28 février 2016

La BEQ et le roman à dix sous

Aperçu des différentes collections
On ne soulignera jamais assez le travail titanesque accompli par Jean-Yves Dupuis depuis 18 ans pour rendre accessible notre patrimoine  littéraire. Pionnier dans le domaine, ici comme pour l’ensemble de la francophonie, sans l'aide des grandes institutions, souvent piraté par des vendeurs sans âme, année après année, il a enrichi sa Bibliothèque électronique du Québec (BEQ). Si je choisis ce moment pour attirer encore plus l’attention sur son site et son auteur, c’est qu’il est en train de créer des versions numériques des innombrables romans à dix sous publiés entre les années 40 et 60 au Québec.

On a tous entendu parler des aventures de l’agent IXE-13, l’as des espions canadiens-français, souvent à cause du film de Jacques Godbout. Certains d’entre nous, qui ont fréquenté quelque peu la littérature populaire, savent qu’Yves Thériault a écrit sous différents pseudonymes des romans de gare. Et peut-être connaissons-nous le nom de Pierre Saurel. Mais, bien souvent, là s’arrête l’intérêt des « littéraires » purs et durs pour cette paralittérature.

 « De 1944 à 1967, les kiosques à journaux, les étagères des gares et des tabagies sont couverts de ces fascicules d’une quarantaine de pages en moyenne, aux couvertures monochromes munies d’illustrations spectaculaires, d’un goût souvent douteux. On les vend 0.10$ (d’où leur surnom de «romans à dix sous»). Le prix montera à 0.15$ dans les années 60, qui verront la disparition du genre. (André Pelchat, Histoire des romans à dix sous )

Sous la rubrique « La littérature en fascicules », en collaboration avec Jean Layette, qui semble être un véritable spécialiste et un passionné du genre (il est l’auteur du Blogue de l’agent IXE-13, du Manchot et du site Littérature Québécoise en Fascicules 1941 – 1970), Dupuis nous offre quelques centaines de romans en version numérique. Pour que vous compreniez bien que ces deux « messieurs » n’ont pas chômé en février, jetez un œil à la liste des romans qu’ils ont ajoutés à la BEQ.

Déjà  numériser un livre (quand la marge intérieure est insuffisante ou que certaines encres sont à moitié effacées) est un travail fastidieux qui demande de l’attention,  surtout pour le livre fragilisé qu’on risque de casser. Mais encore, après cette étape, faut-il le relire car la numérisation n’est jamais exacte : maintes coquilles se sont glissées (des « o » lus comme des « e », des « i » devenus des « l », certains mots complètement changés...); et encore plus, on doit souvent corriger le livre (sans le dénaturer), surtout lorsqu’on travaille sur des romans à dix cents, mal écrits ou écrits trop rapidement, bourrés de fautes, d’incohérences typographiques…

Je ne connais pas ces romans à dix sous. Je connais un peu mieux le précurseur du roman populaire au Québec (curieusement des romans à 25 cents) : Le roman canadien aux éditions Édouard Garand (1923-1944). Plusieurs œuvres de cet éditeur ont été numérisées, souvent en version PDF image. Projet Québec/Canada Le Roman canadien  sur Wikisource veut rendre accessibles sous différentes formats (EPUB PDF MOBI) les 78 fascicules que nous ont laissés les éditions Garand dans cette collection. Déjà quelques titres sont disponibles en téléchargement.

26 février 2016

Plus qu’elle-même

Bédard Luc & J.-Albert Foisy, Plus qu’elle-même, Québec, s.e., 1921, 244 pages. (En appendice, p. 223-244 : La question ontarienne; quelques documents)

L’action commence en 1917 à Fall-River, Massachussetts. Wallace Reed, un jeune industriel, avant de partir à la guerre, demande en mariage Marie-Claire Lemay, sa secrétaire. Il est protestant, elle est catholique. Pendant que son futur mari joue au héros en Europe, Marie-Claire, pour s’occuper, trouve un poste d’enseignante chez les Sœurs. Celles-ci déplorent son projet de mariage avec un Anglais. Elles font tant et tant vibrer sa corde nationaliste que  la jeune fille accepte un poste de professeur de français en Ontario. L’Association canadienne-française d’éducation cherche des professeurs bilingues pour contrer le règlement 17. Sa famille, en partie anglicisée,  n’est pas contente de son projet. Son père, sûr qu’elle reviendra bientôt, consent à son départ. 

Après un pèlerinage à Québec et à Montréal, elle débarque à Ottawa. L’Association canadienne-française lui propose un poste d’institutrice dans une nouvelle paroisse majoritairement francophone du nom de Bue-Hill (!). Tout va bien jusqu’à ce qu’un inspecteur lui rende visite : il l’intime de respecter le règlement 17, soit de donner son enseignement seulement en anglais. On menace de la destituer. La population et la jeune femme résistent mais c’est surtout L’Association canadienne-française d’éducation qui mène la lutte sur le plan juridique. Finalement le règlement 17 est abrogé et l’école française de Blue-Hill peut reprendre une vie normale. Comme la guerre est finie, Wallace revient couronné de gloire. Il vient rencontrer sa fiancée à Blue-Hill. Celle-ci est partagée entre ses deux amours : Wallace et sa mission dans sa nouvelle communauté. Finalement, elle décide de rester et de continuer sa mission.

C’est un roman à thèse dans lequel on explique beaucoup mais on raconte peu. À part de l’héroïne, les personnages sont à peine esquissées. Il y a très peu d’interaction entre les deux personnages principaux qui, la plupart du temps, échangent des lettres. Par ailleurs, il semble plutôt incongru qu’il faille passer par le Massachusetts pour parler du problème des écoles françaises en Ontario.

On a oublié trop facilement toutes ces communautés hors Québec qui ont dû lutter pour leur survivance. Le roman nous fait vivre de l’intérieur le problème des écoles françaises en dehors du Québec. Il nous donne aussi un aperçu de la communauté canadienne-française de Fall-River : « Regarde Fall-River, pour ne prendre que cet exemple-là: les Canadiens-français qui y étaient jadis 10,000, y sont aujourd’hui 45,000. Ils y ont leurs paroisses florissantes, leurs communautés et leurs écoles prospères, leurs collèges, leurs sociétés d’hommes, de femmes et de jeunes gens, pleines de vie, d’élan et d’activité. Et partout il en est de même, les hommes politiques franco-américains se sont affirmés supérieurs dans la Nouvelle-Angleterre, les Pothier, les Dubuquc, les Archambeault sont réputés: dans la magistrature, ils se font remarquer aussi, et jusqu’à la cour supérieure. » (p. 106-107)

Le Canadien français exilé vit un problème identitaire, de façon encore plus aiguë pour ceux de la seconde génération, comme l’exprime le frère de l’héroïne : « —Nous ne sommes pas des Canadiens-Français. Nous sommes des Franco-Américains. Il y a aujourd’hui autant de différence entre nous et les habitants de Québec, qu’il y en a entre Québec et la France. Nous appartenons à la race américaine et la langue française dans notre nationalité n’est qu’un accident plus ou moins apparent. Tandis que les Canadiens sont les vassaux de l’Angleterre, nous sommes les citoyens libres d’un pays libre. Pendant qu’ils se débattent dans les entraves du “colonialisme”, nous jouissons des prérogatives de la souveraineté nationale. Notre avenir est ici, nos intérêts sont différents; il n’y a plus, pour nous rattacher au Canada, que des souvenirs pénibles. »  (p. 101)

Marie-Claire va lui rétorquer ceci : « Tu aurais raison, Francis, s’il s’agissait de la nationalité au sens légal, c’est-à-dire du pays dont le gouvernement nous administre, mais ce n’est pas cela que j’entends. Pour moi le mot patrie a un sens plus large et plus vrai. La Patrie, vois-tu, c’est la terre que l’on aime comme on aime une mère; c’est le pays en qui s’incarnent notre idéal et nos aspirations, celui où vit notre cœur parce que notre âme y a été formée par des générations qui nous ont précédé et qui ont légué le meilleur de la leur. Or, ce pays-là, pour nous, c’est le Canada, et c’est parce que nous portons en nous cette âme faite à l’image de celle de nos aïeux que nous formons, ici, comme un peuple à part, qui contribue, sans doute, à la vie nationale, qui en assume les charges comme il en retire les avantages, mais qui, malgré tout, est une race différente. »

Ce n’est pas un grand roman mais les amoureux de la « petite histoire » y trouveront leur compte.

Lire le roman sur Internet archive
Sur le Règlement 17 : Wikipedia

Sur J-Albert Foisy, voir le DOLQ.

19 février 2016

L’Obscure Souffrance

Laure Conan (Félicité Angers), L’Obscure souffrance, Québec, L’Action sociale, 1919, 115 pages. (Le texte est d’abord paru dans la Revue canadienne en 1915 et 1919)

En plus de L'Obscure souffrance qui occupe les 75 premières pages,  le recueil contient une seconde partie intitulée « Aux Canadiennes ».

L’Obscure Souffrance
Ce journal intime, qui pourrait être en partie celui  de l’auteure, est dédié « à toutes celles qui souffrent ». Il s’étale sur 10 mois, de mai 18… à mars 18... Conan raconte les malheurs d’une jeune femme qui est piégée dans une vie qui ne mène nulle part. Il y a 10 ans passés, elle  a promis, à sa mère, sur son lit de mort, de prendre soin de son père. Or ce dernier est un alcoolique violent (rien à voir avec le père de l’auteure) et, en plus, il s’est remarié avec une femme qu’elle déteste. Il gâche à ce point sa vie qu’elle en  vient à souhaiter sa mort. Elle voudrait bien s’investir dans un projet stimulant, mais elle n’en a guère la possibilité. « Si je pouvais me réfugier dans un travail absorbant. Une application quelconque de l’esprit me serait une distraction salutaire. Mais non. Il faut être aux misérables tâches quotidiennes qui me répugnent jusqu’à la nausée. » (p. 13)

Son journal raconte sa lutte quotidienne contre le désespoir et sa révolte mal contenue, et la culpabilité qui s’ensuit. Même ses principes religieux sont rudement mis à l’épreuve : « Un jour du mois de mars dernier, malgré un temps affreux, j’étais allée de bonne heure à la messe. Le cœur plein de tristesse et d’âcreté, je m’en revenais, et le dégoût de la vie s’augmentait de la révolte contre Dieu dans mon âme. J’étais horriblement tentée de blasphémer. » (p. 21)

Pourtant, elle n’a qu’une issue et c’est son confesseur qui la lui dicte : elle doit accepter cette vie et réaliser que c’est le chemin tracé par Dieu pour elle : « Seigneur Jésus, Dieu de mon amour, je m’abandonne à toutes vos volontés. Délivrez-moi de la crainte de souffrir. Arrachez-moi aux pauvres et vains désirs du bonheur de la terre, à tous les riens de cette vie qui sera si vite passée. Donnez-moi l’intelligence du mystère de la croix. C’est avec confiance que je vais à ma tâche. La souffrance est une semence que vous bénissez. » (p. 76)

Ce que je déplore, c’est que le lecteur n’a droit qu’aux épanchements désespérés. Presque rien ne transpire du quotidien et de son environnement; les personnages qui composent sa vie sont à peine esquissés. En quoi est-elle si terrible ce père alcoolique, on peut le deviner mais on ne le verra pas. Ne restent que les lamentations d’une femme malheureuse.


Aux Canadiennes
J’ignore la petite histoire de cette deuxième partie du recueil. Ce n’est pas un récit mais un long plaidoyer contre l’alcool. Les chiffres qu’elle fournit sont étonnants (peut-on vraiment s’y fier?) : « Le Canada n’a pas une population de huit millions et il s’y consomme annuellement pour $125,000,000 de liqueurs enivrantes. La seule province de Québec dépense pour les spiritueux $25,000,000, somme cinq fois supérieure à son revenu annuel. » (p. 84)

Le but de ce discours (c’aurait pu être une conférence), c’est d’engager les femmes dans la lutte contre l’alcool. Et pour ce, ses arguments font appel aux vertus et rôles qu’on attribuait à la femme à l’époque. D’ailleurs, c’est probablement ce qui est le plus intéressant dans ce texte, car on perçoit la conception qu’on se faisait des femmes :

« Les autorités religieuses et d’éminents laïques déploient un zèle admirable. Mais, soyez-en sûres, on ne gagnera pas la bataille sans vous. Les sociétés de tempérance n’ont chance de durer que si vous vous en mêlez. Si vous n’usez de votre influence, les engagements seront bientôt violés ; les sociétés s’affaibliront, se désuniront ; et oublieux de leurs promesses, les associés retourneront à leurs égoïstes habitudes, sans songer aux faibles qu’il faut aider, à la jeunesse qu’il faut protéger, qu’il faut préserver. L’Église n’a point d’auxiliaires qui puissent vous être comparés. C’est l’amour qui nourrit l’esprit de lutte et de vaillance ; c’est l’amour qui rend l’espoir invincible. » (p. 85)

« C’est la femme qui fait les coutumes, les usages, les modes et les mœurs. » (p. 86)

« Ce que vous pouvez, Mesdames... mais vous pouvez tout... Si vous n’avez pas l’autorité, vous avez le charme, — l’influence souveraine, irrésistible, et vos devoirs sont le fondement de la vie sociale comme de la vie humaine. À vous sont dévolus les soins de santé, d’hospitalité, tout le détail des choses domestiques. Vous êtes les gardiennes, les reines du foyer. Au nom de ceux que vous devez préserver, que vous devez défendre, que ce foyer — source de la vie nationale — ne soit pas une école d’intempérance, mais que la sobriété y soit en honneur... que les enfants y fassent le glorieux apprentissage des vertus chrétiennes, que la jeunesse n’y puise pas le goût des spiritueux... que les buveurs n’y trouvent jamais l’occasion de satisfaire leur passion. » (p. 89)

« C’est la femme qui est l’âme du foyer, c’est elle qui communique et ranime les sentiments mobiles éternels des actions — c’est elle qui entretient au foyer le feu céleste. La femme a le devoir de sanctifier la vie de famille, elle a le devoir d’ennoblir les rapports sociaux.» (p. 93) 


Laure Conan sur Laurentiana

12 février 2016

Gaston Chambrun

Jean-François Simon (Frère Robustien), Gaston Chambrun, Montréal, Édouard Garand, 1923, 56 p. + 8 pages de publicité (Coll. « Le roman canadien » no 6) (Illustrations de Albert Fournier, S. LeFebvre, Paul Brousseau)

Dans sa publicité, Édouard Garand présente ainsi Gaston Chambrun : « Ce livre, qui est une réplique et un digne pendant à l’œuvre de Alonié de Lestres [L’Appel de la race est publié un an plus tôt]  soulèvera peut-être des polémiques, mais personne ne peut nier la haute valeur littéraire de ce roman. / C’est l’histoire d’un jeune homme qui veut rester Canadien français malgré son père, et préfère la médiocrité de fortune à une richesse qui serait le prix d'une alliance anglaise. »

Je vais résumer en laissant de côté beaucoup d’événements. L’action dure 5 ou 6 ans. À Winnipeg,  M. de Blamon possède une usine d’engrais chimique. Il offre au jeune Gaston Chambrun un poste de contremaître s’il accepte de se rendre à Winnipeg. À Saint-Benoit-de-Vaudreuil, Gaston a une petite amie, Marie-Jeanne, à laquelle il est symboliquement fiancé, ce que tout le monde ignore sauf sa future belle-mère qui est mécontente de ces fiançailles. Elle prétend que le père Chambrun n’acceptera pas que son fils épouse une simple couturière, dont la mère est presque aveugle. L’avenir lui donnera raison.

Les Chambrun sont amis avec les Richstone, une amitié vieille de deux générations. Monsieur Richstone possède une industrie de sciage à Lachute. Il a épousé une Canadienne française et ils ont une fille unique, Aurélia, 16 ans, qui est vaguement amoureuse de Gaston depuis qu’il l’a sauvée d’une noyade certaine.  Les Richstone et surtout M. Chambrun voient déjà un mariage à l’horizon, ignorant les sentiments de Gaston à l’égard de Marie-Jeanne. Mais ce dernier n’a pas l’intention de se laisser corrompre : « Les Richstone pourraient être aussi riches qu’ils le voudraient ; ce n’est point la dot de leur Aurélia qui ramènerait la prospérité sous le toit des Chambrun... Non, cela ne se pouvait : trop d’obstacles s’élevaient en barrière, infranchissable ; non, cela ne se ferait jamais. D’ailleurs, c’était Marie-Jeanne qu’aimait Gaston et non la descendante des oppresseurs de sa race... » La donne change lorsque Gaston apprend que son cultivateur de père est ruiné. Ce dernier met alors beaucoup de pression – en quelque sorte il lui impose – pour qu’il épouse Aurélia et sa dot.

Un coup de théâtre survient quand celle-ci annonce qu’elle rentre au carmel. Surviennent deux morts : celles de la mère de Marie-Jeanne et de la femme de M. Richstone. Ce dernier, maintenant seul, adopte Marie-Jeanne. Sa dot de 50000$ fait tomber les objections que le père Chambrun entretenait contre elle.  Gaston revient au Québec et épouse Marie-Jeanne.

Et, comme le lui a conseillé monsieur le curé, il y a longtemps, il entend partager avec les siens ses connaissances et son expérience acquises à Winnipeg. Il reprend l’usine de sciage de M. Richstone et devient gérant d’une industrie d’engrais chimique que M. de Blamon possède à Montréal. Et là ne s’arrête pas son implication dans la société :

« Son esprit actif et ingénieux sut mener à bien et de front ces entreprises parallèles. Par des expériences directes faites sur ses terres, dont lui-même dirigeait l’exploitation, il convainquit les « habitants » de la supériorité des procédés scientifiques tels que : drainage des sols humides, substitution de l’assolement à l’ancien système de la jachère, sélection des semences, adaptation des engrais chimiques à la nature du sol, perfectionnement des instruments aratoires, etc. / Secondant les tentatives du ministère de l’agriculture, par ses soins, des conférences populaires furent organisées, des congrès régionaux établis, les expositions agricoles multipliées, la diffusion des revues scientifiques favorisées ; en un mot, un nouvel élan fut imprimé à l’intelligence comme à l’initiative des populations rurales. »

J. F. Simon, tout comme Groulx, prêche contre les mariages mixtes. « Un autre résultat de cette même promiscuité protestante, c’est la plaie des mariages mixtes »; « Il y a une affinité héréditaire entre les âmes d’une même race. » D’ailleurs, le mariage de M. Richstone finit par battre de l’aile.

Le nationalisme que J. F. Simon exprime dans son roman peut nous sembler un peu tordu. Pour lui, et c’est clair, il ne faut surtout pas compter sur les Anglais, ils vont toujours essayer de contrecarrer le développement du peuple canadien-français, dans l’Ouest comme au Québec. Monsieur Richstone, en tant que « partisan d’un libéralisme large, dont s’honorent grand nombre d’Anglais » est une exception. Autrement dit, c’est un Anglais sympathique. Le hic n’est pas là, mais plutôt dans le rôle que Simon attribue aux Canadiens français. Qui vient à la rescousse du pauvre Canadien français qui fait faillite,  qui va jusqu’à résoudre les  conflits amoureux et qui sauve tout le monde, tout compte fait ? Non ce n’est pas Monsieur le curé, cette fois-ci, mais M. Richstone. Et quand ce n’est pas le bon papa anglais, c’est le grand-papa français : M. de Blamon, un industriel installé à Winnipeg, tout aussi paternaliste que Richstone. Bref, les Canadiens français, seuls, n’ont aucune initiative, ne semblent parvenir à rien, agissent comme des serfs devant leurs maîtres. De véritables quêteux! Pire encore, ce que mon résumé de dit pas, c’est l’attitude de Gaston qui refuse de gravir les échelons sociaux de peur de se salir les mains avec l’argent de la réussite. « Le nombre des déclassés n’est que trop considérable et je préfère  demeurer dans une sphère plus humble, mieux en rapport avec mon éducation, mes aptitudes  et ma modeste origine. » Né pour un petit pain...

Sur un autre sujet, il est clair que c’est l’industrie (voir Robert Lozé), et non l’agriculture, qui peut permettre au peuple canadien-français de prendre sa place et de s’imposer au plan national. Le roman se clôt ainsi : «  Puisse son exemple susciter des imitateurs parmi les jeunes, car notre peuple sera d’autant plus redoutable à ses adversaires, que plus nombreux se lèveront les émules de ce vaillant « sans peur comme sans reproche ». Ce vaillant, c’est bien sûr Gaston, devenu industriel.

C’est un roman populaire et je suppose qu’on peut lui pardonner bien des invraisemblances, des rebondissements qui servent la thèse de l'auteur, des coups de théâtre… et des digressions qui ne visent qu’à remplir des pages (le congrès eucharistique, la magie de Noël, les conflits ouvriers à l’usine de M. Blamon). 

Lire le roman : Gaston Chambrun Projet Québec/Canada


 

10 février 2016

Robert Lozé

Errol Bouchette, Robert Lozé,  Montréal, A. P. Pigeon, Imprimeur, 1903, 168 p.

Errol Bouchette est considéré comme le premier sociologue québécois. Il est surtout connu pour son essai dont le titre est déjà un programme politique : Emparons-nous de l’industrie (1901). Bien sûr, la formule fait écho  au célèbre « Emparons-nous du sol » lancé par Ludger Duvernay au XIXe siècle. Deux ans plus tard, il publie Robert Lozé, « nouvelle » qui « illustre » son essai. Disons-le d’emblée, le roman est plus que médiocre et il est bien évident qu’il n’est qu’un véhicule pour répandre les idées de l’auteur.

Résumons ce qui peut être résumé. Robert Lozé est un avocat sans âme, ne faisant rien de bon de sa vie. Il vit seul, défend des causes faciles, voire douteuses, sans engagement personnel ou social. « Depuis cinq ans il vivait de cette vie mesquine, ouvrier inconscient de la désintégration sociale. » Il a complètement renié sa famille qui vit à Saint-Ixte, un village dans le bas Saint-Laurent (?). Un jour, entre dans son bureau une dame d’une quarantaine d’années, distinguée, cultivée, généreuse : madame de Tilly. Robert s’attache à elle. «  C'était une femme aimable, belle encore à quarante ans, ni dévote ni esprit fort, au fond bonne en dépit des circonstances. » Cette dame va l’influencer au point qu’il va changer sa façon de vivre. Et pour commencer, il décide de rendre visite à sa pauvre mère qu’il n’a pas vue depuis six ans.

Lozé a un frère, Jean, qui de simple ouvrier dans une manufacture américaine, a réussi à se hisser aux plus hauts postes de direction grâce à une découverte qui l’a enrichi. Au même moment où Robert visite sa mère, son frère revient au pays avec l’intention de s’y établir et de développer une industrie dans son patelin natal. Les deux frères qui ont suivi des voies opposées (la frivolité versus la débrouillardise) deviennent de grands complices.

À partir de cette situation, le récit va un peu dans tous les sens… et nulle part par moment. Robert se fiance à Irène, se présente à une élection à la place de son futur beau-père malade, la perd, est victime d’un déraillement de train près de Lévis, se porte au secours de gens importants pendant l’accident, gens qui plus tard assureront son avenir. De retour à Montréal, il gagne quelques procès, écrit des articles juridiques qui le sortent de l’anonymat auquel le condamne sa profession, dirige de main de maître une réforme du système de l’éducation. L’été suivant, il participe avec son frère, la femme de celui-ci et sa fiancée à une excursion sur le Saint-Laurent. Ils se rendent à Anticosti, rencontrent un vieux trappeur sur la Côte-Nord qui leur raconte ses aventures dans l’ouest américain, assistent à la poursuite de bootleggers, sont témoins d’un naufrage près de Saint-Jean-Port-Joli, apportent leur aide aux mêmes personnages importants connus lors du déraillement à Lévis. Ce sont eux qui vont confier leurs « affaires » à Robert et, ainsi, assurer son avenir. Une autre année passe, Robert retourne dans son patelin pour épouser Irène. Pendant ce temps, son frère Jean a développé une industrie moderne et transformé son village natal.

Au fond, les personnages de Bouchette reprennent les idées de Jean Rivard et de Jeanne la fileuse, à savoir qu’il faut de concert développer l’agriculture et l’industrie. À ceci près : les personnages de Bouchette ne prononcent que sur le bout des lèvres le mot « agriculture »; et, de toute évidence, ce n’est pas la petite industrie artisanale à la Jean Rivard, mais la grande industrie que Bouchette veut voir s’implanter au pays. Pour lui, c’est l’industrie (la science, l'éducation) et non l’agriculture qui est la clef de voûte de notre développement national.

 « Quand vous viendrez chez moi, je vous expliquerai comment toutes les industries se tiennent et se complètent au point que l'une ne peut marcher sans l'autre, que la négligence de l'une fait dépérir toutes les autres, de même que la maladie d'un membre rend tout le corps malade. Quand l'industrie manufacturière et le commerce se généraliseront, l'agriculture progressera dans les mêmes proportions, elle deviendra une grande industrie ici comme elle l'est déjà dans les plaines de l'ouest ; plus importante même avec le temps, car elle sera plus variée et elle se poursuivra dans des endroits plus rapprochés des grands marchés du monde. Nous ne verrons peut-être pas le développement entier de ce système, mais nos enfants le verront, ils en profiteront, s'ils acquièrent l'instruction et s'ils se tiennent à la hauteur du progrès. Mais s'ils ne s'instruisent pas, s'ils s'obstinent dans les anciennes méthodes, ils tomberont dans la pénurie et dans le besoin, la terre qui fait maintenant notre orgueil, passera en d'autres mains et nos descendants deviendront des déshérités, des parias, des sans-patrie dans ce Canada que nos pères ont découvert et fondé. C'est la nature qui le veut ainsi, le fort domine le faible, l'instruit commande à l'ignorant, l'audacieux écrase le timide. C’est pour cela que je dis de ces enfants que ce sont de futurs industriels. Voudrais-tu, mon cher Pierre, en faire des journaliers ? »

Je relève deux autres passages qui donnent une idée de la thèse de Bouchette, sans doute très moderne à l’époque :

«  Cet endroit deviendra sous ma main une ruche. Les abeilles butineront sous mes yeux, mais aussi et surtout au loin dans les pays miniers qui m'entourent de toutes parts. Le Québec méridional, le Nouveau-Brunswick sont aujourd'hui les tributaires de la Nouvelle-Angleterre. Je saurai détourner ce tribut. Leurs richesses tomberont dans mes creusets et dans mes hauts fourneaux. Je les accroîtrai au centuple, je les distribuerai dans l'univers ; et le port vaste et vide qu'on aperçoit de ces sommets s'animera bientôt sous la puissance créatrice de l'industrie. »

« La province de Québec peut faire de même. Elle a tout ce qu'il faut pour devenir un des grands peuples industriels du monde, puisqu'elle a pratiquement le monopole des bois d'industrie. Elle a un gouvernement autonome qui peut mettre en valeur ce domaine ou aider aux particuliers à le faire. Un tel mouvement serait favorablement accueilli par la métropole. Si les Canadien français libres ne savent pas exploiter les richesses de leur province, s'ils se laissent supplanter par d'autres, ils auront mérité le sort qui les attend. »