenses, vers d’épouvantables cultes. » Le recueil (ou la chute) se termine ainsi : « Le Chiffre noir et sacral aspirera l’urne gorgée de nos sangs en glaives de patience. » Où sommes-nous rendus ? Que symbolise ce « Chiffre noir »? 

Cette vision catastrophée du monde nous rappelle P.-M. Lapointe et Gauvreau. Ce serait tentant d’y voir une allégorie de la « grande noirceur », mais aucun lien concret nous y conduit.

Une nouvelle édition, corrigée par l'auteur et comprenant un poème inédit, a été publiée aux éditions de l’Estérel en 1967.

5 octobre 2023

Simples poèmes et ballades

Gilles Constantineau, Simples poèmes et ballades, Montréal, L’Hexagone, coll. « Les matinaux no 11 », 1960, 30 pages.

Comme c’était le cas dans son premier recueil intitulé La pêche très verte, la fantaisie est au rendez-vous dans Simples poèmes et ballades : « monsieur Lasnier sort ses poubelles / la pipe au bec / et pense avec / son petit cerveau / au printemps nouveau / et trouve ça beau ». Plusieurs poèmes apparaissent comme un défi : il s’agit de le construire autour d’un motif, comme le tissage (« Asphodèle ») ou l’ordre minéral (« La poupée de granit »). Le plus beau poème du recueil évoque une femme (voir ci-dessous). D’autres m’apparaissent comme des instantanés, des moments volés qui, souvent, se dénouent dans l’absurde. Ainsi évoque-t-il des scènes de rue (« l’humanité dans la rue, / une sainte et très égoïste / suivant la cruelle piste / des trottoirs » - « Rues »), des scènes urbaines (ses nuages carcinogènes / sa haute société / ses buildings babelisants qui gênent – « Villes »), un soir à la campagne (« Dormez votre sommeil »). « Les amitiés sacrilèges », le dernier poème, apparaît comme une autocritique de son travail : « … cette lave / qui me coulait au lieu du sang / est plus froide que son image. »

 Le découpage des vers est souvent déroutant et assez rare pour l’époque. La prose n’est jamais très loin chez Constantineau. Le poète se pose en observateur, relayant en arrière-plan le « je ».  Il aime évoquer des personnages (souvent féminins), des animaux (poissons et insectes), des lieux.

 BALLADE DE TOUS LES TEMPS

On ne la vit qu’un soir riant sous la pluie,
à petits seins déployés sous la laine

Son royaume était de ce monde, animé de
poussière et d’humbles amitiés, très nu,
très intime, très doux. Son royaume animait
un million de poussières

On la vit sous la pluie rieuse et sérieuse,
le soleil lui battant au cœur sous la laine
le rythme des amours qui sucraient son
haleine et se répercutaient au bout de
chaque veine